Musician, février 1981

Le seul être humain qui ne s’achète pas



Springsteen est de retour après un marathon en studio long de deux années, et présente de nouveaux personnages et de nouvelles idées, ainsi que de plus anciennes influences, animant les cylindres de son sens instinctif du facteur émotionnel. De l'intérieur, Dave Marsh examine l’esprit du dernier Romantique du Bord de Route.

par Dave Marsh (interview réalisée le 06 novembre 1980, à Tempe, AZ)

****

Il y a un an, faisant une pause pendant l'enregistrement de son album, pour se produire aux deux concerts M.U.S.E. contre le nucléaire, Bruce Springsteen a réduit ses trois heures de concert habituelles à 90 minutes plus conventionnelles : le résultat en a été un tohu-bohu digne de la Beatlesmania. Sur la scène du Madison Square Garden, passant après les plus grandes vedettes du soft-rock américain, Springsteen et le E Street Band ont éclipsé tout le monde, y compris l’enjeu lui-même. Ce soir-là, l’atmosphère dans la salle relevait du fanatisme et de la conversion, comme si Springsteen était un évangéliste du rock'n'roll et que le Garden était son temple.

Il est facile d’imaginer que Springsteen s’est tout simplement comporté comme un professionnel se sublimant pour cet événement, qui comprenait une équipe de caméramen et un studio mobile d’enregistrement, sans parler des coulisses pleines de ses pairs. Ce qui est plus difficile à expliquer, à moins de l’avoir vu sur scène devant un public comprenant moins de journalistes, c’est que ces concerts M.U.S.E. n’étaient qu’un fragment de ce qu’il accomplit habituellement. "Après ces concerts qui s’étaient si bien déroulés, j’imaginais que c’est que ce nous allions faire sur cette tournée, tout simplement", se souvient le guitariste Steve Van Zandt. "Juste 90 minutes, deux ou trois ballades, et rendre les gens aussi fous que possible, comme au bon vieux temps. Nous pouvons le faire. Mais Bruce, non. Ce qu’on a fait, c’est ajouter 90 minutes au concert que nous faisions déjà".

Fin octobre, quand les E Streeters sont arrivés à Los Angeles pour quatre concerts devant les 15 000 places du Sports Arena, ils jouaient quatre heures et demie, cinq soirs par semaine. Ils commençaient à 20h30, faisaient une pause à 22h00 et revenaient une demi-heure plus tard pour jouer jusqu’à 00h45… ou 01h00 ou 01h15. Et ce n'était pas un concert avec des hauts et des bas, comme ceux faits par la plupart des groupes qui jouent aussi longtemps. On parle ici de 4 heures d'un ensemble rock’n’roll, où même les ballades sont attaquées avec plus d’énergie que lors de bœufs classiques. Pourtant Jon Landau, son manager, a déclaré un soir: "Je pense que Bruce pourrait vraiment jouer plus longtemps, sauf que le groupe s'épuise". C’est tout à fait vrai en ce qui concerne Max Weinberg, qui passe souvent l’entracte à mettre des pansements sur ses doigts en sang, les autres échappant à de tels soins simplement parce que leurs instruments sont moins exigeants sur le plan physique.

Généralement, Bruce faisait 32 ou 33 chansons, dont 17 ou 18 de l’album The River, six de Darkness On The Edge Of Town, cinq de Born To Run, l’immuable dernier morceau Rosalita de The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle, plus Fire et Because The Night, puisés dans son répertoire, apparemment inépuisable, de succès jamais enregistrés. Et, bien sûr, le medley de Mitch Ryder, le moment fort de l’album No Nukes. Mais le concert avait seulement cette structure les soirs où Bruce n’avait pas décidé qu'il s'agissait d'une occasion spéciale, ce qui était assez rare. Pour Halloween, le second soir à Los Angeles, au moment du soundcheck, il a concocté une version de Haunted House, le vieux succès de Jumpin’ Gene Simmons, et a démarré le concert avec ce titre - après être apparu dans un cercueil, et avoir été pourchassé sur scène, pendant le solo de guitare, par des roadies déguisés en vampires.

Le samedi, Bruce a ajouté une version de The Price You Pay à la guitare acoustique et à l'accordéon, et il a joué Fade Away pour la première fois, la seule chanson de The River qu’il avait évitée. Le lundi soir, avec la présence dans la salle de Bob Dylan pour la deuxième fois (il était venu avec Jim Keltner le jeudi, et avait été impressionné), Springsteen a de nouveau joué The Price You Pay et l’a dédié à sa "source d’inspiration". Avec en plus une version longue de Growin' Up, tiré de son premier album. Les deux soirs, il a fini les rappels avec Jackson Browne, chantant en duo sur Sweet Little Sixteen. Lors de ces deux soirs, l’ajout de chansons supplémentaires n’a entraîné la suppression d’aucune autre.

"Ouais, mais vous avez vraiment raté un truc à Saint Paul, a dit Van Zandt. "Il s’est tourné vers nous, et il nous a demandé de jouer Midnight Hour, et on a failli s’évanouir. Funky (le bassiste Gary Tallent) n'imaginait même pas que nous étions vraiment en train de la jouer, jusqu’à ce que nous arrivions au deuxième refrain". Le groupe n’avait pas répété la chanson, et il est peu probable que les membres actuels du E Street Band ne l’aient jamais jouée auparavant au cours de leurs cinq années passées ensemble. Mais, même les musiciens ont pensé que le résultat était bon.

L’exubérance et l’élasticité des concerts de Springsteen reste une énigme, parce que, entre toutes les autres mains, le rock joué dans les grandes salles est l’assurance d’un spectacle archi-conventionnel. J’ai passé l’un des étés les plus exécrables de mon existence à assister à 15 concerts des Rolling Stones en 1975. Dès le cinquième, je luttais pour rester éveillé; au dixième, j’avais arrêté de lutter, une situation que j’ai attribué au vieillissement du groupe jusqu’à ce que me vienne l’idée que personne n’était censé assister qu’à une, voire deux, de leur fichues fiestas.

C’est du rock'n'roll pour touristes. Springsteen joue pour les indigènes. Bien qu’il l’exprimerait de manière plus idéaliste, il n’a jamais vraiment perdu la sensibilité d’un musicien de bar, qui sait qu’une bonne partie du public vient peut-être pour assister aux trois concerts. Et tel un vétéran d'un groupe de bar, il refuse de recourir à des gimmicks. Les éclairages de Mark Brickman sont les meilleurs de toute la scène rock, mais ils reposent sur une mise en scène théâtrale relativement simple et sur un art du timing qui fait autorité avec des projecteurs; n’importe quel groupe funk dans les États du Midwest pourrait user d'une technique plus élaborée, mais personne utilisant les lasers n’obtient un résultat aussi efficace. (Brickman a un ordinateur avec lui sur cette tournée, mais seulement, m’a-t-il dit, parce que "si vous trouvez une solution pour programmer un concert de Bruce, vous pouvez en trouver une qui marche pour tous". La plupart des soirs, Brickman et l’ingénieur du son, Bruce Jackson, pourraient tout aussi bien jeter leur setlist à la poubelle).

