Qui est Bruce Springsteen ?
par Phil Sutcliffe, interview réalisée le 13 octobre 2005, à Chicago
par Phil Sutcliffe, interview réalisée le 13 octobre 2005, à Chicago
Pendant les trente années qui ont suivi la sortie de Born To Run, celui décrit une fois comme "l'avenir du rock'n'roll" a porté les masques d'un showman de Las Vegas, d'un solitaire inquiet et d'un monsieur Tout-le-Monde. Aujourd'hui, dans cette remarquable interview à la fin d'une année remarquable, le vrai Patron s'assoit avec MOJO pour s'épancher comme il ne l'a jamais fait sur la vie, la mort, le divorce, l'identité, l'Amérique... sur tout quoi !
****
LE UNITED CENTRE DE CHICAGO EST LE DOMICILE DES BULLS, l'équipe de basket-ball de la NBA qui gagnait tout à l'époque où Michael Jordan était roi. C'est l'habituelle grotte, grande et sombre. Mais quand, pour le soundcheck, MOJO prend place seul dans cette pénombre au milieu des 9 000 sièges vides, l'endroit, bizarrement, ressemble à un lieu très privé. Bruce Springsteen est seul sur scène, au piano, parlant au micro avec un ingénieur du son loin de lui, éclairé seulement par une lampe de chevet. Personne d'autre n'est visible sauf quand un technicien arrive avec le prochain instrument à accorder.
Springsteen porte une tenue vestimentaire assez dépareillée, avec veste de costume, jean et casquette de base-ball, visière sur le côté, seule chose fantasque de toute la répétition. Il chante une strophe ou deux de chaque chanson - Saint In The City, You Can Look (But You Better Not Touch), Jesus Was An Only Son - passant rapidement du piano au piano électrique, à l'harmonium, aux diverses guitares acoustiques et électriques, à l'harmonica, à un ukulélé (offert par Eddie Vedder), et finalement à l'autoharpe. Il vérifie le bullet mike (micro pour harmonica, ndt), adoré par Tom Waits, qui transforme sa voix en un hurlement de fou sur Johnny 99. Tout est en place et ne suscite aucun commentaire sauf "ok" et des mercis marmonnés à chaque fois qu'on lui passe un nouvel instrument. Quand il a terminé, il prend ses papiers, les fourre dans une mallette noire bien usée, quitte la scène seul comme un employé bohème se rendant au bureau, et va directement dans sa loge.
C'est une excellente année pour Springsteen, une année où les fils conducteurs du passé et du présent se touchent. Au printemps, il a sorti Devils & Dust, le troisième de ses puissants albums, principalement acoustiques et plus ou moins solo, après Nebraska (1982) et The Ghost Of Tom Joad (1995). En novembre, c'était la somptueuse réédition de Born To Run pour son trentième anniversaire, accompagné d'un DVD bonus, un album qui a lancé sa carrière. Ces deux albums ne pouvaient pas mieux symboliser les deux pôles de l'intérêt qu'il suscite au fil des ans, de la grande poussée d'adrénaline de la jeunesse à la connaissance sombre et aux doutes de l'âge mûr (il a eu 56 ans en septembre). Born To Run était sans complexe: le chant passionné tel un Roy Orbison jouant les durs, le grognement tout puissant du rock et du R&B et la grandeur d'un E Street Band, illuminé par Spector, avec le saxophone de Clarence Clemons à son zénith, et le piano de Roy Bittan évoquant les concertos de Dirty. Son troisième album, et celui qui l'a vraiment lancé après l'échec de ses deux premiers, abondait de jeunes vivant les choses en grand dans leur petit monde, refusant catégoriquement l'idée d'échec, roulant et magouillant, se bagarrant et parlant d'amour, courant après un rêve de "tout-le-monde-s'en-fout-et-alors". Et Springsteen n'a plus jamais refait un album comme celui-là.
En tant qu'auteur et musicien, il est entré dans la cour des grands. L'idée générale est que, même s'il n'a jamais inventé un style de musique, ni même beaucoup joué avec les mots, il a vraiment fait fusionner l'histoire du rock'n'roll avec amour, énergie, imagination, et en accordant une très grande attention aux détails. La musique a été traitée dans le sang, et l'âme était précisément là - quiconque ayant entendu ce qu'il faisait quand un hurlement sans mot ou un beuglement était nécessaire, savait ce qu'il avait en lui. Mais surtout, il a réussi son passage du garçon nerveux à un artiste de rock à vie, en devenant un grand raconteur d'histoires. En fait, le processus de ce développement avait commencé sur Born To Run avec Meeting Across The River, l'unique chanson lente, sombre, avec un piano mélancolique et une trompette solitaire. Le trait qui évoquait le talent narratif de Springsteen était qu'il avait choisi d'écrire les paroles comme une conversation où on n'entendait qu'un seul protagoniste: "Hé Eddie, peux-tu me prêter un peu de fric / Et ce soir, peux-tu nous trouver une bagnole" demande cette personne sans nom. De ces premiers vers, toutes ses peurs, tous ses échecs et ses désillusions en série sur la grandeur sont là, suspendus dans l'air vide, exposés et sans réponse, jusqu'à ce que ce pauvre type qui "prépare" un hold-up sans voiture, ni revolver, mette fin à son rêve de vouloir impressionner sa femme - "Je vais juste jeter l'argent sur le lit / Elle verra que cette fois, c'était pas que des paroles en l'air".
Sur l'album suivant, Darkness On The Edge Of Town (1978), il s'est engagé à développer ce talent pour l'écriture. On y trouvait Racing In The Street, une chanson-tremplin primordiale. Peut-être une façon délibérée de se confronter à la critique qui ne voyait que "voitures-et-filles" dans ses chansons et qui l'a poursuivi au début de sa carrière. La chanson commence avec un bricoleur obsédé de voitures, dans le style d'une conversation arrogante qu'on entend dans les bars: "Je possède une Chevrolet de '69 avec un 396 / À injection et un levier de vitesse Hurst au plancher". Après quelques vantardises sur toutes les courses qu'il a gagnées, il se retrouve soudain à penser à sa copine, à son amour, au fait qu'elle vieillisse, à sa solitude et à la façon dont il l'a négligée et qui l'a usée, jusqu'à ce qu' "elle reste seule, le regard fixe dans la nuit / Avec les yeux de quelqu'un qui déteste l'idée même d'être né".
Les histoires se déroulent dans un paysage politique - les gens de la classe ouvrière luttant pour joindre les deux bouts, financièrement et moralement - avec, pour toile de fond, un langage religieux qui évoque rarement une véritable croyance. Et certaines de ces histoires sont absolument pleines de sexe, de I'm On Fire (Born In The USA, 1984), en passant par Highway 29 (The Ghost Of Tom Joad, 1995), jusqu'à Reno (Devils & Dust, 2006). Bruce nous livre véritablement quelque chose qui se situe entre la version d'Aretha de The Night Time Is The Right Time et la table de cuisine dans The Postman Always Ring Twice (2) de James M. Cain.
Springsteen réfléchit constamment à ce qu'il fait et, ces dernières années, écrivant avec soin sur l'art et l'artisan, il a offert deux approches très différentes. La première, dans Songs, son livre de paroles de chansons, est une analyse sérieuse: "Quand vous trouvez les bonnes paroles et la bonne musique, votre voix se fond dans les voix de ceux sur qui vous avez choisi de chanter... Mais raconter ces histoires avec tous les détails au monde importe peu si la chanson n'a pas un cœur émotionnel. C'est quelque chose que vous devez trouver en vous-même, grâce à ce que vous ressentez de commun avec l'homme ou la femme sur lesquels vous écrivez". Les égos de l'artiste et de l'auditeur sont donc mis de côté et se rencontrent dans les personnages fictifs et dans leurs histoires. Mais ça, c'était en 1998. Aujourd'hui, Springsteen est devenu vraiment ironique à ce sujet, ayant développé un bien plus grand intérêt pour les incertitudes, surtout sur sa propre identité et sur la façon dont elle le lie, ou non, à ses fans. Quand MOJO l'a vu enregistrer son Storyteller pour la chaîne VH1 en avril dernier, il a soulevé ce sujet de façon comique quand il a parlé de Brilliant Disguise - une chanson de l'album Tunnel Of Love (1987), dans laquelle notre narrateur, qui semble plus près d'un Springsteen autobiographique que d'habitude, se demande qui il est, qui est sa femme, et jusqu'à quel point tous les deux font-ils semblant.
Springsteen a fait un discours sur la façon dont "nous avons tous des personnalités multiples" et a commencé tout un speech sur comment, il y a un bout de temps, il passait l'après-midi dans un de ses clubs de strip-tease préférés sur l'autoroute - "ce salaud, ce saint hypocrite de Springsteen" l'ayant pour une fois laissé là pour ses "plaisirs simples". Cependant, alors qu'il quittait le club, les ennuis ont commencé sur le parking: "Une femme et un homme m'avaient épié et m'ont dit, 'Bruce, vous n'êtes pas censé être là'. Je voyais où ils voulaient en venir avec tout ça, alors j'ai dit 'Je ne suis pas là. Je suis simplement une invention dévoyée des nombreuses personnalités de Bruce. Je flotte dans l'éther au-dessus des routes et chemins du New Jersey, atterrissant souvent dans des endroits à l'image incongrue, mais bien amusants. Bruce ne sait même pas que j'ai disparu. Il est chez lui en ce moment à faire de bonnes actions'". Il conclut sa démonstration psycho-philosophique en disant: "Donc, le concept de la personnalité est une chose mystérieuse". Et comme nous allons le découvrir, avec Bruce il l'est.
Springsteen porte une tenue vestimentaire assez dépareillée, avec veste de costume, jean et casquette de base-ball, visière sur le côté, seule chose fantasque de toute la répétition. Il chante une strophe ou deux de chaque chanson - Saint In The City, You Can Look (But You Better Not Touch), Jesus Was An Only Son - passant rapidement du piano au piano électrique, à l'harmonium, aux diverses guitares acoustiques et électriques, à l'harmonica, à un ukulélé (offert par Eddie Vedder), et finalement à l'autoharpe. Il vérifie le bullet mike (micro pour harmonica, ndt), adoré par Tom Waits, qui transforme sa voix en un hurlement de fou sur Johnny 99. Tout est en place et ne suscite aucun commentaire sauf "ok" et des mercis marmonnés à chaque fois qu'on lui passe un nouvel instrument. Quand il a terminé, il prend ses papiers, les fourre dans une mallette noire bien usée, quitte la scène seul comme un employé bohème se rendant au bureau, et va directement dans sa loge.
