New York, 10 avril 2014



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Bonsoir...

Au commencement, il y avait Mad Dog Vincent Lopez, debout face à moi, tout juste sorti de prison, le crane rasé, dans la Salle Mermaid du Upstage Club à Asbury Park. Il m'a dit qu'il avait un groupe rentable dénommé Speed Limit 25, ils cherchaient un guitariste, et voulaient savoir si j'étais intéressé. J'étais fauché, donc oui je l'étais. En fait, l'origine du E Street Band était donc un groupe que Vini Lopez m'a demandé de rejoindre pour gagner quelques dollars de plus le week-end.

Peu de temps après, j'ai rencontré Dan Federici. Il était vêtu d'une veste trois-quart en cuir, il avait ses cheveux roux plaqués en arrière. Flo, sa femme, elle était accoutrée d'une perruque bouffante blonde, et ils débarquaient de Flemington, New Jersey [applaudissements] Whao ! Flemington !

Quelques temps plus tard, Vini, Danny et moi, accompagnés du bassiste Vinnie Roslin, répétions nos gammes dans une petite maison de la rue principale d'une ville de pêcheurs de homards, Highlands, New Jersey. J'ai d'abord remarqué Garry Tallent, avec Southside Johnny, quand ils ont traîné deux chaises sur une piste de danse vide, alors que je branchais ma guitare sur le mur du son du Upstage. J'étais le petit nouveau dans une nouvelle ville, et ces types étaient chez eux, et ils se sont assis et m'ont regardé d'un air qui disait, "Vas-y, vas-y mec, donne tout – voyons voir ce que tu as". Et en retour j'ai répondu, et j'ai mis le feu à leur maison.

Le jeu de basse fantastique de Garry Tallent et sa présence de gentleman du Sud a soutenu mon groupe pendant 40 ans. Merci, Garry ! Merci beaucoup.

Puis, un soir, alors que je déambulais dans le Upstage, j'ai été frappé par David Sancious, 16 ans et un visage de bébé. Davey était très, très inhabituel : c'était un jeune homme noir, qui en 1968, à Asbury Park – qui n'était pas un endroit paisible – a mélangé les genres, à la recherche d'aventure musicale, et il nous a béni de son talent et de son amour. On était colocataires, genre deux-mecs-dans-une-chambre-d'hôtel-à-1-dollar-60, au cours des premières années du E Street Band. Il était correct, ses chaussettes étaient propres [rires]. Vini venait traîner parfois avec un serpent autour du cou à cette époque-là, j'ai donc eu la chance d'avoir Davey comme colocataire [rires]. Et, Davey est le seul membre du groupe qui a véritablement habité sur E Street ! Donc, je suis entré, et il jouait sur l'orgue du club. Et Davey - il est timide aujourd'hui - mais à cette époque-là, il dansait comme Sly Stone et il jouait comme Booker T, et il déversait de la soul et du blues et du jazz et du gospel et du rock'n'roll et son clavier avait un son que nous n'avions jamais entendu auparavant. C'était plein d'âme et si beau, tout simplement. Davey : je t'aime, et tu nous manques encore.

Mais avant tout ça, il y avait Steve Van Zandt. Chanteur ! Leader ! Leader ! Il était le leader – je suis entré dans le Middletown Hullabaloo Club - il était le leader d'un groupe dénommé The Shadows. Il portait une cravate qui partait de là jusqu'à ses pieds. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'il chantait Happy Together des Turtles. Durant une pause – au Hullabaloo Club dans le New Jersey, vous jouiez 55 minutes et faisiez une pause de 5 minutes, et s'il y avait une bagarre, vous deviez vous précipiter à nouveau sur la scène et recommencer à jouer. C'est donc là que j'ai rencontré Steve, et il est vite devenu mon grand... bassiste, au départ, puis plus tard mon grand guitariste. Mon consigliere (1), il est mon avocat du diable sur lequel je peux compter à chaque fois que j'en ai besoin. Il est l'oreille inestimable pour tout ce que je crée – je fais toujours appel à lui - et mon fan numéro un. Sur scène, il est mon faire-valoir comique, mon ami producteur/arrangeur, et mon frère de sang, de sang, de sang, de sang, de sang, depuis si longtemps. Alors, Stevie, continuons de jouer pendant toutes les vies qu'on nous donnera, d'accord ?