Mais ce que les racines de groupe de bar de Springsteen révèlent plus que tout, c’est son sens de l’intimité avec la foule. Un soir, au cours de cette tournée, quelqu’un m’a dit qu’il avait carrément annoncé de la scène, "Si le gars que j’ai rencontré hier à l’aéroport est là, merci de venir sur la scène pendant l'entracte. J’ai quelque chose pour vous", une attitude la plus proche possible de la mentalité sock hop (1) qu'on puisse envisager.

Lors de son concert à Phoenix, pendant Rosalita, Bruce a fait un de ses sauts habituels sur les enceintes, sur le côté de la scène. Mais cette fois-ci, il s’est loupé. La foule a continué à l’acclamer, mais derrière la console où Jackson et moi étions assis, la tension était grande. Bruce pouvait tout faire, mais là c’était bizarre; le groupe tenait l’accord, et les accords de Rosalita ne sont pas faits pour être maintenus 5 secondes, encore moins 15.

C’est une sacrée chute depuis les enceintes - hautes de près d’un mètre - jusqu’au sol, deux ou trois mètres plus bas. Tout ce qui se trouvait entre Bruce et le sol en ciment, c’était la table de mixage destinée au groupe, mais alors qu'il tombait, le roadie Bob Werner a tendu les bras et a limité la chute (il s’est foulé le poignet dans l'action).

Ni le groupe, ni la foule ne voyaient ce qu’il se passait. Ce que nous avons tous vu par la suite, c'était la guitare qui est apparue, jetée en haut des enceintes. Puis deux mains et enfin, la tête de Springsteen, avec son expression de petit garçon qui vient de faire une bêtise. Il a secoué la tête, s’est relevé, a repris sa guitare, et s’est remis dans l’action comme si rien ne s’était passé.

Ce moment est vraisemblablement enregistré – il y avait une équipe de tournage ce soir-là – bien que sous cet angle, je n’en suis pas sûr. Mais plus que tout autre chose, encore plus que le sens de la spontanéité, cet incident démontre chez Bruce son sens de l’événement. La règle cardinale de ses spectacles est qu’il se passe toujours quelque chose. Ce qui ne signifie pas seulement qu’il est prêt à ce que n’importe quoi arrive, comme il le dit dans l’interview plus bas. D’une manière ou d’une autre, il fait toujours en sorte qu’il se passe quelque chose. J’ai vu au moins 100 concerts au cours des 6 ou 7 dernières années. Le pire d’entre eux était fascinant, mais les plus grandioses ont peut-être été ceux où, après quatre ou cinq soirs d'un spectacle toujours plus grand, il s’arrange pour que ce soit encore différent. Ce gars ne connaît pas le sens du mot déception.

Mais c’est ici le le bon côté des choses. Il en existe de plus sombres. A Los Angeles, où la revente des tickets de concerts est légale, les places des premiers rangs pour cette excentricité atteignaient 180$, 200$, 250$. Et des fans ont écrit à Bruce pour se plaindre, pas seulement de la revente des tickets, mais de la revente des tickets pour les meilleures places. C’est une vieille histoire, et la plupart des groupes auraient laissé tomber, mais Bruce a pris position. Chaque soir à L.A., il a donné à la foule le nom d’un législateur local, et d’une station de radio, qui étaient volontaires pour faire changer cette loi en Californie. On pourrait voir ça comme un simple geste – bien que le soir où Landau ait reçu, avant le concert, un coup de téléphone d’un "vendeur de billets", suggérant que Bruce "fasse son boulot, et je ferai le mien, alors pourquoi ne laisse-t-il pas tomber tout simplement", il a fait l’annonce à trois reprises - mais il a aussi engagé des enquêteurs pour aller au fond du problème et y voir plus clair, avec l’intention de transmettre l’affaire aux autorités compétentes, au cas où une quelconque preuve concrète pouvait être fournie. C’est là le reflet de l'humeur dans laquelle Springsteen a joué pour M.U.S.E. Même s'il était l’un des deux seuls musiciens de l’association à n'avoir pas fait de déclaration politique dans le programme du concert (l’autre était Tom Petty), ce n'est que par hasard que Springsteen a éclipsé le sujet. Il a ressentit ce problème au plus profond de lui: Roulette, la chanson qu’il a écrite juste après l’incident de Three Mile Island (2), est le morceau le plus terrifiant qu’il ait jamais produit, et pour moi plus terrifiant encore que les dernières lignes de Stolen Car, et la chanson est sans aucune erreur possible liée à cet événement-là (sans parler du paranoïaque Stranger In Town de Del Shannon). Ce n’est pas tout.

The River, la chanson elle-même, ressemble à un adieu à l’innocence. Comme Springsteen le souligne dans l’interview plus bas, les personnages innocents sur cet album sont anachroniques. Leur temps est passé. Ce mec qui gît sur le côté de la route dans Wreck On The Highway n’est pas simplement le gars dans Cadillac Ranch et dans Ramrod, c'est aussi Spanish Johnny, le premier héros homme-enfant de The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle.

The River est, je pense, le meilleur album de Bruce Springsteen pour cette raison précise. Il résume sept années de travail, et ne s’éloigne pas des erreurs de sa carrière jusqu’ici, ni ne les désavoue. Springsteen demeure romantique et quelque peu juvénile, car qui d’autre qu’un jeune romantique pourrait imaginer un vol d'une voiture sans but précis, comme une véritable forme de tragédie ? Mais il est aussi capable à présent de lier intimement ses espoirs et ses peurs – les plus joyeuses des chansons ne sont pas dépourvues d’une certaine brutalité.

The River n’était pas l’album qu’on attendait de Springsteen. Les épopées ne s'anticipent pas (bien qu’elles puissent faire l’objet de quelques fervents espoirs). Mais si The River était imprévisible, l’album qui le suivra est presque inimaginable. Et non seulement parce que la société qui a façonné ses personnages tant aimés et la tradition musicale que Springsteen affectionne est aujourd'hui en train de s’écrouler.

Entres autres choses, The River est un album Numéro Un. Hungry Heart deviendra probablement son premier single à entrer dans le Top 10. Les choses changent quand cette situation arrive, et on n’a pas encore vu de rocker assez fort pour supporter ces changements. Il serait naïf de s’attendre à ce que Bruce Springsteen soit différent.

