Nederland 2 (Nova), 20 mai 2006

Aux racines de la musique



Interview télévisée de Jan Eikelboom, enregistrée le 16 mai 2006 au Heineken Music Hall, Amsterdam (Pays-Bas).

****

Introduction, par Wilco Schepen

La semaine précédant le spectacle de Bruce au Heineken Music Hall (HMH), j'ai reçu un e-mail de mon ami Jan Eikelboom, qui travaille pour Nova, l'émission d'informations la plus respectée de Hollande: "Nous faisons une interview avec Bruce, 15 minutes et pas de politique". Je connais Jan depuis le lycée - nous continuons à aller voir des concerts ensemble - alors je lui ai répondu, "Je peux venir avec toi ?". Sa réponse: "Pour moi, aucun souci - je t'intègre dans mon équipe comme documentaliste". Je n'arrivais pas à y croire. Est-ce si facile d'assister à une interview avec Bruce !

Le jour du concert, tout n'avait pas l'air si simple, après tout. Je suis arrivé au HMH juste à temps pour le soundcheck du milieu d'après-midi, conformément aux instructions; l'interview était censée se dérouler juste après. Mais Jan a appelé: "Bruce n'est pas encore arrivé, les choses commenceront à 17 heures". Une heure plus tard, Sony dit à Jan que Bruce n'est toujours pas arrivé de Barcelone et les choses s'annoncent mal. Après des soucis d'avion, il fait à présent route avec Iberia, apparemment ils atterriront à 18 heures 40. Sans même avoir le temps de répéter, une interview semble impossible.

Mais tout de suite après, Bruce arrive finalement, une heure avant le début du spectacle. On nous dit qu'il sera d'accord pour enregistrer l'interview juste près le concert. Nous sommes autorisés à monter à l'étage avant le concert afin de nous mettre en place. Il y a du monde en bas: le groupe est occupé avec ses instruments, les cuivres s'échauffent, beaucoup de personnes déambulent. Je note que le groupe est détendu malgré l'arrivée tardive - ils rient beaucoup. Le caméraman et l'équipe du son préparent le plateau avant de se précipiter en bas, alors que le concert peut commencer d'une minute à l'autre.

Le show est fantastique - la musique est complètement différente de ce qu'il fait habituellement, mais elle est si contagieuse, le public devient vraiment déchainé. Après le spectacle, nous retournons à l'étage: "Bruce doit juste prendre une douche, 15 minutes à attendre". Une dernière vérification de la caméra et des lumières, Jan regarde ses questions et ses notes, et Bruce arrive !

Prenant place sur le fauteuil, il parle du style de la musique, de la spontanéité du groupe, les "voix" dans les chansons qui l'ont mené vers ce matériel. Alors que Jan a été informé à l'avance (par Sony) de ne pas parler "politique", Jan a demandé si intituler l'album We Shall Overcome était un "acte politique". Cette question a fait glisser l'interview vers une autre direction. Bruce avait parlé de musique, mais à présent il décrit le message de ces chansons, faisant quelques remarques sur Bush, la guerre en Irak et la situation à la Nouvelle-Orléans.

Alors que l'enregistrement (et sa transcription) se termine sur cette note, Jan est de nouveau revenu à la musique pour clore l'interview, demandant, "Est-ce que Pete Seeger a aimé le disque ?".

"Et bien" a répondu Bruce, "Pete a été surpris par tous ces cuivres et tous ces instruments en plus, mais il a aimé le résultat". Bruce a ajouté une belle histoire, l'air stupéfait: "Un soir, Pete est venu à la maison pour diner. Sa guitare était sur son dos, il avait 85 ans... et il est venu avec le bus de la ville !"

****

Vous vous amusez tous vraiment bien !

Et bien, pour travailler correctement, ça aide [rires]. Sur scène, il y a tellement de musiques différentes, ce groupe est si riche... Il y a véritablement trois types de musique: c'est un groupe de cordes - violons, banjo, guitares; il y a une section de cuivres, pareille à une vieille section de cuivres en provenance de la Nouvelle-Orléans, pareille aux groupes de cuivres qui jouent ce vieux Kansas City blues (1) et du Dixieland (2) dans la rue; et puis, il y a une petite section gospel, avec les choristes. Nous avons donc ces trois choses, et au milieu, je pense être cet élément rock'n'roll [rires], qui arrive et donne un petit coup de pied dans la fourmilière.

Sur scène, tous ces éléments se mélangent ensemble constamment. C'est beau d'avoir ces trois éléments en un même endroit, car nous allons jouer un morceau country, style country, qui pourrait être Jesse James, mais les gars font irruption avec les cuivres et un arrangement jazzy, style Kansas City/Dixieland. Et pour moi, c'est très agréable, car il s'agit de couleurs que je n'utilise pas avec mon autre activité - vous savez, avec le E Street Band et pour moi-même - et c'est passionnant, tout simplement.