Les années et les groupes ont défilé : Child, Steel Mill, le Bruce Springsteen Band... ils étaient tous des déclinaisons de la bande dont je viens de parler. Puis, j'ai décroché un contrat discographique comme artiste solo, chez Columbia Records, et j'ai plaidé pour pouvoir obtenir mes "musiciens" pour enregistrer – ce qui était un terme inapproprié dans ce cas, si jamais il y en avait eu un. Alors, j’ai choisi mes formidables amis et nous avons finalement atterri sur E Street. Un mélange rare et rock’n’roll de talent individuel, avec un véritable groupe de rock.

Mais il manquait quelque chose de gros. [applaudissements]

Donc ! Par une sombre nuit d’orage ! [rires] Alors qu'un mec du Nord secouait les lampadaires de Kingsley Blvd ! Clarence Clemons est entré... J'avais été enchanté par les sons du saxophone de King Curtis et de Junior Walker et je cherchais depuis des années un grand saxophoniste de rock'n'roll, et la nuit où Clarence est entré, où il s'est avancé vers la scène, et il s'est levé, culminant à ma droite sur la minuscule scène du Prince, de la taille de cette estrade, il a alors déclenché cette force de la nature qui était le son et l'âme du Big Man. En ce moment précis, j'ai su que ma vie avait changé. Tu me manques, je t'aime, Big Man – nous aurions aimé que tu sois avec nous ce soir. Ce moment aurait eu une grande, grande signification pour Clarence.

Une mention honorable et un merci à Ernie "Boom" Carter, le batteur qui a joué sur une seule chanson : Born To Run. Il a choisi la bonne, il a choisi la bonne. A ta santé alors, Ernie. Merci, merci.

Et un merci évidemment à Max Weinberg et à Roy Bittan, qui ont répondu à une annonce dans la Village Voice, et ils ont éliminé 60 autres batteurs et pianistes pour le job. Il s'agissait de l'increvable, presque dangereusement dévoué Mighty Max Weinberg et des fabuleux doigts volants du Professor Roy Bittan. Ils ont affiné et défini le son du E Street Band qui reste notre carte de visite à travers le monde jusqu'à ce jour. Merci, Roy. Merci, Max. Ce sont mes tueurs à gages professionnels ! Je vous aime tous les deux.

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Puis, dix ans plus tard, Nils Logfren et Patti Scialfa nous ont rejoint juste à temps pour nous aider dans la renaissance de Born In The U.S.A. Nils, un des plus grands guitaristes de rock au monde avec la voix d'un enfant de chœur, m'a donné tout ce qu'il possédait au cours des 30 dernières années. Merci, Nils. Tant d'amour.

Et Patti Scialfa, une fille du New Jersey, est arrivée de New York un week-end, et a chanté au Stone Pony avec le groupe local, Cats on a Smooth Surface et avec Bobby Bandiera. Et elle a chanté une version à tomber par terre de Tell Him de The Exciters. Dans sa voix, il y avait une touche de Ronnie Spector, une touche de Dusty Springfield, et de beaucoup d'autres choses qui n'appartenaient qu'à elle. A la fin, je me suis approché, je me suis présenté à elle derrière le bar. Nous avons pris deux tabourets et sommes restés assis là une heure de plus – ou 30 ans de plus [rires]. A parler de musique et de tout le reste. Nous avons alors ajouté au groupe ma charmante rouquine, et elle a brisé le club des garçons !

Je voulais que notre groupe soit le reflet de notre public, et en 1984, cette envie signifiait des hommes adultes et des femmes adultes. Mais, son arrivée nous a tellement paniqué que le premier soir de la tournée Born In The U.S.A., je lui ai demandé de venir dans ma loge pour voir ce qu'elle allait porter comme vêtement. Et elle avait une sorte de t-shirt légèrement féminin, et je me tenais là, presque transpirant. A mes pieds, j'avais un petit sac de voyage Samsonite que je prenais avec moi, et je l'ai ouvert, et il était plein de mes t-shirts transpirants, puants. Et j'ai dit, "Choisis-en un parmi ceux-là [rires] Ils t'iront bien !". Ce soir, elle ne porte pas un de ces t-shirts. Mais Patti, je t'aime, merci pour ta voix magnifique, tu as changé mon groupe et ma vie. Merci, ma chérie. Merci pour nos enfants merveilleux.