Pourtant, la carrière de Bruce Springsteen repose entièrement sur cette foi naïve. Qui d’autre aurait pu survivre après avoir été surnommé Le Nouveau Dylan, Le Futur du Rock’n’Roll, Le Coup Médiatique, le Boss ? Et en ressortir non seulement avec du succès, mais avec du respect. Il est facile de jouer le critique de rock cynique et de s'imaginer le pire – le succès n’est une croisière facile pour personne - mais les faits sont là. Bruce Springsteen est le seul être humain que j’ai jamais rencontré qui ne s’achète pas. Il n’a pas de prix, parce que les choses qu’il veut n’ont littéralement pas de prix. Vous n’êtes pas obligé de me croire. Attendez juste et regardez. Comme le dit Miami Steve, "Pour la première fois, je peux vraiment m’imaginer faire du rock’n’roll à 40 ans". L’interview ci-dessous a été réalisée au Fiesta Motel à Tempe, en Arizona, le 6 novembre, de 3 heures 30 du matin jusqu’à l’aube (l’horaire est caractéristique). Bruce venait de terminer son concert à l'Arizona State University, et d’une étrange façon, ce que je me rappellerai de cette nuit-là, ce n’est pas de lui avoir parlé, ni même sa chute du haut des enceintes, mais les vers qu’il a chantés juste après cette chute, ce couplet paroxysmique de Rosalita:

Dis à ton papa que c’est sa dernière chance
S’il veut voir sa fille s’amuser
Parce que mon tout nouveau disque, Rosie
Vient d’être classé Numéro Un


Il ne l’oubliera pas non plus.

****

Et voilà, The River est numéro un des albums, le single est un succès, vous faites de grands concerts dans les plus grandes salles, et à guichets fermés. En un sens, beaucoup des objectifs que vous deviez avoir sont maintenant atteints. Que vous reste-t-il comme objectifs à atteindre ?

Le faire est un objectif. Il ne s'agit pas de jouer dans des grandes salles, ou qu’un disque soit numéro un. Le faire est la finalité – pas le moyen. C’est ce qui compte. Ce qui compte, c’est: Qu'y-a-t-il après ? Cette expérience-là, continuer à faire cette chose...

Mais le gigantisme… Ce n’est pas une fin en soi. En tant que finalité, il n’a essentiellement aucun sens. C’est bien car vous pouvez atteindre beaucoup plus de personnes, et c’est l’idée principale. Mais l’idée était simplement de partir en tournée et de toucher des gens. Et après ce soir, nous touchons encore plus de gens, et le prochain soir, refaire la même chose.

Une des choses qui caractérise The River, mais aussi le concert, sa longueur et certaines des choses que vous dites entre les chansons, c’est d'entrevoir encore plus de possibilités, plus d’occasions pour réaliser certaines choses...

Oui, il y en a énormément. Et je commence juste à avoir une idée de ce que je veux faire. Parce que nous sommes dans une situation, encore et toujours, et ce jusqu’à récemment, où il y a eu beaucoup d’instabilité dans la vie de chacun. Dans celle du groupe et dans la mienne. Cette instabilité remonte à nos tout débuts, dans les bars, et a continué même après à avoir eu du succès. Et puis, il y a eu le procès.

Et puis, il y a la manière dont nous travaillons: nous sommes LENTS. Et en studio, je suis lent. Je prends beaucoup de temps. Ce qui veut dire que nous dépensons beaucoup d’argent en studio. Non seulement nous dépensons beaucoup d’argent, mais nous n’en gagnons pas, parce que nous ne sommes pas dans le coup. C’est comme si vous ne pouviez pas aller de l’avant, parce que dès que vous allez de l’avant, vous vous arrêtez pendant deux ans et vous retournez à la case départ.

Cette lenteur est-elle aussi frustrante pour vous qu’elle l’est pour tous les autres ?

J’ai de la chance, parce que je suis présent, je visualise chaque étape. Je pense que si je ne savais pas ce qui se passait, et alors que c’est important pour moi, ce serait frustrant. Mais pour moi, ce n’était pas frustrant.

Vous savez, nous avons commencé à travailler sur l’album et j’avais une certaine idée au départ. Et à la fin, c’est bel et bien cette idée qui est ressortie de l’album. Ce processus m'a pris énormément de temps, toutes les couleurs et autres, il y avait beaucoup de décisions à prendre et de chansons à écrire. Même jusqu'aux deux dernières semaines d'enregistrement, où j’ai réécrit les deux derniers couplets de Point Blank. Drive All Night venait d’être terminée la semaine précédente. Jusqu’à ces dernières semaines où nous étions encore en studio, ces chansons n’existaient pas, sous la forme qu’elles ont aujourd'hui sur le disque. Alors, il se passe tout le temps quelque chose. Mais on rentre dans une sorte de cycle, que nous arriverons à rompre, je l'espère – peut-être, je ne sais pas.

De bien des manières, The River ressemble à la fin d’un cycle. Certaines idées qui ont débuté avec les deuxième et troisième albums ont mûri, et beaucoup des différences et des contradictions ont été – non pas résolues - mais accentuées.

Sur cet album, j’ai simplement dit : "Je ne comprends pas toutes ces choses-là. Je ne vois pas à quoi correspondent toutes ces choses-là. Je ne vois pas comment toutes ces choses peuvent fonctionner ensemble". C’est parce que je me concentrais sur des petits détails: quand j’ai pris du recul, elles ont eu leur signification propre. Il fallait juste vivre avec toutes ces contradictions. Et c’est ce qui arrive. Il n’y a jamais de solution. Vous avez des moments de lucidité, les choses que vous ne compreniez pas auparavant deviennent claires pour vous. Mais il ne s’agit jamais de joindre les deux bouts ou de trouver une paix durable de l’esprit, pour quoi que ce soit.

C’est un peu comme dans Wreck On The Highway, où, pour la première fois dans vos chansons, il y a le cauchemar et le rêve dans le même colis.

C’était une drôle de chanson. J’ai écrit cette chanson très vite, en une nuit. Nous en avons fait plusieurs prises et c’est plus ou moins ce qu’il y a sur l’album, je crois. C’est une chanson automatique, une chanson à laquelle vous ne réfléchissez pas beaucoup, sur laquelle vous ne travaillez pas beaucoup. Vous regardez en arrière et elle vous surprend, en quelque sorte.

Dans ce disque, on a aussi l’impression que vous comptez beaucoup plus sur vos instincts, un peu comme ce qui se passe sur scène.