Et la musique a été écrite de si belle manière, quand elle a été créée. La raison pour laquelle ces chansons ont tenu si longtemps, c'est qu'elles étaient vraiment, vraiment bonnes. Une fois, Jackson Browne m'a dit, "Ce qui est bien avec ces bonnes chansons, c'est qu'elles restent". Vous écrivez une bonne chanson, elle sera là demain - elle sera là dans 100 ans à partir d'aujourd'hui, si quelqu'un veut la chanter. Les détails dans Erie Canal, et dans Mrs McGrath, Oklahoma Home, l'esprit, l'ironie...

Et elles fonctionnent encore de nos jours.

Plus que jamais. Ces chansons auraient pu avoir été écrites hier.

Vous avez enregistré l'album dans votre salon ?

Oui. Il y a une ferme sur ma propriété, j'y ai enregistré là assez souvent - j'y ai enregistré une bonne partie de Devils & Dust. En gros, il s'agit d'une pièce, trois ou quatre fois plus grande que celle-là, une salle de séjour ordinaire, et nous avons fait glisser tout le monde à l'intérieur.

Tout le monde a trouvé sa place ?

Oui - en fait, les cuivres ont été obligés de jouer dans le couloir. Mais l'enregistrement s'est fait en trois jours, vraiment en trois jours, et tout était très spontané... les chansons étaient en quelque sorte dirigées au fur et à mesure qu'elles étaient jouées. C'est un témoignage qui démontre la qualité de ces musiciens pour que la musique en ressorte si riche, car ils n'avaient aucune musique à lire, pas de répétitions, pas d'arrangements travaillés. Je disait simplement: "Au début, j'aimerais entendre [il chante rapidement un air de violon], et peut-être que les cuivres pourraient arriver sur le second couplet, et c'est notre rythme, et un, deux, trois..." C'était donc très, très spontané.

Je voulais retrouver cette sensation de vieille musique de salon. Le disque a commencé avec We Shall Overcome, qui donne l'impression que tout le monde est assis dans le salon et fait en sorte de partager cette chanson particulière. C'était de la musique de taverne, de bar, de rue... C'était le disque le plus court que j'ai jamais enregistré de toute ma vie, le disque le plus facile à faire de toute ma vie.

Et est-ce que c'était amusant à enregistrer ?

Oh oui. Les deux premières sessions, je ne les ai pas faites avec une idée précise en tête. Je jouais, en quelque sorte, pour notre propre plaisir, vous comprenez: "Mon Dieu, c'est intéressant...". J'ai rencontré ces musiciens à une fête donnée chez moi. "Jouons un peu ensemble, c'est un dimanche après-midi...". Il s'agissait simplement de sessions faites un samedi, un dimanche après-midi et qui étaient très décontractées, sans aucune intention particulière d'enregistrer un disque ou de faire une tournée ou autre. Nous jouions juste pour entendre ce que le résultat allait donner. J'ai été obligé par les voix dans ces chansons, et obligé par la musique; j'étais en train d'apprendre. "Ces chansons... J'entends ma voix au cœur de cette musique. Voyons ce que je vais y apporter".

Pourquoi Pete Seeger ?

Et bien, Pete Seeger a probablement la plus grande collection d'archives de chansons enregistrées. Il a ratissé très large; de la musique du monde entier. Mais il a juste enregistré et il a ému tant de monde, c'était une source unique et magnifique pour aller chercher cette musique. Et sa présentation en était si directe que vous pouviez saisir immédiatement les chansons, ce qui était son intention, il me semble. C'était un formidable communicateur. Il jouait pour les enfants, il jouait pour tous. Et c'était un artiste véritablement populiste - son idée consistait à monter sur scène, et il voulait vous intéresser aussi vite que possible, voulait vous faire chanter aussi vite que possible. C'est la raison pour laquelle ces chansons ont toutes ces immenses refrains - ce qui explique pourquoi, au cours de ce spectacle, les gens chantent toute la soirée. Car les refrains étaient si puissants. Oklahoma Home: "Blowed away !", Mrs. McGrath: "Too-ri-a..." Regardez Pay Me My Money Down, Jacob's Ladder... Le résultat, ce sont ces refrains grands et beaux qui ont été conçus pour des voix chorales. Ils ont été conçus pour un chant collectif; ils ont été conçus pour rassembler les gens, qu'ils haussent leur voix en chanson.