Les vrais groupes : les vrais groupes sont créés dans le voisinage, à l'origine. Ils sont issus d'une véritable époque et d'un véritable endroit qui existent pendant un moment, puis qui changent, et disparaissent à jamais. Ils ont leur origine dans les mêmes circonstances, les mêmes besoins, les mêmes faims, la même culture, le même besoin d’amour pour faire disparaître la souffrance. Ils se forgent dans la quête de quelque chose de plus prometteur que l'endroit où vous êtes nés. Ce sont les éléments, les outils, et ce sont là les personnes qui ont bâti un endroit appelé E Street.

Donc E Street, c’était une danse, c’était une idée, c’était un vœu, c’était un refuge, c’était un foyer, c’était une destination, c’était un rêve grossier, et finalement, c'était un groupe. Ensemble, nous avons lutté, et parfois nous avons lutté les uns contre les autres. Ensemble, nous nous sommes immergés dans la gloire et souvent dans la confusion déchirante de nos récompenses. Ensemble, nous avons apprécié d’être en bonne santé, nous avons souffert devant la maladie, l’âge et la mort. Nous avons pris soin les uns des autres quand les soucis se sont présentés, et nous nous sommes blessés les uns les autres, parfois sérieusement et parfois légèrement.

Mais au final, nous avons gardé la foi en chacun de nous. Et une chose est sûre : comme je l'ai dit avant concernant Clarence Clemons, j'ai raconté une histoire avec le E Street Band qui était, et qui est, plus grande que ce que j’aurais pu raconter tout seul. Et je crois que c'est précisément ça qui règle la question. Car il s'agit de la marque de fabrique d'un groupe de rock'n'roll : l’histoire que vous racontez ensemble est plus grande que ce que chacun d'entre vous aurait pu raconter tout seul. Ce qui explique The Rolling Stones. Ce qui explique les Sex Pistols. Ce qui explique Bob Marley... et les Wailers. Ce qui explique James Brown.. et ses Famous Flames. Ce qui explique Neil Young et le Crazy Horse. Ainsi, je vous remercie, mes magnifiques hommes et femmes de E Street. Vous m'avez fait rêver et aimer d'une manière beaucoup plus grande que ce que j'aurais fait sans vous.

Et ce soir je me tiens devant vous avec un unique regret. Que Danny et Clarence ne puissent pas être avec nous ce soir. Seize ans plus tôt, quelques soirées avant ma propre intronisation, je me trouvais dans ma cuisine, dans la pénombre, en compagnie de Steve Van Zandt. Steve venait juste de réintégrer le groupe, après une pause de 15 ans, et il me demandait de pousser le Hall Of Fame pour que nous soyons intronisés tous ensemble. Et je l'écoutais, et le Hall Of Fame avait ses règles, et j'étais fier de mon indépendance. Nous n'avions plus joué ensemble depuis dix ans, nous étions donc quelque peu éloigné. Nous étions seulement en train de faire les premiers petits pas vers la reformation, et nous ne savions pas ce que l'avenir nous apporterait. Et peut-être qu'une ombre de quelques vieilles rancunes continuait de nous influencer. C'était une énigme, car nous avions des sentiments mitigés. Et Steve était calme, mais insistant, et à la fin de notre conversation, il a simplement dit, "Oui, oui, je comprends... mais Bruce Springsteen & the E Street Band – c'est ça la légende".

Ainsi, je suis donc fier d'introniser dans le Rock'n'Roll Hall of Fame, le légendaire E Street Band pétrifiant les cœurs, faisant tomber les pantalons, remuant les culs, faisant l'amour, faisant tremble la terre, administrateur de Viagra, témoignant et défiant la mort !

Bruce Springsteen, April 10, 2014

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NOTES

Ce discours a été prononcé le 10 avril 2014 au Barclays Center, à New York, lors de l'intronisation du E Street Band au 29th Rock & Roll Hall Of Fame, une institution honorant les artistes légendaires ayant influencé de façon notable l'histoire du rock & roll et éligibles 25 ans après leur premier enregistrement.

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(1) Dans le système hiérarchisé de manière pyramidale de la Mafia, le consigliere ou conseiller est le bras droit ou assistant du Parrain. Dans la série TV The Sopranos, c'est le rôle que joue Steve Van Zandt.


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