Oui, c’est en grande partie pour cette raison que le disque est différent. Et beaucoup de choses sur ce disque sont vraiment instinctives. Hungry Heart, je l’ai écrite en ½ heure, ou 10 minutes, vraiment rapidement. Tous les chansons rock – Crush On You, You Can Look, Ramrod - ont toutes été écrites très rapidement, d’après ce que je me souviens. Wreck On The Highway et Stolen Car aussi. Pour la plupart des chansons, le processus a été celui-ci: je m’assois et je les écris. Il n’y a pas de chansons que j’ai travaillées – sauf Point Blank, mais en fait, les deux derniers couplets je les ai écrits assez rapidement. The River m'a pris plus de temps. J’avais les couplets, mais je n’avais aucun refrain, et pendant longtemps, je n’avais pas de titre.

Mais vous avez toujours eu l’arrangement de base ?

Non, pour cette chanson, j’avais ces couplets, et j'expérimentais avec la musique. Ce qui m’a donné l’idée du titre, c’est une chanson de Hank Williams (3), il me semble qu'il s'agit de My Bucket’s Got A Hole In It, où le personnage va à la rivière pour s’y jeter et se tuer, et il ne peut pas parce qu’elle est asséchée. Alors, j’étais assis là un soir, je réfléchissais, et j’ai juste pensé à cette chanson, My Bucket’s Got A Hole In It, et c’est là que j’ai trouvé le refrain [En fait il parle de Long Gone, Lonesome Blues- D.M.]

J’aimais bien cette vieille musique country. Pendant toute la dernière tournée, c’est ce que j’ai énormément écouté – j’ai écouté Hank Williams. J’ai fait des recherches et j’ai trouvé ses premiers enregistrements, les trucs gospel qu’il a faits. Ces choses-là, et le premier vrai disque de Johnny Cash avec Give My Love To Rose, I Walk The Line, Hey Porter, Six Foot High and Risin’, I Don’t Like It But I Guess Things Happen That Way. Et le rockabilly.

Il y avait un petit quelque chose dans tout cette musique qui semblait aller avec les choses auxquelles je pensais, ou les choses dont je m’inquiétais. Surtout les trucs de Hank Williams. Chez lui, il y a toujours ce conflit, tout ce côté religieux et le côté honky-tonk (4), toute cette facette-là. Il y a une chanson formidable, Settin’ The Wood On Fire. Ce truc est outrancier. On la retrouve dans Ramrod. Et dans Cadillac Ranch.

Plus tôt, vous avez déclaré que Ramrod était une des choses les plus tristes que vous ayez écrites. Pourquoi ?

(Rires) Eh bien, elle est tellement anachronique, vous savez. Le personnage – ce qu'il veut accomplir est impossible. Quand je l’ai écrite, l'idée était, en quelque sorte, d'en faire un partenaire à Cadillac Ranch, et à d’autres choses. Il y a ce vieux gros bruit de moteur. Cette chanson est un fichu gros consommateur d’essence (il rit). Et c’est le son que je voulais, ce bruit de moteur fort et ronflant. Et ce mec, il est là, mais il n’est plus vraiment là. C’est le gars de Wreck On The Highway - n’importe quel mec, en fait. Mais c’est aussi le gars, à la fin, qui dit, "Je t’en donne ma parole maintenant, on ira s'éclater encore et encore". Je ne sais pas, pour moi, c'est un vers vraiment triste, parfois.

Si on y croit, vous voulez dire.

Oui, mais c’est un truc un peu bizarre. J’adore quand nous jouons cette chanson sur scène. Ce n’est qu’une chanson joyeuse, une célébration de tous ces trucs qui vont disparaître - qui ont presque déjà disparu.

J’avais renoncé à mettre cette chanson sur un disque dix millions de fois. Dix millions de fois. Je l'ai écartée de Darkness et je l’ai écartée de celui-là, également. Parce que je pensais que c’était une erreur.

Vous avez mentionné quelque chose de similaire au sujet de Out In The Street, que c’était trop "conte de fées" pour pouvoir y croire...

A l'époque, je pense que je m’en méfiais, principalement pour les mêmes raisons. Elle semblait toujours anachronique, mais à ce moment-là, j’exigeais qu’on puisse transposer l’ensemble des chansons. Tous ces personnages, ils font partie du passé, ils font partie de l'avenir et ils font partie du présent. Et je pense qu’il y avait un certain côté effrayant de voir un personnage qui ne fasse pas partie du futur. Il faisait partie du passé. Pour moi, c’était là le conflit de cette chanson-là en particulier. Je l’adorais, on la jouait tout le temps. Et il y avait également cette confusion. Alors, si j’aime autant jouer ce fichu truc, pourquoi est-ce que je ne veux pas le mettre sur le disque, bon sang ?

Je pense que je m’assurais toujours que les personnages avaient un pied planté quelque part dans l’avenir. Pas simplement un pied dans le passé. C’est ce qui les rend viables, ou réels, dans le présent. Mais je connaissais aussi beaucoup de gens qui étaient exactement ainsi. Alors, je me suis dit, 'C’est bon'. Il est arrivé un moment où j’ai dit, 'C’est bon' pour beaucoup de choses, pour lesquelles je ne l’aurait pas dit avant.

J’ai gagné une certaine liberté en faisant ce double album, parce que j’ai pu laisser sortir ces gens, des personnages que j’aurais normalement écartés. La plupart du temps, ces chansons se sont retrouvées être mes chansons préférées, et probablement certaines de mes meilleurs chansons, vous savez.

Stockholm (Suède) - 1981
Vous voulez dire le style de chansons qui faisaient partie de votre répertoire sur scène, mais pas sur disque (Fire, Because The Night, Sherry Darling) ?

Oui, je suis le genre de personne qui pense beaucoup à tout. Je ne peux rien y faire. C’est comme si j'étais un idiot qui pense. C’est une facette importante chez moi. L’autre facette, c’est que je peux monter sur scène, m'en débarrasser et être hyper-instinctif. Pour être un bon performer, il faut être instinctif. C’est comme de marcher dans la jungle, ou de faire n’importe quoi impliquant ce côté "corde raide", ce côté qui exige de vous d’être instinctif. Et en plus, il faut être à l’aise en le faisant.

Comme ce soir, où je me suis cassé la figure. Je ne m’en suis pas inquiété. J’y suis allé, c’est arrivé comme ça (rires). Vous pensez simplement, "Et après ?". Au moment où j’allais sauter sur cette enceinte, je ne pouvais pas m’inquiéter de savoir si j’allais réussir ou pas. Ce n’est pas possible. Il faut le faire, c'est tout. Et si vous le faites, vous le faites, et si vous ne le faites pas, vous ne le faites pas, et il se passe autre chose. Sur scène, c’est ainsi...

Maintenant quand j'entre en studio, ces deux choses sont opérationnelles. Quand nous jouons sur ce disque, j’ai l’impression qu’il y a cette même chose que lorsque nous jouons sur scène. A mes yeux, on ne joue pas ces trucs sur scène d'une meilleure façon que sur le disque. Je peux encore l’écouter. En général, deux semaines après la sortie d’un disque, je ne peux plus l'écouter. Parce que dès que j’entends une mauvaise prise sur la console, elle me semble dix fois meilleure que ce que nous avons fait en studio, durant tout ce temps. C’est le tout premier album que j’arrive à écouter après sa sortie, et il me semble bon.