C'est une excellente année pour Springsteen, une année où les fils conducteurs du passé et du présent se touchent. Au printemps, il a sorti Devils & Dust, le troisième de ses puissants albums, principalement acoustiques et plus ou moins solo, après Nebraska (1982) et The Ghost Of Tom Joad (1995). En novembre, c'était la somptueuse réédition de Born To Run pour son trentième anniversaire, accompagné d'un DVD bonus, un album qui a lancé sa carrière. Ces deux albums ne pouvaient pas mieux symboliser les deux pôles de l'intérêt qu'il suscite au fil des ans, de la grande poussée d'adrénaline de la jeunesse à la connaissance sombre et aux doutes de l'âge mûr (il a eu 56 ans en septembre). Born To Run était sans complexe: le chant passionné tel un Roy Orbison jouant les durs, le grognement tout puissant du rock et du R&B et la grandeur d'un E Street Band, illuminé par Spector, avec le saxophone de Clarence Clemons à son zénith, et le piano de Roy Bittan évoquant les concertos de Dirty. Son troisième album, et celui qui l'a vraiment lancé après l'échec de ses deux premiers, abondait de jeunes vivant les choses en grand dans leur petit monde, refusant catégoriquement l'idée d'échec, roulant et magouillant, se bagarrant et parlant d'amour, courant après un rêve de "tout-le-monde-s'en-fout-et-alors". Et Springsteen n'a plus jamais refait un album comme celui-là.
En tant qu'auteur et musicien, il est entré dans la cour des grands. L'idée générale est que, même s'il n'a jamais inventé un style de musique, ni même beaucoup joué avec les mots, il a vraiment fait fusionner l'histoire du rock'n'roll avec amour, énergie, imagination, et en accordant une très grande attention aux détails. La musique a été traitée dans le sang, et l'âme était précisément là - quiconque ayant entendu ce qu'il faisait quand un hurlement sans mot ou un beuglement était nécessaire, savait ce qu'il avait en lui. Mais surtout, il a réussi son passage du garçon nerveux à un artiste de rock à vie, en devenant un grand raconteur d'histoires. En fait, le processus de ce développement avait commencé sur Born To Run avec Meeting Across The River, l'unique chanson lente, sombre, avec un piano mélancolique et une trompette solitaire. Le trait qui évoquait le talent narratif de Springsteen était qu'il avait choisi d'écrire les paroles comme une conversation où on n'entendait qu'un seul protagoniste: "Hé Eddie, peux-tu me prêter un peu de fric / Et ce soir, peux-tu nous trouver une bagnole" demande cette personne sans nom. De ces premiers vers, toutes ses peurs, tous ses échecs et ses désillusions en série sur la grandeur sont là, suspendus dans l'air vide, exposés et sans réponse, jusqu'à ce que ce pauvre type qui "prépare" un hold-up sans voiture, ni revolver, mette fin à son rêve de vouloir impressionner sa femme - "Je vais juste jeter l'argent sur le lit / Elle verra que cette fois, c'était pas que des paroles en l'air".
Sur l'album suivant, Darkness On The Edge Of Town (1978), il s'est engagé à développer ce talent pour l'écriture. On y trouvait Racing In The Street, une chanson-tremplin primordiale. Peut-être une façon délibérée de se confronter à la critique qui ne voyait que "voitures-et-filles" dans ses chansons et qui l'a poursuivi au début de sa carrière. La chanson commence avec un bricoleur obsédé de voitures, dans le style d'une conversation arrogante qu'on entend dans les bars: "Je possède une Chevrolet de '69 avec un 396 / À injection et un levier de vitesse Hurst au plancher". Après quelques vantardises sur toutes les courses qu'il a gagnées, il se retrouve soudain à penser à sa copine, à son amour, au fait qu'elle vieillisse, à sa solitude et à la façon dont il l'a négligée et qui l'a usée, jusqu'à ce qu' "elle reste seule, le regard fixe dans la nuit / Avec les yeux de quelqu'un qui déteste l'idée même d'être né".
Les histoires se déroulent dans un paysage politique - les gens de la classe ouvrière luttant pour joindre les deux bouts, financièrement et moralement - avec, pour toile de fond, un langage religieux qui évoque rarement une véritable croyance. Et certaines de ces histoires sont absolument pleines de sexe, de I'm On Fire (Born In The USA, 1984), en passant par Highway 29 (The Ghost Of Tom Joad, 1995), jusqu'à Reno (Devils & Dust, 2006). Bruce nous livre véritablement quelque chose qui se situe entre la version d'Aretha de The Night Time Is The Right Time et la table de cuisine dans The Postman Always Ring Twice (2) de James M. Cain.
Springsteen réfléchit constamment à ce qu'il fait et, ces dernières années, écrivant avec soin sur l'art et l'artisan, il a offert deux approches très différentes. La première, dans Songs, son livre de paroles de chansons, est une analyse sérieuse: "Quand vous trouvez les bonnes paroles et la bonne musique, votre voix se fond dans les voix de ceux sur qui vous avez choisi de chanter... Mais raconter ces histoires avec tous les détails au monde importe peu si la chanson n'a pas un cœur émotionnel. C'est quelque chose que vous devez trouver en vous-même, grâce à ce que vous ressentez de commun avec l'homme ou la femme sur lesquels vous écrivez". Les égos de l'artiste et de l'auditeur sont donc mis de côté et se rencontrent dans les personnages fictifs et dans leurs histoires. Mais ça, c'était en 1998. Aujourd'hui, Springsteen est devenu vraiment ironique à ce sujet, ayant développé un bien plus grand intérêt pour les incertitudes, surtout sur sa propre identité et sur la façon dont elle le lie, ou non, à ses fans. Quand MOJO l'a vu enregistrer son Storyteller pour la chaîne VH1 en avril dernier, il a soulevé ce sujet de façon comique quand il a parlé de Brilliant Disguise - une chanson de l'album Tunnel Of Love (1987), dans laquelle notre narrateur, qui semble plus près d'un Springsteen autobiographique que d'habitude, se demande qui il est, qui est sa femme, et jusqu'à quel point tous les deux font-ils semblant.
Springsteen a fait un discours sur la façon dont "nous avons tous des personnalités multiples" et a commencé tout un speech sur comment, il y a un bout de temps, il passait l'après-midi dans un de ses clubs de strip-tease préférés sur l'autoroute - "ce salaud, ce saint hypocrite de Springsteen" l'ayant pour une fois laissé là pour ses "plaisirs simples". Cependant, alors qu'il quittait le club, les ennuis ont commencé sur le parking: "Une femme et un homme m'avaient épié et m'ont dit, 'Bruce, vous n'êtes pas censé être là'. Je voyais où ils voulaient en venir avec tout ça, alors j'ai dit 'Je ne suis pas là. Je suis simplement une invention dévoyée des nombreuses personnalités de Bruce. Je flotte dans l'éther au-dessus des routes et chemins du New Jersey, atterrissant souvent dans des endroits à l'image incongrue, mais bien amusants. Bruce ne sait même pas que j'ai disparu. Il est chez lui en ce moment à faire de bonnes actions'". Il conclut sa démonstration psycho-philosophique en disant: "Donc, le concept de la personnalité est une chose mystérieuse". Et comme nous allons le découvrir, avec Bruce il l'est.
IL N'Y A QUE TRÈS PEU DE MONDE EN COULISSES: trois ou quatre techniciens, ceux qui s'occupent du management et le promoteur du coin qui fait le va-et-vient dans un couloir de briques et de béton, assez large pour y faire des manœuvres militaires. Après quelques minutes d'attente, à l'heure prévue, 18 heures, Springsteen fait son apparition à la porte de sa loge et fait signe à MOJO d'entrer. Il sourit, avec une certaine réserve qu'on pourrait presque qualifiée d'anglaise. La pièce est dépouillée, à l'exception de ses affaires éparpillées sur une grande table basse en verre - encore des papiers, un baladeur (il ne s'est pas encore mis à l'iPod), un exemplaire de son livre, Songs. Il y a un petit réveil électrique, de chez Woolworth peut-être, dont il ne voit pas le cadran une fois assis. Il n'y a absolument rien qui est destiné à faire de ce lieu un chez-soi convivial.
Il allonge une jambe sur la table et s'enfonce dans le fauteuil de velours noir et de chrome. Les coutures de l'entrejambe de son jean sont blanches d'usure et sur le point de lâcher. Il parle lentement, prudemment, faisant souvent une pause pour trouver les mots exacts qu'il cherche. Un des aspects bizarres de le voir de si près est qu'il est de taille moyenne, de corpulence moyenne quand il est debout, et large, voire imposant quand il est assis. Peut-être est-ce l'effet de cette chemise à carreaux bleus qui, d'après ce que quelqu'un a dit, serait un cadeau de Tom Hanks. Il est étrange de penser qu'un homme à l'apparence aussi solide, en plein milieu d'une année phare sur le plan artistique, puisse autant parler et chanter sur l'ambivalence et le doute. En 1987, dans Two Faces, il luttait contre l'âme divisée qui se cachait derrière ses deux visages: "Un qui fait des choses que je ne comprends pas / Qui me donne le sentiment de ne pas être un homme à part entière". Il y a trois ans, sur l'album The Rising, dans la chanson Nothing Man, il s'imaginait dans l'âme vide et traumatisée de l'homme qui n'est rien: "Ma chérie, avec ce baiser / Dis que tu comprends / Je suis l'homme de rien". Mais peut-être que dans sa vie et son travail, il a maintenant atteint un de ces stades réaliste-mais-positif, il a cédé au romantisme sur All The Way Home, sur Devils & Dust: "Je sais ce que c'est que d'avoir échoué, ma chérie / Avec la planète entière qui te regarde / ...Tu n'as aucune raison de me faire confiance / Ma confiance est un peu rouillée / Mais si tu n'aimes pas être seule / Ma chérie, je pourrais te raccompagner jusqu'à chez toi" .