Nous sommes alors monter sur scène et avons fait ce spectacle, et les spectateurs chantent comme si c'était un album de hits ! [rires]. Ils chantent comme s'ils chantaient Born To Run ! Parce que les chansons étaient si chantables. En fait, pour mon répertoire, je n'écris pas autant de refrains - même Born To Run, il n'y a pas de refrains à proprement parlé. Il y a "Tramps like us... we were born to run", mais il n'y a aucun refrain dans Born To Run. Je n'en écris pas tant que ça. Ainsi, avoir un soir où ils arrivent les uns après les autres, tous ces longs et magnifiques refrains... ça permet au public de participer, de se rassembler et de chanter.

Et comme je dis, les voix dans ces chansons, ce sont vraiment les voix d'une démocratie véritable et à l'état brut. Ce sont les voix qui viennent de partout. C'est ce qui rend ce disque intemporel, dans une période où tant de ces valeurs ont été érodées et mises à l'épreuve aux États-Unis.

Est-ce un acte politique d'intituler l'album We Shall Overcome ?

Il me semblait que c'était un titre spectaculaire, tout simplement; il s'agissait également de la chanson dans laquelle Pete était le plus impliqué... Le titre devait être cette chanson ou rien du tout. Oui, je voulais que ce disque soit opportun, d'une manière subtile. Si vous étudiez l'album, Mrs McGrath est une chanson qui aurait pu être écrite hier, à propos de l'Irak. Et aux États-Unis, c'est une épouvantable période de lutte et d'érosion de la plupart des choses que nous chérissons - une énorme érosion, je pense, des valeurs démocratiques et des droits civils. C'est une période terrible, une période terrible politiquement. Ces six dernières années ont constitué une réelle tragédie. En fait, le gouvernement a été véritablement détourné. il s'agissait donc d'un moment propice - c'est-à-dire qu'il s'agissait juste de quelque chose où la musique ne faisait qu'accompagner, à un moment donné, mais quand je m'y suis penché dessus, les chansons et les personnages... ce sont les voix brutes et véritables de la démocratie. C'était donc aussi une partie de ce que nous voulions que les gens retirent de ce disque.

****

La tournée a débuté à la Nouvelle-Orléans; comment c'était là-bas ?

C'était très émouvant. Très émouvant. Ce qui était bizarre, c'était que les musiciens [sur We Shall Overcome], que j'ai rencontrés il y a des années, jouaient dans un groupe zydeco (3) et cajun (4) - beaucoup d'influences Nouvelle-Orléans. Je les ai rencontrés en '97. Quand je les ai invité pour jouer, lentement ces rythmes Cajun... comme dans Pay Me My Money Down, si vous écoutez le disque des Weavers (5), là où j'ai trouvé cette chanson, c'est comme une chanson folk douce. Mais à l'instant où j'ai attaqué le chant, vous pouvez l'entendre sur le disque: la chanson démarre comme une sorte de chanson folk classique, et puis vous entendez Larry Eagle, le batteur, accélérer [il tape le rythme], et tout à coup, c'est la Nouvelle-Orléans. Et c'est beau, car le morceau se change en une fabuleuse chanson dansante. Nous clôturons le spectacle avec. On a l'impression que c'est véritablement du rock, mais en fait, c'est du swing. Ce titre swingue véritablement.

Ce qui est marrant, c'est qu'au cours de la soirée, nous jouons toutes les musiques qui amènent au rock, mais nous n'en jouons pas. Nous parcourons toute cette route qui mène au swing des années 40. En fait, toute la musique de ces 100 ou 150 dernières années a constitué les racines de la musique rock, ou a amené à la musique rock. Des personnages angoissés - si vous remontez jusqu'aux voix originales de ces chansons folk, elles étaient crues, brut, des voix de la rue profondément émouvantes. Et ce que nous avons essayé d'intégrer, c'est - je voulais que ce soit une sorte d'expérience folk bruyante, tapageuse, une interprétation de toute cette musique comme dans une maison à tonneaux, comme dans un bar, comme dans la rue, comme dans une taverne. Car les personnages étaient sauvages et bruts - des personnages de la frontière. C'était important.

Mais pour revenir à votre question, la Nouvelle-Orléans a été très émouvante. Alors que nous commencions à mettre en forme le spectacle, nous savions qu'il s'agirait de notre premier concert là-bas, et nous avons, en quelque sorte, commencé à le mettre en forme pour la Nouvelle-Orléans.

Aujourd'hui, comment est la situation là-bas ?