Mais en studio, je suis conceptuel. J'en ai conscience. Et il y a un moment où j’essaierais bien d’arrêter de me comporter ainsi.

"Non, c’est mauvais. Regardez tous ces disques formidables et je vous parie qu’ils n’y ont pas pensé de cette façon ou qu’ils n’y ont pas réfléchi, ni aussi longtemps". Vous réalisez que ce n’est pas grave. C’est sans importance, c'est ridicule. Je me suis retrouvé dans une position où j’ai simplement dit, "Eh bien, c’est ce que je fais, et ce sont mes atouts et ce sont mes fardeaux". Je me suis senti bien avec le fait d’être cette personne.

Mais seulement après avoir été jusqu’aux extrêmes. Darkness est le moins spontané de vos disques.

C’est vrai et c’est bizarre parce que Darkness On The Edge Of Town, c’est une prise jouée live en studio. Streets Of Fire est aussi jouée live en studio, essentiellement. Factory est live. L’important n’est pas la manière dont vous le faites réllement. L’idée est d’avoir l’air spontané, pas d’être spontané.

Alors à ce stade-là, je venais de me faire à l’idée d’accepter certaines choses qui m’avaient toujours mis mal à l’aise. J’ai arrêté de déterminer des limites et des définitions – que, de toute façon, je rejetais toujours, mais pour lesquelles j'avais toujours culpabilisé. En passant beaucoup de temps en studio, j’ai fini par ne plus culpabiliser sur ces choses-là. Je me suis dit, "C’est moi, et c’est ce que je fais. Je travaille lentement, et je travaille lentement pour une raison: obtenir les résultats que je désire".

Quand on essaye de définir ce qui fait un bon disque de rock, ou ce qu’est le rock, tout le monde a sa propre définition. Mais quand vous y mettez des limites, vous vous débarrassez simplement de certaines choses.

Une de vos définitions n’est-elle pas l’absence de limites ?

Je pense que oui. C’est ma définition, j’imagine. Eh, vous pouvez aller dans la rue et danser le twist et c’est du rock’n’roll. C’est l’instant présent, ce sont toutes ces choses (rires). C’est marrant pour moi, vraiment.

Vous savez, ma musique utilise des choses du passé, parce que le passé sert à ça. C’est pour apprendre. Ce n’est pas pour vous limiter, elle ne devrait pas vous limiter, ce qui je pense était l’une de mes craintes sur Ramrod. Je ne veux pas faire un disque comme on en faisait dans les années 50, 60 ou 70. Je veux faire un disque pour aujourd’hui, qui soit dans le présent.

Pour le faire, je retourne en arrière, toujours et encore plus loin. Jusqu’à l’époque de Hank Williams, jusqu’à l’époque de Jimmy Rodgers (5). Parce que dans ces disques l’élément humain devrait, au minimum, en être le cœur. L’élément humain qui se trouve dans ces disques est véritablement beau et formidable. J'écoute ces trucs de Hank Williams et de Jimmy Rodgers et Wow ! Quelle inspiration ! Ils ont cette beauté et cette pureté. C’est la même chose pour beaucoup de grands disques des années cinquante, et les premiers rockabilly. Je suis remonté dans le temps pour fouiller toutes les chansons rockabilly des débuts car… comme ces gens étaient mystérieux !

Il y a cette chanson, Jungle Rock de Hank Mizell (6). Où est Hank Mizell ? Que lui est-il arrivé ? Quelle personne mystérieuse, quel fantôme. Et vous mettez ce truc sur la platine et vous le voyez. Vous le voyez dans un petit studio, à l’époque, en train de chanter cette chanson. Sans raison (rires). Il ne sort rien de cette séance. Le disque ne s’est pas vendu. Il n’a pas été numéro un, et il ne jouait pas non plus dans de grandes salles.

Mais quel moment, quel moment mythique, quel mystère. Ces disques sont pleins de mystère: ils sont enveloppés de mystère. Comme ces dingues venus de nulle part, ils étaient tellement vivants. La joie et l’abandon. Des disques qui vous donnent de inspiration, tant d’inspiration, ces disques.

****

Vous avez mentionné plus tôt que lorsque vous alliez dans ces grandes salles, vous aviez peur de perdre certaines choses.

J’avais peur, peut-être, de gâcher l’étendue de l’expression artistique que le groupe avait. A cause de ce manque de silence. Il s’est passé plusieurs choses. La première, c’est un spectacle de rock. Les gens vont hurler quand ils en ont envie. Ok – ce phénomène se produit dans les petites salles, se produit dans les clubs (rires). Peu importe dans quel putain de lieu ce phénomène se passe, il se produit dans chaque endroit et fait partie du truc, vous comprenez.

Sur cette tournée, c’est vraiment incroyable, parce que nous jouons toutes ces chansons vraiment calmes. Et nous pouvons les jouer. Et nous pouvons faire du rock vraiment puissant et obtenir ça de la part du public. Je pense qu’une partie de la différence est qu'aujourd'hui, ce qu’on attend du public est beaucoup plus lourd, bien plus lourd pour le public actuel que lors de la tournée précédente.

Mais dès que vous commencez à dépendre de la réaction du public, vous vous trompez. Vous vous y prenez mal, c’est une erreur, ce n’est pas bien. Vous ne pouvez pas vous permettre, quoiqu’il arrive, de dépendre d’eux. Je tends le micro vers la foule, vous pouvez croire que quelqu'un va crier quelque chose en retour. Certains soirs c’est plus fort que d’autres, et certains soirs ils le font, et sur certaines chansons ils ne le font pas. Mais c’est l’idée. Je pense que lorsque vous commencez à attendre une réaction, c’est une erreur. Vous devez avoir votre truc complètement réglé – boom ! Bien là avec vous. C’est ce qui fait que certains soirs sont exceptionnels, et ce qui fait que certains soirs sont différents d’autres soirs.

D’un autre côté, le seul moyen de faire un spectacle vraiment parfait est d’impliquer ce public. Peut-être que le public devient paresseux si l’artiste, d’une certaine façon, ne le tient pas en haleine ?

Le soir, je suis sur scène pour passer un bon moment et pour être inspiré, et pour jouer avec mon groupe et pour jouer ces chansons, aussi fort que possible. Je pense que vous pouvez faire vos meilleurs concerts dans les conditions les plus difficiles. De nombreuses fois, au Max's, ou dans d’autres clubs du New Jersey, le public était assis, immobile, et personne ne voulait danser, et l’adversité est une motivation positive.