Il est assis, regardant le journaliste de MOJO en fronçant les sourcils.
Il allonge une jambe sur la table et s'enfonce dans le fauteuil de velours noir et de chrome. Les coutures de l'entrejambe de son jean sont blanches d'usure et sur le point de lâcher. Il parle lentement, prudemment, faisant souvent une pause pour trouver les mots exacts qu'il cherche. Un des aspects bizarres de le voir de si près est qu'il est de taille moyenne, de corpulence moyenne quand il est debout, et large, voire imposant quand il est assis. Peut-être est-ce l'effet de cette chemise à carreaux bleus qui, d'après ce que quelqu'un a dit, serait un cadeau de Tom Hanks. Il est étrange de penser qu'un homme à l'apparence aussi solide, en plein milieu d'une année phare sur le plan artistique, puisse autant parler et chanter sur l'ambivalence et le doute. En 1987, dans Two Faces, il luttait contre l'âme divisée qui se cachait derrière ses deux visages: "Un qui fait des choses que je ne comprends pas / Qui me donne le sentiment de ne pas être un homme à part entière". Il y a trois ans, sur l'album The Rising, dans la chanson Nothing Man, il s'imaginait dans l'âme vide et traumatisée de l'homme qui n'est rien: "Ma chérie, avec ce baiser / Dis que tu comprends / Je suis l'homme de rien". Mais peut-être que dans sa vie et son travail, il a maintenant atteint un de ces stades réaliste-mais-positif, il a cédé au romantisme sur All The Way Home, sur Devils & Dust: "Je sais ce que c'est que d'avoir échoué, ma chérie / Avec la planète entière qui te regarde / ...Tu n'as aucune raison de me faire confiance / Ma confiance est un peu rouillée / Mais si tu n'aimes pas être seule / Ma chérie, je pourrais te raccompagner jusqu'à chez toi" .
Il est assis, regardant le journaliste de MOJO en fronçant les sourcils.
****
Durant Storytellers, une fan se décrivant elle-même comme "une personne de couleur" vous a demandé comment "vous étiez arrivé à capturer l'expérience des minorités". Vous lui avez dit, "Je crois que cette expérience provient du sentiment d'être invisible. Pendant les seize ou dix-sept premières années de ma vie, j'avais ce sentiment de ne pas être là". Était-ce l'un des éléments fondateurs de Born To Run ?
C'est un des éléments fondateurs de toute la musique rock. Ou du blues ou du jazz. C'est au cœur de l'écriture de chansons et de la performance scénique et... de presque toute expression créatrice. Qui émane entièrement d'une volonté et d'un désir d'avoir un impact - de sentir votre relation au monde et aux autres, et de la vivre. Vivre sa propre vitalité et sa propre force de vivre. Analyser toute forme d'expression créatrice et vous essayez d'extraire quelque chose du néant et de le rendre tangible et visible. C'est la raison pour laquelle vous êtes le magicien.
Mais vous avez aussi dit à cette femme combien votre expérience de l'invisibilité avait été douloureuse et désagréable.
Oui, euh... (il hésite).
Cet épisode m'a rappelé cette histoire, quand vous aviez huit ans dans votre école catholique. Vous aviez fait une erreur en latin et la sœur qui vous faisait cours vous a mis dans la corbeille à papier, parce que "c'était ce que vous valiez".
(Il éclate de rire de bon cœur) Je suppose qu'il n'y a rien de plus symbolique. Donc oui, l'idée de lutter contre cette vie gâchée a toujours été à l'origine de mon écriture. Et évidemment l'appartenance à une classe sociale et à une race joue un rôle énorme, ici aux États-Unis. Si vous aviez vu le choc exprimé lors du passage de l'ouragan Katrina, tout à coup tous ces gens, qui avaient été marginalisés, passaient à la télévision et devenaient visibles. Et le choc des gens... était choquant à mes yeux. Ces gens avaient été marginalisés - ces gens que vous voyez normalement aux informations du soir, menottés et en train de se faire arrêter, c'est essentiellement la seule chose que vous voyez toujours d'eux - tout à coup, ils sont là avec leurs gosses, leur famille, et le pays a réagi par une sorte de choc bien triste, et ce n'est qu'une partie de l'histoire des classes sociales et des races et c'est un lien permanent au cœur et à la naissance du blues et du jazz et du r&b et du rock'n'roll. Cette musique-là est l'un des instruments grâce auquel ceux qui sont invisibles, ceux qui sont nés dans la marginalité, se sont rendus visibles. C'est un élément essentiel et primordial pour faire ce genre de musique. Et je voulais faire beaucoup de bruit. Vous voulez que les gens sachent que vous êtes bien là et que vous êtes vivant.
Est-ce que le fait d'être originaire du New Jersey a joué un rôle, dans ce sentiment d'être ignoré, qui a alimenté Born To Run ?
Peut-être que ce qui était différent à cette époque, c'est que je n'avais jamais rencontré personne ayant fait un disque. Vous étiez vraiment très loin du grand public, plus particulièrement avant que la musique pop locale ne devienne acceptée. Ce que je veux dire par là, c'est qu'à une heure de voiture de New York City, vous étiez dans les profondeurs. Personne ne venait dans le New Jersey pour trouver des groupes et pour faire signer un contrat. Ça n'arrivait pas et ce sentiment d'être très éloigné de ces choses était très présent. J'ai fait des concerts devant des milliers de gosses, mais personne n'en savait rien. Nous opérions indépendamment de l'industrie du disque et des concerts. C'étaient juste des événements locaux. Et nous, nous n'avions jamais pris l'avion jusqu'au jour où notre maison de disques nous a envoyés à Los Angeles.
De nos jours, je ne connais pratiquement aucun groupe qui n'ait pas son CD. Tous les groupes du coin, je vais les voir en concert et ils vendent un CD. Mais ce n'était pas le cas dans les années 60 et au début des années 70. La machinerie, la technologie pour faire des disques ne vous appartenait pas. Alors quand j'ai obtenu un contrat discographique, j'étais la seule personne que je connaissais à qui on avait fait signer un contrat, c'était un changement énorme, et puis nous avons fait deux disques et ils ne se sont pas très bien vendus, mais c'était quand même un miracle. Et puis Born To Run est arrivé et... (s'arrête de parler, avec un signe de la tête sous-entendant tout ce qui a suivi).
C'est un des éléments fondateurs de toute la musique rock. Ou du blues ou du jazz. C'est au cœur de l'écriture de chansons et de la performance scénique et... de presque toute expression créatrice. Qui émane entièrement d'une volonté et d'un désir d'avoir un impact - de sentir votre relation au monde et aux autres, et de la vivre. Vivre sa propre vitalité et sa propre force de vivre. Analyser toute forme d'expression créatrice et vous essayez d'extraire quelque chose du néant et de le rendre tangible et visible. C'est la raison pour laquelle vous êtes le magicien.
Mais vous avez aussi dit à cette femme combien votre expérience de l'invisibilité avait été douloureuse et désagréable.
Oui, euh... (il hésite).
Cet épisode m'a rappelé cette histoire, quand vous aviez huit ans dans votre école catholique. Vous aviez fait une erreur en latin et la sœur qui vous faisait cours vous a mis dans la corbeille à papier, parce que "c'était ce que vous valiez".
(Il éclate de rire de bon cœur) Je suppose qu'il n'y a rien de plus symbolique. Donc oui, l'idée de lutter contre cette vie gâchée a toujours été à l'origine de mon écriture. Et évidemment l'appartenance à une classe sociale et à une race joue un rôle énorme, ici aux États-Unis. Si vous aviez vu le choc exprimé lors du passage de l'ouragan Katrina, tout à coup tous ces gens, qui avaient été marginalisés, passaient à la télévision et devenaient visibles. Et le choc des gens... était choquant à mes yeux. Ces gens avaient été marginalisés - ces gens que vous voyez normalement aux informations du soir, menottés et en train de se faire arrêter, c'est essentiellement la seule chose que vous voyez toujours d'eux - tout à coup, ils sont là avec leurs gosses, leur famille, et le pays a réagi par une sorte de choc bien triste, et ce n'est qu'une partie de l'histoire des classes sociales et des races et c'est un lien permanent au cœur et à la naissance du blues et du jazz et du r&b et du rock'n'roll. Cette musique-là est l'un des instruments grâce auquel ceux qui sont invisibles, ceux qui sont nés dans la marginalité, se sont rendus visibles. C'est un élément essentiel et primordial pour faire ce genre de musique. Et je voulais faire beaucoup de bruit. Vous voulez que les gens sachent que vous êtes bien là et que vous êtes vivant.
Est-ce que le fait d'être originaire du New Jersey a joué un rôle, dans ce sentiment d'être ignoré, qui a alimenté Born To Run ?
Peut-être que ce qui était différent à cette époque, c'est que je n'avais jamais rencontré personne ayant fait un disque. Vous étiez vraiment très loin du grand public, plus particulièrement avant que la musique pop locale ne devienne acceptée. Ce que je veux dire par là, c'est qu'à une heure de voiture de New York City, vous étiez dans les profondeurs. Personne ne venait dans le New Jersey pour trouver des groupes et pour faire signer un contrat. Ça n'arrivait pas et ce sentiment d'être très éloigné de ces choses était très présent. J'ai fait des concerts devant des milliers de gosses, mais personne n'en savait rien. Nous opérions indépendamment de l'industrie du disque et des concerts. C'étaient juste des événements locaux. Et nous, nous n'avions jamais pris l'avion jusqu'au jour où notre maison de disques nous a envoyés à Los Angeles.
De nos jours, je ne connais pratiquement aucun groupe qui n'ait pas son CD. Tous les groupes du coin, je vais les voir en concert et ils vendent un CD. Mais ce n'était pas le cas dans les années 60 et au début des années 70. La machinerie, la technologie pour faire des disques ne vous appartenait pas. Alors quand j'ai obtenu un contrat discographique, j'étais la seule personne que je connaissais à qui on avait fait signer un contrat, c'était un changement énorme, et puis nous avons fait deux disques et ils ne se sont pas très bien vendus, mais c'était quand même un miracle. Et puis Born To Run est arrivé et... (s'arrête de parler, avec un signe de la tête sous-entendant tout ce qui a suivi).