Oh, elle est terrible. J'ai été choqué de voir que dix mois plus tard, il y a encore tant de désolation. Les choses n'ont pas encore été nettoyées - il ne reste que des quartiers détruits, les uns derrière les autres. Pour voir une situation telle que celle-là, il faudrait se trouver dans une zone de guerre ou après les ravages d'une désastre épouvantable. Personnellement, je n'ai jamais vu une chose comme celle-là, et certainement pas dans une ville américaine. Des parties immenses de la ville ont été noyées, des maisons arrachées de leurs fondations et emportées. La ville a perdu la moitié de sa population.

Êtes-vous en colère après Bush à la suite de ça ?

Ce qui c'est passé, si vous remontez aux origines de l'affaire, il y a la FEMA, qui est - sans entrer dans les détails - l'Agence Fédérale des Situations d'Urgence. C'était une agence qui fonctionnait sous l'administration Clinton; il s'agissait d'une agence respectée. Mais Bush est arrivé et a nommé à sa tête, par favoritisme politique, des personnes n'ayant aucune expérience de ces situations d'urgence, et a, en gros, corrompu une agence qui fonctionnait bien. Et quand une situation d'urgence réelle s'est présentée, ces personnes n'étaient pas préparés. Donc, du haut de l'échelle, c'est de cette façon qu'ils ont géré la situation; c'est de cette façon qu'il gère la situation. Mais la vérité, c'est que vous allez sur place et que vous visualiser les résultats de ces mesures - les jours passent pendant lesquels les gens sont laissés sans aide, échouent en ville. Les gens prennent des bus et des avions et descendent n'importe où, là où ils sont acceptés.

En étant là-bas, à la Nouvelle-Orléans, avez-vous l'impression que le gouvernement s'occupe de son peuple ?

Ils s'occupent des personnes dont ils s'occupent [rires], vous voyez ? En gros, ces six dernières années, vous avez une poignée d'hommes qui ont développé une certaine idéologie à laquelle ils adhèrent depuis un long moment, des hommes qui ont réussi à imposer leurs vues à un président totalement immature et qui, à la base, n'aurait jamais dû avoir la place. Et même quand vous regardez ce que Bush a fait, le revirement est de 180 degrés et il a fait des choses complètement à l'opposé de ses discours de campagne préélectorale qui l'ont fait élire. Je crois que l'occasion s'est présentée avec le 11 septembre, quand la population était craintive et anxieuse - ce sont des périodes où la population se tourne vers son gouvernement pour obtenir une direction et de l'aide, et ces personnes ont saisi cette opportunité-là et ils ont emmené le pays sur une route qu'ils voulaient emprunter. Une direction fort éloignée de la droite, à mon avis. Ils donnent l'argent là où ils voulaient qu'il aille, à une très petite minorité, 1% de la population; ils ont diminué les impôts; ils ont eu la guerre qu'ils voulaient. Ils ont été extrêmement efficaces pour réaliser ce qu'ils voulaient faire - ce qui, malheureusement, ne consistaient qu'en de terribles choses. C'est donc une période difficile et très frustrante aux États-Unis.

Mais il existe certains signes qui montrent que les gens en ont assez et en ont marre. En ce moment, les sondages sont désespérément bas pour Bush. Et je crois que les gens commencent à réaliser que le pays se fait démolir - regardez partout autour de vous: économiquement, vous voyez les baisses d'impôts, vous voyez la guerre, dans le domaine des droits civiques, il y a une attaque contre la conception élémentaire et fondamentale de nos valeurs démocratiques essentielles. Et généralement, plus l'Amérique reste fidèle à ces valeurs, mieux nous nous comportons. Quand vous avez des personnes qui vous en éloignent, et je pense que c'est ce que sont ces personnes - c'est ce qu'ils sont, tout simplement - c'est un désastre pour la population. Donc, tout le monde lutte pour essayer de changer cette situation, et avec un peu de chance, c'est ce qui arrivera dans les deux ou les quatre prochaines années.

****

NOTES

(1) Le Kansas City blues est un sous-genre du blues, qui s'est développé dans la ville de Kansas City, une ville qui compte de nombreux clubs de blues.

(2) Le Dixieland est un style de jazz qui s'est développé à la Nouvelle-Orléans au début du XXè siècle.

(3) Le zydéco est un genre musical apparu dans les années 30 en Louisiane, et qui s'est développé à partir d'influences africaines, de musique soul, blues et rythm & blues jouée par les créoles.

(4) La musique cajun est une musique francophone traditionnelle de Louisiane aux influences multiples, mais principalement d'influence africaine créole.

(5) Le groupe The Weavers est un groupe de musique folk, fondé en 1948 par Pete Seeger (qu'il quittera en 1958). Ce groupe était spécialisé dans les chansons traditionnelles du monde entier comme le blues, le gospel, des chansons pour enfants, des chansons de travailleurs, des ballades américaines.

****



Lu 997 fois