Mon seul souci est que ce que nous faisons soit fait de la façon dont ça devrait être fait. Sur le reste, vous n’avez aucun contrôle. Mais je pense que notre public est le meilleur public du monde. La liberté que j’obtiens de cette foule est vraiment immense.

Sur scène, dans le déroulement du spectacle, la première moitié parle de travail et de lutte, la deuxième moitié parle de joie, de libération, surpassant beaucoup des choses de la première moitié. Est-ce voulu?

Je savais que je voulais une certaine atmosphère pour la première partie. C’est ainsi que la structure du concert s’est plus ou moins développée.

Le travail est une chose qui n’est pas souvent associée aux groupes de rock, particulièrement le rock’n’roll en tant que travail. Pourtant, autour de ce groupe, ça ne peut pas vous échapper.

C’est le cœur de toute cette chose. Il y a une beauté dans le travail et je l’adore, toutes sortes de travail. C’est ainsi que je le considère. C’est mon boulot, et c’est mon travail. Et je me donne à fond, vous savez.

A Los Angeles un soir, quand vous avez présenté Factory, vous avez fait une distinction entre deux sortes de travail. Vous rappelez-vous ce que c’était ?

Il y a des gens qui ont la chance de faire un travail qui change le monde et de changer vraiment les choses. Et puis il y a le travail qui empêche tout simplement le monde de s’écrouler. Et c’était le style de travail que mon père faisait. Parce notre famille était toujours unie, et nous avons grandi dans… un bon environnement, où nous avions ce qu’il nous fallait. Et il y avait beaucoup de sacrifice de sa part et de la part de ma mère pour y arriver.

Dans l'album The River, il y a toutes sortes de travailleurs – les gens dans Jackson Cage, le mec dans The River.

Je n’ai jamais connu quelqu’un de malheureux dans son travail et qui soit heureux dans sa vie. C’est le sens de votre raison d’être. Certaines personnes peuvent la trouver ailleurs. Certaines personnes peuvent travailler et trouver leur raison d’être ailleurs.

Comme le personnage de Racing In The Street ?

Oui. Mais je ne sais pas si c’est durable. Mais des gens y arrivent, ils trouvent des moyens.

Ou sinon... ?

(longue pause) Ou sinon, ils deviennent membres du Ku Klux Klan ou autre. Ça peut vous conduire dans ce genre d’endroit, vous savez. Ça peut vous conduire dans pleins d’endroits bizarres.

En présentant Factory un autre soir, vous avez parlé de votre père qui avait été très en colère et puis, après un certain temps, qui n’était plus en colère. ''Il était simplement silencieux''. Êtes-vous toujours en colère ?

Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas si je me connais si bien. Je pense que je me connais beaucoup, mais je ne suis pas certain (rires). C’est impossible de ne pas être en colère quand vous voyez les choses et regardez autour de vous. D'une certaine façon, on ne peut que l’être.

Ce soir, vous avez dit sur scène que vous aviez trouvé cette élection terrifiante. Ce commentaire semble aller de pair avec votre participation aux concerts de charité M.U.S.E. et avec votre riposte contre les revendeurs illégaux de billets à Los Angeles. Il y a deux ans, vous n’auriez pas fait ces choses-là, je ne crois pas. Avez-vous trouvé des exutoires sociaux pour cette colère maintenant ?

C’est vrai. C’est juste un ensemble de valeurs. Prenez cette histoire de tickets. C’est du harcèlement. Et un harcèlement qui est devenu… respecté. Dans beaucoup de quartiers – au niveau de la rue, des revendeurs de drogues - c’est quelque chose qui est devenu respectable de harceler quelqu’un. Je veux dire, combien de fois pendant l’affaire du Watergate les gens ont-ils dit de Nixon, ''En fait, il n’était pas assez intelligent pour en sortir indemne''. Comme si sa seule erreur a été de ne pas en être sorti indemne. Et il arrive un moment où les gens deviennent cyniques, où le harcèlement fait partie du système à l’américaine. Je pense que tout est à l’envers, d'une manière vraiment mauvaise. Je pense qu’il faudrait arrêter de le respecter.

Ressentez-vous la même chose au sujet de l’énergie nucléaire ?

C’est juste un ensemble, c’est un ensemble. C’est terrible, c’est horrible. Quelque part en chemin, l’idée initiale de permettre aux gens d'accomplir entre eux des échanges justes est partie aux oubliettes. Et ce qui en est ressorti, c’était "obtenir le maximum" (rires). En obtenir le maximum et en donner le minimum. C’est pourquoi les voitures sont ce qu’elles sont aujourd’hui. C’est simplement une érosion de toutes ces choses qui étaient vraies et justes au départ.

Mais ce n’est pas quelque chose que vous aviez beaucoup à l’esprit jusqu’à l’album Darkness ?

Jusque là, je ne réfléchissais pas à toutes ces choses. Dans Greetings From Asbury Park, je l’ai fait. Et puis, je me suis un peu égaré, et j’ai fait demi-tour et j’y suis revenu.

Je pense que j'ai commencé après Born To Run, en fait. J’avais tout ce temps libre, et j’ai passé beaucoup de temps chez moi. Nous n'avons rien fait pendant trois ans, et nous sommes restés longtemps à la maison. C’est venu de choses très locales – ce que mes vieux amis faisaient, ce que ma famille faisait. Comment ces choses-là les affectaient, et à quoi leurs vies ressemblaient. Et à quoi ma vie ressemblait.

Aviez-vous l’impression que personne d’autre ne racontait leur histoire ?

Je ne le voyais pas beaucoup, sauf dans ces disques anglais. Ces choses-là étaient abordées de cette façon dans cette musique.

Vous voulez dire les Clash, par exemple ?

Oui, tout ce genre de truc. J’aimais ça, j’ai toujours aimé ces trucs. Mais il ne se passait pas grand-chose en Amérique. A mes yeux, il me semblait simplement que c’était l’histoire. Mais à un certain niveau, les choses manquaient cruellement, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Peut-être que c’est juste moi qui vieillis et que je vois les choses un peu plus comme elles sont réellement.

Sur Darkness, la réponse du personnage est de s’isoler de toute communauté, et d’essayer de vaincre le système seul. Les différents personnages sur The River vivent beaucoup plus dans la société traditionnelle.

Ce gars à la fin de Darkness a atteint un stade où il ne vous reste plus qu’à vous débarrasser de tout, pour vous retrouver. Pendant une minute, parfois, il vous faut vous débarrasser de tout, simplement pour vous retrouver à l’intérieur, pour être capable de tout repousser. Et je crois que c’est ce qui s’est passé à la fin de ce disque.

Et puis, il y avait ce truc où le mec revient.

Et The River, c’est ce qu’il voit ?