En ce qui concerne votre réputation à l'époque, quelque chose sans précédent est arrivé: vous avez fait la couverture de Time et de Newsweek la même semaine (octobre 1975). Mais par la suite, vous avez semblé détester l'idée quand les magazines sont sortis. Pourquoi ?
C'était une décision importante à prendre. À un moment, je me suis dit, "Je ne vais pas donner ces interviews". Je ne me serais pas retrouvé ainsi en couverture de ces magazines. Mais ensuite, j'ai pensé, "Pourquoi ne le ferais-je pas ?!". C'est ma... (s'interrompt en pleine phrase pour réfléchir). J'avais une immense appréhension et une position très ambivalente concernant le succès et la célébrité - même si c'était quelque chose que j'avais intensément recherché. Mais c'était, "Je ne vais jamais savoir si je ne le fais pas". Vous comprenez ? Vous n'allez jamais savoir votre valeur ou la valeur de votre musique ou ce que vous aviez à dire ou le rôle que vous pourriez avoir dans le monde musical..., si vous ne le faisiez pas. Alors je me suis dit, "Et bien, c'est ma chance et je vais la saisir".
Vous disiez que le rock'n'roll émanait de problèmes politiques et sociaux. Quelle était votre conscience politique quand vous avez enregistré Born To Run ?
Elle était inexistante. C'était la dernière chose au monde que j'étais...
Même si vous avez grandi dans les années 60 ?
Non, vous avez raison, je ne voulais pas dire jusqu'à ce point-là. Dans les années 60, les États-Unis ressemblaient plus à l'Amérique du Sud ou à l'Amérique Centrale à l'époque où j'y suis allé pour la tournée Amnesty International (1988). Durant les conférences de presse, il n'y avait que des questions intensément politiques et tout le monde était impliqué dans ces événements tumultueux en Argentine, et puis nous avons fait un concert juste à côté du Chili où ils venaient de faire chanceler Pinochet et tout le monde était donc imprégné d'une conscience politique. Aux États-Unis, à la fin des années 60, si vous n'étiez pas impliqué dans la protestation contre la Guerre du Vietnam et contre ce que le gouvernement faisait et la façon dont la culture évoluait, les gens pensaient que quelque chose clochait chez vous. Ça vous était donc inculqué et j'ai porté cette chose en moi et parfois elle ressortait et à d'autres moments, elle s'estompait, mais au début des années 70, je n'en étais pas particulièrement conscient. Après la fin de la Guerre du Vietnam, les gens se sentaient désemparés et il y avait beaucoup d'instabilité. Prenez Born To Run et ce qui s'est avéré être un de mes albums les moins politiques, certainement en apparence. J'étais motivé par les disques que j'aimais, par le son que je voulais obtenir et par le sentiment que je voulais mettre en avant. Un sentiment de grande euphorie et de vitalité. C'est ce que je recherchais. Une expérience cathartique, une expérience presque orgasmique.
Mais ensuite, en 1978, vous avez fait Darkness On The Edge Of Town, et cette "obscurité" est devenue une métaphore dominante dans vos paroles.
Hum. Avec Born To Run, il y avait une certaine dose de votre-rêve-devenu-réalité. Vous aviez trouvé un public et vous avez eu cet impact. Cela faisait donc partie de ma nature pour le meilleur et pour le pire de dire, "Et bien, qu'est-ce que ça signifie ? Quelle en est sa signification personnelle ? Quelle en est sa signification politique ? Qu'est-ce que ça signifie, pas uniquement pour moi, mais pour les autres ?". Il y a cette inquiétude au sujet de la célébrité, qui est intéressante parce qu'elle vous rend très présent et vous avez beaucoup d'impact et vous avez la force, mais elle vous sépare aussi des autres et vous rend très, heu, singulier.
Vous vivez à ce moment-là une expérience que très peu de personnes de votre entourage vivent aussi. Son ironie est qu'elle apporte également son propre type de solitude. Et toute une série de nouvelles questions. Je me suis donc dit que, pour moi, le reste de ma vie d'artiste sera de chercher ces réponses. Born To Run a été un album charnière dans le sens où, après, mon écriture a pris une direction qu'elle n'aurait peut-être pas prise dans d'autres circonstances. Darkness On The Edge Of Town a été une réponse immédiate et très naturelle à, heu, "Comment faire pour rester en relation avec toutes ces choses ?".
C'était une décision importante à prendre. À un moment, je me suis dit, "Je ne vais pas donner ces interviews". Je ne me serais pas retrouvé ainsi en couverture de ces magazines. Mais ensuite, j'ai pensé, "Pourquoi ne le ferais-je pas ?!". C'est ma... (s'interrompt en pleine phrase pour réfléchir). J'avais une immense appréhension et une position très ambivalente concernant le succès et la célébrité - même si c'était quelque chose que j'avais intensément recherché. Mais c'était, "Je ne vais jamais savoir si je ne le fais pas". Vous comprenez ? Vous n'allez jamais savoir votre valeur ou la valeur de votre musique ou ce que vous aviez à dire ou le rôle que vous pourriez avoir dans le monde musical..., si vous ne le faisiez pas. Alors je me suis dit, "Et bien, c'est ma chance et je vais la saisir".
Vous disiez que le rock'n'roll émanait de problèmes politiques et sociaux. Quelle était votre conscience politique quand vous avez enregistré Born To Run ?
Elle était inexistante. C'était la dernière chose au monde que j'étais...
Même si vous avez grandi dans les années 60 ?
Non, vous avez raison, je ne voulais pas dire jusqu'à ce point-là. Dans les années 60, les États-Unis ressemblaient plus à l'Amérique du Sud ou à l'Amérique Centrale à l'époque où j'y suis allé pour la tournée Amnesty International (1988). Durant les conférences de presse, il n'y avait que des questions intensément politiques et tout le monde était impliqué dans ces événements tumultueux en Argentine, et puis nous avons fait un concert juste à côté du Chili où ils venaient de faire chanceler Pinochet et tout le monde était donc imprégné d'une conscience politique. Aux États-Unis, à la fin des années 60, si vous n'étiez pas impliqué dans la protestation contre la Guerre du Vietnam et contre ce que le gouvernement faisait et la façon dont la culture évoluait, les gens pensaient que quelque chose clochait chez vous. Ça vous était donc inculqué et j'ai porté cette chose en moi et parfois elle ressortait et à d'autres moments, elle s'estompait, mais au début des années 70, je n'en étais pas particulièrement conscient. Après la fin de la Guerre du Vietnam, les gens se sentaient désemparés et il y avait beaucoup d'instabilité. Prenez Born To Run et ce qui s'est avéré être un de mes albums les moins politiques, certainement en apparence. J'étais motivé par les disques que j'aimais, par le son que je voulais obtenir et par le sentiment que je voulais mettre en avant. Un sentiment de grande euphorie et de vitalité. C'est ce que je recherchais. Une expérience cathartique, une expérience presque orgasmique.
Mais ensuite, en 1978, vous avez fait Darkness On The Edge Of Town, et cette "obscurité" est devenue une métaphore dominante dans vos paroles.
Hum. Avec Born To Run, il y avait une certaine dose de votre-rêve-devenu-réalité. Vous aviez trouvé un public et vous avez eu cet impact. Cela faisait donc partie de ma nature pour le meilleur et pour le pire de dire, "Et bien, qu'est-ce que ça signifie ? Quelle en est sa signification personnelle ? Quelle en est sa signification politique ? Qu'est-ce que ça signifie, pas uniquement pour moi, mais pour les autres ?". Il y a cette inquiétude au sujet de la célébrité, qui est intéressante parce qu'elle vous rend très présent et vous avez beaucoup d'impact et vous avez la force, mais elle vous sépare aussi des autres et vous rend très, heu, singulier.
Vous vivez à ce moment-là une expérience que très peu de personnes de votre entourage vivent aussi. Son ironie est qu'elle apporte également son propre type de solitude. Et toute une série de nouvelles questions. Je me suis donc dit que, pour moi, le reste de ma vie d'artiste sera de chercher ces réponses. Born To Run a été un album charnière dans le sens où, après, mon écriture a pris une direction qu'elle n'aurait peut-être pas prise dans d'autres circonstances. Darkness On The Edge Of Town a été une réponse immédiate et très naturelle à, heu, "Comment faire pour rester en relation avec toutes ces choses ?".
****
C'était pendant la période de Darkness que vous avez commencé votre autodidactie et à étudier plus particulièrement l'histoire américaine.
Ces grands thèmes étaient bel et bien présents dans Born To Run. Je m'intéressais à la personne que j'étais et à l'endroit d'où je venais, aux choses qui, à mon avis, donnaient à ma musique une valeur et un sens, j'ai donc cherché à en savoir plus sur ces choses. J'étais aussi naturellement curieux. Les études au lycée étaient si ennuyeuses et je ne suis jamais allé à l'université, et j'ai ainsi loupé un épisode où j'aurais pu être - et je dis bien "aurais pu être"- plus apte à apprendre les choses. Donc, autour de 25 ans, j'ai poursuivi beaucoup de choses que je trouvais être des sources d'inspiration. L'Histoire m'inspirait. Je pense que j'étais conscient de vouloir écrire sur l'endroit où je vivais, sur les gens que je connaissais. Vous voulez obtenir tout ce que vous pouvez en obtenir et vous voulez donner tout ce que vous pouvez donner. Je veux explorer le concept de la personnalité, vous savez ?
The Grapes Of Wrath (3) est devenu très important à vos yeux - le film de John Ford, le roman et les chansons de Woody Guthrie sur le Dust Bowl (4). Quels aspects des années 30 et 40 vous ont touché ?