Oui, ce sont ces sentiments. Ils sont plus ou moins là, et dans les concerts, ils y sont aussi, je suppose. Je déteste être trop littéral car je n’arrive jamais à l’expliquer aussi bien qu’en écrivant sur ce sujet. Je déteste le limiter. Je regarde Darkness ou les autres disques et il y avait d’autres choses qui se passaient et dont je ne savais pas qu'elles se passaient.

****

Toronto (Canada) - 1981
Aujourd'hui, aimez-vous mieux Born To Run et Darkness ?

Non, pas particulièrement. Sur Darkness, j’aime les idées. Je ne suis pas fou de nos prestations. Sur scène, nous jouons ces chansons dix fois mieux. Mais j’aime l’idée. Born To Run, j’aime la prestation et le son. Parfois, l'album sonne étrangement.

Jeune et innocent ?

Ouais, ouais... C’est la même chose avec The Wild & The Innocent. J’ai du mal à écouter tous ces disques. Il y a des choses sur chaque disque que je peux écouter: Racing In The Street, Backstreets, Prove It All Night, Darkness On The Edge Of Town. Mais pas beaucoup, parce que soit la prestation ne me semble pas bonne, ou bien alors les idées semblent dater beaucoup trop.

Vous rappelez-vous quand vous avez lancé le gâteau d’anniversaire dans la foule, lors du deuxième concert M.U.S.E. ?

(Rires) Oh, oui ! C’était une nuit de folie.

Ce soir-là, vous veniez d’avoir 30 ans, et l'idée ne semblait pas vous réjouir. Mais il y a deux semaines à Cleveland, je plaisantais avec Danny sur le fait d'avoir 30 ans, et il a dit, ''Oh oui, nous avons 30 ans à présent, nous ne pouvons plus faire ce que nous faisions''. Vous avez dit en passant, ''Ce n'est pas vrai''. Que s'est-il passé cette année-là ? Qu'y avait-il de particulier à franchir la barre des 30 ans ?

Je ne m’en souviens pas. J'ai simplement eu envie d'accomplir plus de choses. En fait, je pense que lorsque nous étions en studio, c’était ce qui était important à ce moment-là. Je n’avais pas l’impression d'aller trop lentement pour ce que nous faisions. Mais j’avais l’impression de vouloir être plus rapide, simplement pour avoir plus de temps. Je voulais être en tournée, notamment. Je voulais partir en tournée immédiatement.

Mais d’ici à la fin de cette tournée, vous aurez 32 ans. Et si tout va bien et si vous ne mettez qu’environ un an pour faire un disque, vous aurez 33 ou 34 ans au moment de refaire une tournée. Pouvez-vous encore avoir l’endurance pour le style de spectacle que vous ressentez le besoin de faire ?

Qui sait ? Je suis sûr que ce sera un concert d'un genre différent. C’est impossible à dire et c’est une perte de temps de deviner. Quand j’étais en studio et que je voulais jouer sur scène, ce n’était pas ce que je ressentais physiquement, c’était ce que je ressentais mentalement. J’étais excité par ce disque et je voulais jouer ces chansons sur scène. Je voulais partir et parcourir le monde avec ces personnes qui étaient mes amis. Et voir chaque endroit, et jouer aussi fort possible, dans chaque endroit du monde. Juste aller au cœur des choses, voir des choses, voir ce qui se passe.

Comme dans Badlands ?

Exact. C’est l’idée. Je veux voir ce qui se passe, ce qui va arriver. Parfois, lorsque je me trouvais en studio, tout ce que je savais, c’est que je me sentais en pleine forme au moment présent. Et j’avais envie d’être dans un endroit étrange, en train de jouer. Je pense que c’est la chose que j’aime le plus faire. Et c’est la chose qui me fait me sentir le plus éveillé et le plus vivant.

Vous avez mauvaise mine avant un spectacle, et puis ces heures passées sur scène, qui épuisent tous les autres, vous rafraîchissent...

J’ai toujours une mauvaise mine avant le concert. C’est le moment où je me sens le plus mal. Et après le concert, c’est comme un million de dollars. Aussi simple que ça. Vous vous sentez un peu fatigué, mais vous ne vous êtes jamais senti aussi bien. Rien ne me fait me sentir aussi bien que ce temps qui s'écoule entre le moment où je quitte la scène et le moment où je vais me coucher. Je vis pour ces heures-là. Au niveau des sentiments, c’est l'équivalent d'un 10 sur une échelle de 10. J’ai simplement envie de parler aux gens, de retourner rencontrer ces gosses, de faire n’importe quoi. La plupart du temps, je rentre, je mange, je me couche et je me sens bien. Je crois que la plupart des gens n’ont pas l’occasion de se sentir aussi bien, en faisant ce qu’ils font.

Vous n'arrivez pas à obtenir cette sensation en studio ?

Parfois, mais c’est différent. Vous avez du jus pendant deux ou trois jours ou pendant une semaine, et parfois, vous vous sentez vraiment très bas. Mais en studio, je ne me sens jamais aussi mal quand je joue.

Vous savez, je savais simplement ce que je voulais faire – aller partout et jouer. Voir des personnes et parcourir le monde. Je veux voir à quoi ressemblent toutes ces personnes. Je veux rencontrer des gens de pays différents et des choses comme ça.

Vous avez toujours aimé avoir une certaine mobilité, une certaine liberté de mouvement. Pouvez-vous toujours vous promener dans la rue ?

Oh, certainement. Tout dépend du lieu où vous vous rendez. En général... vous pouvez faire tout ce que vous voulez. L’idée que vous ne pouvez pas vous promener dans la rue est une idée qui se trouve dans l’esprit des gens. Vous pouvez vous promener dans la rue, n’importe quand. De quoi allez-vous avoir peur, que quelqu’un vienne vers vous ? En général, ce n’est pas différent de ce que c’était auparavant, sauf que vous rencontrez des personnes que nous ne rencontreriez peut-être pas d’ordinaire – vous rencontrez des étrangers et vous leur parlez pendant un petit moment.

L’autre soir, je suis sorti, je suis parti en voiture, nous étions à Denver. J’ai trouvé une voiture et je suis parti, je me suis promené. Je suis allé au cinéma tout seul, je suis entré, j’ai pris mon pop-corn. Ce mec est venu vers moi, un mec vraiment sympa. Il m’a dit: ''Vous voulez vous asseoir avec ma sœur et moi ?''. J’ai dit, ''D’accord !''. Alors nous avons regardé le film (rires). C’était bien, parce que c’était le film de Woody Allen, Stardust Memories, où le mec envoie balader ses fans. Et je suis assis là et ce pauvre gosse qui me dit, ''Mon dieu, je ne sais pas quoi vous dire. C'est ainsi ? C'est ce que vous ressentez ?''. J’ai dit, ''Non, ce n'est pas exactement ce que je ressens''. Et il a eu cet énorme courage de venir me voir à la fin du film et de me demander si je voulais bien aller chez lui pour rencontrer sa mère et son père. J’ai dit ''Quelle heure est-il ?''. Il était 23 heures, alors j’ai dit, ''Eh bien, d’accord''.