De nombreuses bénédictions et malédictions étaient plus manifestes. Regardez les films. De Grapes Of Wrath de John Ford, j'ai pris ce point de vue élégiaque de l'histoire - la chaleur humaine, la fidélité, le devoir - les qualités de bon soldat. Mais le film noir (5) a aussi fait son apparition durant cette même période et ces films étaient populaires. Je pense que nous retrouvons ça aussi au début des années 70, de grands films comme Taxi Driver (6). Les gens s'intéressaient aux courants sous-jacents, aux points faibles, s'intéressaient à regarder derrière le voile de ce qu'on vous montre tous les jours. Il existait ce sentiment qu'il y avait plus que ce que vous voyez et ce qu'on vous présente, et cela était omniprésent dans le pays en général, je pense, pas uniquement dans les éléments progressistes de la société. Je veux dire que la Guerre du Vietnam ne s'est pas terminée quand les hippies s'y sont opposés ou quand les progressistes s'y sont opposés, elle s'est terminée quand les chauffeurs-routiers s'y sont opposés. Les années 30 et 40, et le début des années 70 aussi, étaient des époques où les choses étaient mises en relief. Les gens étaient prêts à regarder au-delà du masque de la société. J'ai trouvé ça fascinant.
En regardant au-delà du masque, qu'avez-vous vu ?
Simplement que les gens étaient... J'y fais allusion dans certaines de mes premières compositions - Lost In The Flood (de Greetings From Asbury Park, 1973). J'essayais de ressentir ce qui se passait réellement, quelles étaient les forces qui affectaient la vie de mes parents. Je suppose que vous devez avouer que tout remonte à votre expérience personnelle immédiate. Ce sont les choses qui vous modèlent. Le concept, dans son ensemble, d'une vie gâchée était puissant à mes yeux.
Est-ce que vous avez lu par la suite des livres politiques, comme The Communist Manifesto (7) ?
Non, je ne l'ai pas lu. Mais j'ai lu beaucoup de choses qui existaient, des extraits et passages de beaucoup de différents philosophes. Mais un livre qui a eu un impact énorme sur moi a été America de Henry Steeele Commager (et Allan Nevis), une histoire très puissante de l'Amérique. Ce livre revient sur cet ensemble fondamental de valeurs démocratiques dont le pays s'est parfois servi comme guide et qu'il a parfois ignorées. C'est la première chose que j'ai lue qui m'ait donné le sentiment d'appartenir à une continuité historique - j'ai ressenti notre participation et notre collusion quotidienne à la chaîne des évènements. Comme si c'était mon moment historique. Au cours de votre vie, la direction que prend votre pays est sous votre contrôle. Alors, qu'avez-vous fait ? C'était pour moi une idée intéressante, comment regarder sa vie, son travail et son endroit. C'était très tangible pour la première fois et ça a influencé l'écriture de certaines de mes chansons - avec la volonté également de faire du rock et de bien s'amuser. Vous en voyez les effets sur Darkness, The River et Nebraska.
C'est certainement présent dans la chanson Born In The U.S.A., un vétéran du Vietnam qui est en feu parce qu'il entre en collision avec les forces de l'histoire. Mais ce type a accepté ce poids personnel historique - c'est de la colère, il y a un élément social, il y a beaucoup d'innocence.
Avec Born In The U.S.A., commentiez-vous délibérément l'Amérique de Reagan - il était au milieu de son premier mandat quand vous l'avez écrite, ou bien est-ce les problèmes post-Vietnam qui vous ont influencé, les problèmes que les vétérans avaient toujours dix ans après ?
J'ai beaucoup été ému par les vétérans que j'avais rencontrés. Je suis devenu proche de certains d'entre eux. Pratiquement rien n'a été écrit sur le Vietnam jusqu'à ce que dix années se soient écoulées après le conflit - avant tout ce dont je me souviens, c'est de The Deer Hunter (8) et un superbe film avec Nick Nolte, très peu diffusé, dont le titre était Who'll Stop The Rain (9) (tous les deux en 1978). Mais au début des années 80, il y a eu la naissance de l'association Vietnam Veterans of America. Mon ami, Bobby Muller y était à la tête et nous avons fait un concert caritatif pour eux, lors de la tournée The River (1981). Je me souviens être allé voir The Deer Hunter, avec Ron Kovic, qui a écrit le livre Born On The 4th Of July (10), et il cherchait des choses qui reflétaient son expérience. La chanson est née de toutes ces choses-là. Bob Muller est la première personne à qui je l'ai jouée. C'était quelque chose.
Mis à part la lecture, vous avez exploré l'Amérique littéralement parlant, simplement en voyageant en voiture partout dans le pays.
Et bien, j'ai beaucoup voyagé dès l'âge de 18 ou 19 ans. Mes parents étaient partis (Doug, ouvrier en usine et Adèle, secrétaire juridique, ont quitté Freehold, New Jersey, pour s'installer en Californie en 1969) et ils n'avaient pas l'argent nécessaire pour me payer un voyage en car, et encore moins un billet d'avion, j'allais donc en voiture sur la Côte Ouest pour les voir, une fois par an peut-être. Nous faisions de grands voyages à travers le pays, trois ou quatre ou cinq d'entre nous - et un chien - tous entassés dans la cabine d'un camion et vous conduisiez trois jours d'affilé sans vous arrêter. Juste le truc que vous faisiez quand vous étiez gosse.
Ces grands thèmes étaient bel et bien présents dans Born To Run. Je m'intéressais à la personne que j'étais et à l'endroit d'où je venais, aux choses qui, à mon avis, donnaient à ma musique une valeur et un sens, j'ai donc cherché à en savoir plus sur ces choses. J'étais aussi naturellement curieux. Les études au lycée étaient si ennuyeuses et je ne suis jamais allé à l'université, et j'ai ainsi loupé un épisode où j'aurais pu être - et je dis bien "aurais pu être"- plus apte à apprendre les choses. Donc, autour de 25 ans, j'ai poursuivi beaucoup de choses que je trouvais être des sources d'inspiration. L'Histoire m'inspirait. Je pense que j'étais conscient de vouloir écrire sur l'endroit où je vivais, sur les gens que je connaissais. Vous voulez obtenir tout ce que vous pouvez en obtenir et vous voulez donner tout ce que vous pouvez donner. Je veux explorer le concept de la personnalité, vous savez ?
The Grapes Of Wrath (3) est devenu très important à vos yeux - le film de John Ford, le roman et les chansons de Woody Guthrie sur le Dust Bowl (4). Quels aspects des années 30 et 40 vous ont touché ?
De nombreuses bénédictions et malédictions étaient plus manifestes. Regardez les films. De Grapes Of Wrath de John Ford, j'ai pris ce point de vue élégiaque de l'histoire - la chaleur humaine, la fidélité, le devoir - les qualités de bon soldat. Mais le film noir (5) a aussi fait son apparition durant cette même période et ces films étaient populaires. Je pense que nous retrouvons ça aussi au début des années 70, de grands films comme Taxi Driver (6). Les gens s'intéressaient aux courants sous-jacents, aux points faibles, s'intéressaient à regarder derrière le voile de ce qu'on vous montre tous les jours. Il existait ce sentiment qu'il y avait plus que ce que vous voyez et ce qu'on vous présente, et cela était omniprésent dans le pays en général, je pense, pas uniquement dans les éléments progressistes de la société. Je veux dire que la Guerre du Vietnam ne s'est pas terminée quand les hippies s'y sont opposés ou quand les progressistes s'y sont opposés, elle s'est terminée quand les chauffeurs-routiers s'y sont opposés. Les années 30 et 40, et le début des années 70 aussi, étaient des époques où les choses étaient mises en relief. Les gens étaient prêts à regarder au-delà du masque de la société. J'ai trouvé ça fascinant.
En regardant au-delà du masque, qu'avez-vous vu ?
Simplement que les gens étaient... J'y fais allusion dans certaines de mes premières compositions - Lost In The Flood (de Greetings From Asbury Park, 1973). J'essayais de ressentir ce qui se passait réellement, quelles étaient les forces qui affectaient la vie de mes parents. Je suppose que vous devez avouer que tout remonte à votre expérience personnelle immédiate. Ce sont les choses qui vous modèlent. Le concept, dans son ensemble, d'une vie gâchée était puissant à mes yeux.
Est-ce que vous avez lu par la suite des livres politiques, comme The Communist Manifesto (7) ?
Non, je ne l'ai pas lu. Mais j'ai lu beaucoup de choses qui existaient, des extraits et passages de beaucoup de différents philosophes. Mais un livre qui a eu un impact énorme sur moi a été America de Henry Steeele Commager (et Allan Nevis), une histoire très puissante de l'Amérique. Ce livre revient sur cet ensemble fondamental de valeurs démocratiques dont le pays s'est parfois servi comme guide et qu'il a parfois ignorées. C'est la première chose que j'ai lue qui m'ait donné le sentiment d'appartenir à une continuité historique - j'ai ressenti notre participation et notre collusion quotidienne à la chaîne des évènements. Comme si c'était mon moment historique. Au cours de votre vie, la direction que prend votre pays est sous votre contrôle. Alors, qu'avez-vous fait ? C'était pour moi une idée intéressante, comment regarder sa vie, son travail et son endroit. C'était très tangible pour la première fois et ça a influencé l'écriture de certaines de mes chansons - avec la volonté également de faire du rock et de bien s'amuser. Vous en voyez les effets sur Darkness, The River et Nebraska.
C'est certainement présent dans la chanson Born In The U.S.A., un vétéran du Vietnam qui est en feu parce qu'il entre en collision avec les forces de l'histoire. Mais ce type a accepté ce poids personnel historique - c'est de la colère, il y a un élément social, il y a beaucoup d'innocence.
Avec Born In The U.S.A., commentiez-vous délibérément l'Amérique de Reagan - il était au milieu de son premier mandat quand vous l'avez écrite, ou bien est-ce les problèmes post-Vietnam qui vous ont influencé, les problèmes que les vétérans avaient toujours dix ans après ?
J'ai beaucoup été ému par les vétérans que j'avais rencontrés. Je suis devenu proche de certains d'entre eux. Pratiquement rien n'a été écrit sur le Vietnam jusqu'à ce que dix années se soient écoulées après le conflit - avant tout ce dont je me souviens, c'est de The Deer Hunter (8) et un superbe film avec Nick Nolte, très peu diffusé, dont le titre était Who'll Stop The Rain (9) (tous les deux en 1978). Mais au début des années 80, il y a eu la naissance de l'association Vietnam Veterans of America. Mon ami, Bobby Muller y était à la tête et nous avons fait un concert caritatif pour eux, lors de la tournée The River (1981). Je me souviens être allé voir The Deer Hunter, avec Ron Kovic, qui a écrit le livre Born On The 4th Of July (10), et il cherchait des choses qui reflétaient son expérience. La chanson est née de toutes ces choses-là. Bob Muller est la première personne à qui je l'ai jouée. C'était quelque chose.
Mis à part la lecture, vous avez exploré l'Amérique littéralement parlant, simplement en voyageant en voiture partout dans le pays.
Et bien, j'ai beaucoup voyagé dès l'âge de 18 ou 19 ans. Mes parents étaient partis (Doug, ouvrier en usine et Adèle, secrétaire juridique, ont quitté Freehold, New Jersey, pour s'installer en Californie en 1969) et ils n'avaient pas l'argent nécessaire pour me payer un voyage en car, et encore moins un billet d'avion, j'allais donc en voiture sur la Côte Ouest pour les voir, une fois par an peut-être. Nous faisions de grands voyages à travers le pays, trois ou quatre ou cinq d'entre nous - et un chien - tous entassés dans la cabine d'un camion et vous conduisiez trois jours d'affilé sans vous arrêter. Juste le truc que vous faisiez quand vous étiez gosse.
****
POURTANT QUAND LES ANNÉES 80 SONT ARRIVÉES, SPRINGSTEEN N'ÉTAIT VRAIMENT plus un gosse. Les images de l'Amérique vues à travers une vitre de voiture étaient toujours importantes à ses yeux - c'est le point de vue dans Wreck On The Highway (The River, 1980), Mansion On The Hill (Nebraska, 1982) et My Hometown (Born In The USA, 1984), tout comme la photo sur la pochette de l'album Nebraska (un tableau de bord, de la neige sur un essuie-glace, une route et un paysage désert, un ciel nuageux). Mais l'idée n'était pas de saisir des images floues durant un voyage. Avec diligence, une connaissance approfondie et une prise de conscience plus grande, ajoutée à une perception instinctive et passionnée, il a développé et élargi la vie enchantée du succès et de l'estime du public commencés avec Born To Run.
Cette période a cependant atteint un crescendo follement disproportionné, avec Born In The USA. La chanson "blitzkrieg" du même nom a ouvert, à grands coups de pied, la porte à un public entièrement nouveau, avec un E Street Band jouant plus que jamais sur grand écran et Springsteen dans le rôle du vétéran fou du Vietnam disant: "Je brûle ma colère sur la route / J'ai nulle part où m'enfuir, nulle part où aller". Mais ces agonies d'auto-destruction exaltée n'étaient souvent pas bien comprises - en 1984, durant la campagne présidentielle américaine, Ronald Reagan a été le premier à essayer de citer cette chanson comme hymne patriotique (ses conseillers avaient seulement entendu le refrain) et puis son rival démocrate, Walter Mondale, a fait la même chose. Springsteen a interdit aux deux camps d'utiliser la chanson, mais les hommes politiques n'étaient pas les seuls à siffler sans écouter. Avec d'autres singles très orientés pop comme Dancing In The Dark et Cover Me pour le propulser, l'album s'est vendu à plus de 15 millions d'exemplaires dans le monde, ce qui représentait trois fois plus que le public de base qu'il avait rassemblé jusque-là.
Chez Springsteen, cette expérience d'hyper-célébrité l'a autant affecté qu'à l'époque où il avait fait la une de Time et de Newsweek en 1975. Comme il l'a remarqué dans Songs, "un auteur-compositeur écrit pour être compris", et il ne l'avait pas été, ou du moins pas par une grande partie de ce nouveau public. De plus, il a décrit cet album comme un "pot-pourri", sur lequel manquait la cohérence qu'il s'efforçait toujours d'obtenir et qu'il avait trouvé sur Nebraska, album dépouillé et lent à se vendre. Pourtant, avec son énorme pouvoir attractif et son sentiment, en apparence, d'hymne national, Born In The USA a apporté à Springsteen une multitude de fans qui l'ont considéré comme un dieu du rock et qui l'ont adulé, l'ont vénéré, comme un héros qui ne pouvait faire aucun faux pas.
Springsteen a apprécié cette réaction sur scène, sans aucun doute, mais a ressenti un malaise fondamental en pensant que la majorité de cet énorme public était "éphémère" et si ce public devenait davantage courtisé, il pouvait dénaturer "ce que vous faites et qui vous êtes". Cherchant à rétablir un contrôle sur sa carrière - et à s'exprimer d'une façon à la fois plus subtile et plus claire - il a enregistré Tunnel Of Love, un album sobre. Au cœur de celui-ci, on trouvait des chansons sur le problème de l'identité, telles que Two Faces, Cautious Man, One Step Up, et celle qu'il a eue récemment de nouveau beaucoup à l'esprit, Brilliant Disguise. Il a retrouvé son propre public (restreint), bien sûr, avec beaucoup de ses fans purs et durs qui considèrent toujours cet album comme le meilleur de tous.
Mais à cette époque, le "contrôle" était exactement ce qu'il n'avait pas dans aucune des parties de sa vie. Le charme était rompu.
La première étincelle s'alluma en 1985, quand il a eu des ennuis avec deux de ses anciens roadies. Mike Batlan (qui avait enregistré Nebraska sur un Teac-4 pistes) et Doug Sutphin quittèrent leur emploi et intentèrent un procès à leur ancien patron, réclamant 6 millions $ de dommages et intérêts. Quand un juge rejeta l'affaire, ils intentèrent de nouveaux procès contre Springsteen pour le soi-disant non-paiement de centaines de milliers d'heures supplémentaires - et chose futile et cependant retentissante - pour avoir diminué leurs salaires à cause de la perte de son canoë durant un orage. Le camp de Springsteen se battit jusqu'au bout pendant six ans, créant pendant tout ce temps une publicité négative, pour arriver à un accord à l'amiable - ce qui signifie que les problèmes discutés publiquement ne furent jamais résolus publiquement.
Puis en 1988, son premier mariage s'est désagrégé. Pire, la nouvelle a maladroitement éclaté dans la presse à scandales durant une tournée européenne, à cause de photos de paparazzi montrant Springsteen en compagnie de sa choriste, Patti Scialfa. Rapidement, il s'en suivit séparation et divorce avec Julianne Philips, son épouse depuis trois ans.
Finalement, en novembre 1989, il s'est séparé du fidèle et adoré E Street Band - même après avoir donné des explications personnelles à chaque membre (Clarence Clemons a raconté à MOJO il y a des années, "J'ai été à la fois choqué, blessé et en colère") et avoir offert des indemnités de licenciement qui, aux dires de certains, se sont peut-être élevées à 2 millions $ par personne.
Même s'il a épousé Scialfa et qu'ils ont commencé à fonder une famille - ils ont maintenant trois enfants - la musique s'est dégradée quand, en 1992, après un long silence, il a sorti deux albums distincts le même jour, Human Touch et Lucky Town. À l'époque, ils ont été chroniqué (et généralement, c'est ainsi qu'on s'en souvient) comme ses albums les moins satisfaisants depuis ses débuts.
Cette période a cependant atteint un crescendo follement disproportionné, avec Born In The USA. La chanson "blitzkrieg" du même nom a ouvert, à grands coups de pied, la porte à un public entièrement nouveau, avec un E Street Band jouant plus que jamais sur grand écran et Springsteen dans le rôle du vétéran fou du Vietnam disant: "Je brûle ma colère sur la route / J'ai nulle part où m'enfuir, nulle part où aller". Mais ces agonies d'auto-destruction exaltée n'étaient souvent pas bien comprises - en 1984, durant la campagne présidentielle américaine, Ronald Reagan a été le premier à essayer de citer cette chanson comme hymne patriotique (ses conseillers avaient seulement entendu le refrain) et puis son rival démocrate, Walter Mondale, a fait la même chose. Springsteen a interdit aux deux camps d'utiliser la chanson, mais les hommes politiques n'étaient pas les seuls à siffler sans écouter. Avec d'autres singles très orientés pop comme Dancing In The Dark et Cover Me pour le propulser, l'album s'est vendu à plus de 15 millions d'exemplaires dans le monde, ce qui représentait trois fois plus que le public de base qu'il avait rassemblé jusque-là.
Chez Springsteen, cette expérience d'hyper-célébrité l'a autant affecté qu'à l'époque où il avait fait la une de Time et de Newsweek en 1975. Comme il l'a remarqué dans Songs, "un auteur-compositeur écrit pour être compris", et il ne l'avait pas été, ou du moins pas par une grande partie de ce nouveau public. De plus, il a décrit cet album comme un "pot-pourri", sur lequel manquait la cohérence qu'il s'efforçait toujours d'obtenir et qu'il avait trouvé sur Nebraska, album dépouillé et lent à se vendre. Pourtant, avec son énorme pouvoir attractif et son sentiment, en apparence, d'hymne national, Born In The USA a apporté à Springsteen une multitude de fans qui l'ont considéré comme un dieu du rock et qui l'ont adulé, l'ont vénéré, comme un héros qui ne pouvait faire aucun faux pas.
Springsteen a apprécié cette réaction sur scène, sans aucun doute, mais a ressenti un malaise fondamental en pensant que la majorité de cet énorme public était "éphémère" et si ce public devenait davantage courtisé, il pouvait dénaturer "ce que vous faites et qui vous êtes". Cherchant à rétablir un contrôle sur sa carrière - et à s'exprimer d'une façon à la fois plus subtile et plus claire - il a enregistré Tunnel Of Love, un album sobre. Au cœur de celui-ci, on trouvait des chansons sur le problème de l'identité, telles que Two Faces, Cautious Man, One Step Up, et celle qu'il a eue récemment de nouveau beaucoup à l'esprit, Brilliant Disguise. Il a retrouvé son propre public (restreint), bien sûr, avec beaucoup de ses fans purs et durs qui considèrent toujours cet album comme le meilleur de tous.
Mais à cette époque, le "contrôle" était exactement ce qu'il n'avait pas dans aucune des parties de sa vie. Le charme était rompu.