Alors je suis rentré avec lui; il habite dans une banlieue. Nous arrivons chez lui et il y a sa mère et son père installés sur le canapé, en train de regarder la télé et de lire le journal. Il me fait entrer et il dit: ''Eh, Bruce Springsteen est là''. Et ils ne le croient pas. Alors il me traîne vers lui, et il dit ''Voici Bruce Springsteen''. ''Oh, allez…'' disent-ils. Alors, il court dans sa chambre et il ramène un album et il le tient près de mon visage. Et sa mère dit (en haletant) ''Ooohh, oui !''. Elle commence à crier ''Ouuuiiii'', elle commence à hurler.

Et pendant deux heures, j’étais chez ce gamin, à parler avec ces personnes. Ils étaient vraiment gentils, ils m’ont fait plein de choses à manger, de la pastèque.. et le gars m’a ramené en voiture à l’hôtel quelques heures plus tard.

Je me sentais si bien ce soir-là. Parce que voilà ces étrangers que je ne connaissais pas, ils vous amènent chez eux, vous traitent de manière formidable et le gamin était vraiment gentil, ils étaient vraiment gentils. C’est quelque chose qui peut m’arriver, mais qui ne peut pas arriver pour la plupart des gens. Et quand ça arrive, c’est fantastique. Vous savez tout de la vie de quelqu’un en trois heures. Vous avez les parents, vous avez la sœur, vous connaissez la vie de la famille en trois heures. Et je suis revenu à l’hôtel et je me sentais vraiment bien, parce que je pensais, ''Whaou (presque en chuchotant), c’est quelque chose de pouvoir faire ça. C’est une expérience de pouvoir vivre ça, de pouvoir pénétrer dans la vie d’un étranger''.

Et c’est ce à quoi je pensais en studio. Je pensais à aller à la rencontre des personnes que je ne connais pas. Aller en France et en Allemagne et au Japon, et rencontrer des japonais, des français et des allemands. Les rencontrer et voir ce qu’ils pensent, et pouvoir aller là-bas avec quelque chose. Aller là-bas avec quelques idées ou aller là-bas avec juste quelque chose, pouvoir récupérer quelque chose. Et boum ! Le faire !

Mais vous ne pouvez pas faire l’un sans l’autre. Je ne pourrais pas le faire si je n’avais pas passé du temps en studio, en sachant ce que j’ai vu et ce que j’ai ressenti à ce moment-là.

Parce que vous n’auriez pas ces quelques idées ?

Si vous ne les avez pas, restez chez vous, ou faites autre chose. Si vous avez des idées à échanger, là est le propos. C’est le cœur des choses. Je ne partirais pas en tournée si je ne n’avais pas ça. Il n'y aurait aucune raison.

La raison est que vous avez une idée, une idée que vous voulez exprimer. Vous avez une idée concernant des choses, une opinion, un sentiment sur la manière dont les choses existent ou la manière dont les choses pourraient être. Vous voulez aller en parler aux gens. Vous voulez dire: si tout le monde faisait ceci ou si les gens pensaient cela, peut-être que ça irait mieux.

Quand nous jouons aussi longtemps en concert, c’est parce que ça permet de donner une vue d’ensemble. Et si on ne vous donne pas une vue d’ensemble, vous ne pouvez pas avoir cette vision globale. On joue la première partie… Cette première partie parle de ces choses que vous avez évoquées. C’est la fondation. Sans elle, le reste ne peut pas exister. Il n’y aurait pas de deuxième moitié sans cette première partie; il n’y aurait pas toutes ces autres choses.... Sans cette fondation construite à partir de choses difficiles, des choses qui parlent de la lutte, des choses qui parlent du travail. C’est le cœur, et tout revient vers ça. Et puis en plus, il y a la vie, les choses qui l'entourent. C’est pourquoi le concert est si long. ''Vous voulez laisser tomber Stolen Car ?''.  Non, c’est une petite partie du puzzle. ''Vous voulez laisser celle-ci ?''. Non, c’est une petite partie du puzzle. Et à la fin, si vous le voulez, vous pouvez regarder en arrière et voir… juste un point de vue, en réalité. Vous voyez l’idée de quelqu’un, la manière dont quelqu’un voit les choses. Et vous connaissez quelqu’un.

Les gens vont à ce concert, ils me connaissent. Ils savent beaucoup de choses sur moi, autant que je connais cette partie de moi-même. C’est pourquoi, quand je les rencontre dans la rue, ils me connaissent déjà. Et vous les connaissez aussi. Grâce à leur réaction.

Même maintenant, il n’y a pas une grande distance pour vous entre votre loge et la scène, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas s’il y a une distance. Je ne sais pas s’il devrait y en avoir une. Je ne suis pas sûr de la différence qu’il y a ou de la façon dont elle est perçue. Sauf qu'une grande partie de ma musique est idéaliste, et je pense comme n’importe qui d’autre, qu’on ne vit pas tout le temps de cette façon. C’est impossible. C’est le défi. Il faut vivre en accord avec ses idées. C’est l’idée. C’est la ligne directrice. Je pense que c’est plus ou moins tout ce qu’on peut en dire.

****

NOTES

(1) Le Sock Hop est un terme inventé au cours des années 50, à la suite de la popularité grandissante du rock'n'roll, et se référait à une danse, qui se déroulait généralement dans les gymnases ou cafétérias des écoles américaines.

(2) Three Mile Island est une île située sur la rivière Susquehanna, près de Harrisburg, en Pennsylvanie. Son nom est associé à un accident nucléaire qui s'est produit le 28 mars 1979 dans la centrale nucléaire de l'île.

(3) Hank Williams (1923 - 1953), chanteur, guitariste et compositeur américain, est une icône de la musique country et du rock, et l'un des plus influents musiciens du XXe siècle. Son catalogue musical est l'une des colonnes vertébrales de la musique country.

(4) Le honky-tonk est un style musical appartenant à la musique country, tout comme le bluegrass, auquel il s'oppose. Son nom dérive du style de bars dans lesquels il est habituellement joué.

(5) Jimmie Rodgers (1897 - 1933), chanteur et musicien américain, est un pionnier de la musique country.

(6) Hank Mizell (1923 - 1992), chanteur et guitariste américain, a enregistré Jungle Rock en 1958, un titre obscur qui n'a connu le succès qu'en 1976 grâce à une compilation.

****

Photographies Jim Marchese, Henry Diltz, Joakim Strömholm & Lynn Goldsmith


Lu 4121 fois