La première étincelle s'alluma en 1985, quand il a eu des ennuis avec deux de ses anciens roadies. Mike Batlan (qui avait enregistré Nebraska sur un Teac-4 pistes) et Doug Sutphin quittèrent leur emploi et intentèrent un procès à leur ancien patron, réclamant 6 millions $ de dommages et intérêts. Quand un juge rejeta l'affaire, ils intentèrent de nouveaux procès contre Springsteen pour le soi-disant non-paiement de centaines de milliers d'heures supplémentaires - et chose futile et cependant retentissante - pour avoir diminué leurs salaires à cause de la perte de son canoë durant un orage. Le camp de Springsteen se battit jusqu'au bout pendant six ans, créant pendant tout ce temps une publicité négative, pour arriver à un accord à l'amiable - ce qui signifie que les problèmes discutés publiquement ne furent jamais résolus publiquement.
Puis en 1988, son premier mariage s'est désagrégé. Pire, la nouvelle a maladroitement éclaté dans la presse à scandales durant une tournée européenne, à cause de photos de paparazzi montrant Springsteen en compagnie de sa choriste, Patti Scialfa. Rapidement, il s'en suivit séparation et divorce avec Julianne Philips, son épouse depuis trois ans.
Finalement, en novembre 1989, il s'est séparé du fidèle et adoré E Street Band - même après avoir donné des explications personnelles à chaque membre (Clarence Clemons a raconté à MOJO il y a des années, "J'ai été à la fois choqué, blessé et en colère") et avoir offert des indemnités de licenciement qui, aux dires de certains, se sont peut-être élevées à 2 millions $ par personne.
Même s'il a épousé Scialfa et qu'ils ont commencé à fonder une famille - ils ont maintenant trois enfants - la musique s'est dégradée quand, en 1992, après un long silence, il a sorti deux albums distincts le même jour, Human Touch et Lucky Town. À l'époque, ils ont été chroniqué (et généralement, c'est ainsi qu'on s'en souvient) comme ses albums les moins satisfaisants depuis ses débuts.
Passons à vos tourments émotionnels de la fin des années 80: la fin de votre premier mariage, le procès avec les roadies, la séparation avec le E Street Band. Une période d'examen de conscience ?
(Il rit, se lève et traverse la pièce pour aller chercher de l'eau tout en parlant) Je le fais constamment ! Dès que je me lève le matin. Ce serait bien de pouvoir s'en détacher, mais c'est une des choses dont je ne peux me débarrasser. C'était une bonne chose pour ma musique et pour mon travail, je pense, et en fin de compte, une bonne chose pour ma vie, mais je n'ai jamais été... Je pense que sur scène, j'atteins un niveau d'insouciance maximum, c'est quand les choses s'arrêtent et que vous vivez tout simplement, vous comprenez ? La plupart du reste du temps, il a toujours été dans ma nature d'analyser et donc, euh, je ne peux pas dire qu'il y ait une période particulière où...
Ok, particulièrement cet étrange procès des roadies, pourquoi les avez-vous poursuivis si longtemps et pourquoi en avoir fait un événement aussi important ?
C'était très intense parce que c'était une affaire de divorce. En général, les choses dans lesquelles j'ai été impliqué ont été des divorces. Avec Mike (Batlan), c'était une situation très similaire où vous avez une personne que vous connaissez depuis un bon moment et les rapports se dégradent et en fin de compte, c'est ce qui arrive. C'est ce qui est arrivé.
Est-ce que la séparation avec le E Street Band entre dans la même catégorie ?
C'était simplement un moment où je ne savais pas très bien quelle direction prendre pour la suite et j'avais besoin de m'arrêter pendant quelque temps. Nous avions besoin d'une période de discontinuité. Cette période a permis aux gens de se lancer dans le monde tout seul - à moi aussi - et c'est une chose qui a fini par devenir vraiment salutaire. Je pense que si vous demandez à la plupart des membres, ils seraient d'accord. Je ne savais même pas ce que je voulais faire, je ne savais pas ce que j'allais faire avec le groupe, j'ai donc dit, "Et bien, je verrai ce qui arrivera".
Aujourd'hui, rejouer avec eux durant ces cinq dernières années, je sais que je serai avec ces personnes jusqu'à la fin. Ces dix années de séparation, ce n'est pas le fait que les gens changent beaucoup, mais comme je l'ai dit lorsque j'ai intronisé U2 au Rock'n'Roll Hall Of Fame, une des règles du rock'n'roll, c'est: "Hé, connard, l'autre type est plus important que tu ne le penses !" (renifle et rit). Il faut parfois du temps loin des gens pour comprendre cette idée. Mais nous avons des relations profondes et qui durent depuis longtemps et ça continuera jusqu'au bout.
Quand vous avez parlé de Brilliant Disguise dans l'émission Storytellers, vous avez dit que cette chanson remet en cause la différence entre l'apparence et la réalité dans chacun de nous. Et puis, vous vous êtes montré du doigt et avez dit: "Donc, c'est mon visage public" et quelqu'un a applaudi...
Bien sûr.
Et en applaudissant de façon ironique, vous vous êtes tourné vers cette personne et avez dit: "Quoi, vous pensez que j'ai bien travaillé cette facette publique de menteur, de tricheur... ?".
(Se met à rire nerveusement, peut-être à moitié satisfait d'avoir été aussi direct ou à moitié inquiet d'être allé trop loin en malmenant un fan) C'est juste que... la raison pour laquelle j'ai parlé de Brilliant Disguise, c'est que la chanson parle d'identité. Et votre identité a des facettes multiples et elle est trouble. Il est surprenant que chaque partie de vous soit au même endroit au même moment ! C'est la façon dont je le vis. Donc, ce dont je parlais, en partie, était qu'il existe un jeu sur la présentation. Au quotidien. S'il y a deux personnes dans une pièce, une sorte de jeu s'instaure. C'est l'interaction humaine. Et d'en parler est pour moi une manière de chasser certains mythes qui se créent autour de vous et qui ont tendance à vous enfermer. Je n'aime pas ça. Cette chanson pose la question: "Est-ce moi ou un superbe déguisement ?" Et la réponse, c'est que c'est presque toujours les deux. Vous savez, il faut mettre une très grande dose de votre propre personnalité pour avoir la sensation qu'elle est bien réelle. Vous ne pouvez pas..., ce n'est pas quelque chose..., pour avoir cette sensation, il faut que ce soit vrai. Du moins, c'est la façon dont je fonctionne. Mais ça n'a pas besoin d'être un tout, ce n'est pas un tout, vous savez ?
Vous voulez dire que ce n'est pas entièrement vous ?
Exactement. Parfois, cela ne peut être qu'une partie très spécifique, qui peut être très profonde mais... Nous oublions que tout adulte a été élevé dans la croyance aux contes de fées, il est donc naturel de continuer et, sur un plan politique par exemple, vous voulez croire que votre président est un homme honnête et gentil. L'incapacité de voir ces choses-là avec une perspective d'adulte une fois que vous arrivez à l'âge où vous avez des connaissances politiques est une grande tragédie, et c'est une période de notre histoire où il semble que les exemples les plus évidents de ce déguisement soient présentés au monde entier et cependant, ces personnes-là sont toujours au pouvoir.
Vous pensez à "la guerre contre le terrorisme" ?
Et bien, même si certains de ces éléments sont réels et vrais, elle a été, à la base, fabriquée. Mais pour en revenir à la question de mon identité quand je suis sur scène: ce n'est pas une facette qui est malhonnête, c'est une facette qui est incomplète et les une ou deux choses que j'ai faites lors de l'émission Storytellers étaient... Ce qui arrive quand vous avez beaucoup de succès, c'est que votre complexité a tendance à être réduite à une présentation très simpliste, pas forcément par l'artiste ou le musicien, c'est simplement que les gens veulent des explications mono-syntaxiques pour n'importe quoi et n'importe qui: c'est le gentil, c'est le méchant. Et donc, avec mon public, une des choses que j'essaye de faire est de conserver la complexité de la vie humaine ou de l'expérience humaine. Je veux voir et être vu par le biais de ces paramètres. C'est là où est votre liberté et c'est là où votre véritable dialogue, un dialogue plus profond avec vos fans, peut avoir lieu. Donc, c'était pour moi... une tentative.
(Il rit, se lève et traverse la pièce pour aller chercher de l'eau tout en parlant) Je le fais constamment ! Dès que je me lève le matin. Ce serait bien de pouvoir s'en détacher, mais c'est une des choses dont je ne peux me débarrasser. C'était une bonne chose pour ma musique et pour mon travail, je pense, et en fin de compte, une bonne chose pour ma vie, mais je n'ai jamais été... Je pense que sur scène, j'atteins un niveau d'insouciance maximum, c'est quand les choses s'arrêtent et que vous vivez tout simplement, vous comprenez ? La plupart du reste du temps, il a toujours été dans ma nature d'analyser et donc, euh, je ne peux pas dire qu'il y ait une période particulière où...
Ok, particulièrement cet étrange procès des roadies, pourquoi les avez-vous poursuivis si longtemps et pourquoi en avoir fait un événement aussi important ?
C'était très intense parce que c'était une affaire de divorce. En général, les choses dans lesquelles j'ai été impliqué ont été des divorces. Avec Mike (Batlan), c'était une situation très similaire où vous avez une personne que vous connaissez depuis un bon moment et les rapports se dégradent et en fin de compte, c'est ce qui arrive. C'est ce qui est arrivé.
Est-ce que la séparation avec le E Street Band entre dans la même catégorie ?
C'était simplement un moment où je ne savais pas très bien quelle direction prendre pour la suite et j'avais besoin de m'arrêter pendant quelque temps. Nous avions besoin d'une période de discontinuité. Cette période a permis aux gens de se lancer dans le monde tout seul - à moi aussi - et c'est une chose qui a fini par devenir vraiment salutaire. Je pense que si vous demandez à la plupart des membres, ils seraient d'accord. Je ne savais même pas ce que je voulais faire, je ne savais pas ce que j'allais faire avec le groupe, j'ai donc dit, "Et bien, je verrai ce qui arrivera".
Aujourd'hui, rejouer avec eux durant ces cinq dernières années, je sais que je serai avec ces personnes jusqu'à la fin. Ces dix années de séparation, ce n'est pas le fait que les gens changent beaucoup, mais comme je l'ai dit lorsque j'ai intronisé U2 au Rock'n'Roll Hall Of Fame, une des règles du rock'n'roll, c'est: "Hé, connard, l'autre type est plus important que tu ne le penses !" (renifle et rit). Il faut parfois du temps loin des gens pour comprendre cette idée. Mais nous avons des relations profondes et qui durent depuis longtemps et ça continuera jusqu'au bout.
Quand vous avez parlé de Brilliant Disguise dans l'émission Storytellers, vous avez dit que cette chanson remet en cause la différence entre l'apparence et la réalité dans chacun de nous. Et puis, vous vous êtes montré du doigt et avez dit: "Donc, c'est mon visage public" et quelqu'un a applaudi...
Bien sûr.
Et en applaudissant de façon ironique, vous vous êtes tourné vers cette personne et avez dit: "Quoi, vous pensez que j'ai bien travaillé cette facette publique de menteur, de tricheur... ?".
(Se met à rire nerveusement, peut-être à moitié satisfait d'avoir été aussi direct ou à moitié inquiet d'être allé trop loin en malmenant un fan) C'est juste que... la raison pour laquelle j'ai parlé de Brilliant Disguise, c'est que la chanson parle d'identité. Et votre identité a des facettes multiples et elle est trouble. Il est surprenant que chaque partie de vous soit au même endroit au même moment ! C'est la façon dont je le vis. Donc, ce dont je parlais, en partie, était qu'il existe un jeu sur la présentation. Au quotidien. S'il y a deux personnes dans une pièce, une sorte de jeu s'instaure. C'est l'interaction humaine. Et d'en parler est pour moi une manière de chasser certains mythes qui se créent autour de vous et qui ont tendance à vous enfermer. Je n'aime pas ça. Cette chanson pose la question: "Est-ce moi ou un superbe déguisement ?" Et la réponse, c'est que c'est presque toujours les deux. Vous savez, il faut mettre une très grande dose de votre propre personnalité pour avoir la sensation qu'elle est bien réelle. Vous ne pouvez pas..., ce n'est pas quelque chose..., pour avoir cette sensation, il faut que ce soit vrai. Du moins, c'est la façon dont je fonctionne. Mais ça n'a pas besoin d'être un tout, ce n'est pas un tout, vous savez ?
Vous voulez dire que ce n'est pas entièrement vous ?
Exactement. Parfois, cela ne peut être qu'une partie très spécifique, qui peut être très profonde mais... Nous oublions que tout adulte a été élevé dans la croyance aux contes de fées, il est donc naturel de continuer et, sur un plan politique par exemple, vous voulez croire que votre président est un homme honnête et gentil. L'incapacité de voir ces choses-là avec une perspective d'adulte une fois que vous arrivez à l'âge où vous avez des connaissances politiques est une grande tragédie, et c'est une période de notre histoire où il semble que les exemples les plus évidents de ce déguisement soient présentés au monde entier et cependant, ces personnes-là sont toujours au pouvoir.
Vous pensez à "la guerre contre le terrorisme" ?
Et bien, même si certains de ces éléments sont réels et vrais, elle a été, à la base, fabriquée. Mais pour en revenir à la question de mon identité quand je suis sur scène: ce n'est pas une facette qui est malhonnête, c'est une facette qui est incomplète et les une ou deux choses que j'ai faites lors de l'émission Storytellers étaient... Ce qui arrive quand vous avez beaucoup de succès, c'est que votre complexité a tendance à être réduite à une présentation très simpliste, pas forcément par l'artiste ou le musicien, c'est simplement que les gens veulent des explications mono-syntaxiques pour n'importe quoi et n'importe qui: c'est le gentil, c'est le méchant. Et donc, avec mon public, une des choses que j'essaye de faire est de conserver la complexité de la vie humaine ou de l'expérience humaine. Je veux voir et être vu par le biais de ces paramètres. C'est là où est votre liberté et c'est là où votre véritable dialogue, un dialogue plus profond avec vos fans, peut avoir lieu. Donc, c'était pour moi... une tentative.
****
Vu les événements de la fin des années 80, avez-vous eu le sentiment que l'opinion de vos fans sur votre intégrité avait été ternie - que les gens pensaient à vous en de termes moins favorables ?
Et bien... je n'ai aucun problème à ce sujet (rires). C'est la façon dont je le dirais. La vie est une affaire compliquée. Aussi bien pour moi que, j'imagine, n'importe qui d'autre. Mon sentiment à cette époque était ma... Je m'inquiétais de ma véritable vie, non pas de mon image. J'essayais de faire des choses qui étaient vraiment très difficiles pour moi, j'essayais d'établir une relation avec quelqu'un (Scialfa) et de fonder une famille et pour une personne comme moi, c'était probablement la chose la plus dure à faire.
J'avais l'idée que c'étaient ces choses-là qui allaient compter pour moi quand j'allais aller de l'avant. Quant aux perceptions que les gens ont de moi, je n'en avais pas et n'en ai jamais le contrôle absolu et ça va et ça vient, ça entre et ça sort, et ce n'est pas du tout problématique. J'avais 20 ans de travail derrière moi à cette époque et j'ai pensé, "Je m'en contenterai". Si les gens vous voient faire des erreurs ou chanceler, et bien c'est aussi ça la vie. Vous ne faites pas tout parfaitement, vous savez. Vous prenez de mauvaises décisions ou, des décisions erronées ou peu judicieuses et autant que je sache, c'est ainsi que tout le monde vit. Je n'avais donc aucun problème à ce que les gens me voient faire la même chose.
D'accord, mais cette attitude n'a peut-être pas marché parmi les fans ayant pour vous une profonde admiration et qui, de ce fait, ont eu du mal à vous voir comme cet être humain faillible.
Je dirais qu'en général ces choses-là viennent en grande partie de votre propre fabrication, vous devez en assumer une certaine responsabilité, et quand j'étais plus jeune, j'avais probablement des sentiments différents à ce sujet. Mais, sans aucun doute, lorsque j'ai approché la quarantaine, ce que les gens pensaient de moi... m'importait beaucoup moins. J'essayais de trouver l'intégrité au sein de ma propre expérience, de ma propre vie et, euh, je vais toujours faire confiance à l'art et me méfier de l'artiste, car en général, l'artiste est un subterfuge indigne de confiance, un clown chancelant comme tout un chacun. Cet aspect-là, cette admiration que j'ai attirée, il est important de le chasser parce qu'elle gêne votre communication et réduit la complexité du dialogue que vous essayez d'avoir avec vos fans.
Il y a une sacrée transition, de vos albums du début des années 90 à The Ghost Of Tom Joad.
Oui, mais les gens parlent des albums du début des années 90... j'en plaisante sur scène, "On me dit que c'est mon plus mauvais disque". Mais si vous revenez aux chansons de Lucky Town et de Human Touch, j'en joue beaucoup sur cette tournée. La production de Human Touch, nous ne l'avons pas vraiment réussie, je pense, mais je regarde ces disques - Tunnel Of Love, Human Touch et Lucky Town - et c'était moi qui écrivais de façon intime, regardant les rapports humains et la façon dont ils se jouaient. Je m'intéressais aussi à ne pas être "l'autre mec" à ce moment-là. Je n'écrivais pas de cette manière depuis un moment, je n'avais pas ces bonnes chansons en moi, et le moment où vous essayez d'écrire quelque chose qui soit conforme à un truc particulier... (s'arrête).
Mais ensuite, je suis reparti dans une autre direction. Streets Of Philadelphia a probablement été à la base de ce changement. Puis Tom Joad. Je vivais en Californie à l'époque et il y avait beaucoup de reportages sur la frontière dans les médias. La Californie était devenue très multi-culturelle, avec une large population hispanique. Retournez à Freehold aujourd'hui, au cœur du New Jersey, dix ans plus tard c'est arrivé là (le dernier recensement montre que dans sa ville natale, sur une population de 11000 habitants, 28 % est hispano-américaine). J'avais vraiment le sentiment que c'était ce à quoi le pays allait ressembler dans les une ou deux décennies suivantes, et cela m'a donné une nouvelle perspective.
Je me souviens avoir écrit Tom Joad très rapidement. J'avais environ 45 ans et quand vous êtes plus jeune, vous pensez, "Ça va s'arrêter, ça va être résolu" (en référence aux problèmes sociaux dont il parlait) et puis quand vous avez 40 ou 50 ans, vous voyez que ce problème est cyclique, qu'il réapparaît plusieurs fois sous de nombreuses formes différentes.
C'est un cliché, mais quand vous écrivez avec passion... ce que les gens vivent avec Born To Run, ce qui rend la musique différente des autres arts, c'est qu'elle communique une émotion pure.
Avec ce que vous avez vu, quelles sont vos convictions politiques aujourd'hui, et si on suppose que vous êtes plutôt de gauche, le fait d'avoir une immense fortune ne présente-t-il pas une contradiction ?
Je ne sais pas décrire mes idées politiques en termes de gauche/droite. J'ai commencé par suivre mes instincts et ce pays semblait se porter mieux quand il s'en tenait au fil démocratique des bonnes idées et des valeurs justes. Les vingt dernières années ont été dures. Un grand nombre de personnes ont été marginalisées, génération après génération. Je pense donc qu'il est raisonnable d'aspirer à ce que tout le monde ait un emploi, ait accès aux soins médicaux, à l'éducation, ait un logement décent, qu'il y ait des garderies pour les très jeunes enfants, un gouvernement relativement transparent... L'énorme argent présent dans le monde politique est dangereux et antidémocratique. Pour moi, ce sont toutes des idées très conservatrices.
Vous voyez les choses ainsi ? Vraiment ?
La stabilité économique. La santé. Ce ne sont pas du tout des idées radicales. Toutes ces choses présentes dans l'enseignement de Jésus. Elles font toutes partie d'une vie humaine. Mais nous avons échoué dans presque tous ces idéaux civiques. Pour moi, cela ne me semble être que du bons sens. Ces idées ne forment pas une philosophie politique, mais de bonnes choses que je voulais préconiser dans ma musique. Je trouve cette vision chez Woody Guthrie, et même sur les disques des Animals, bien avant que je n'entende Guthrie. La musique de la classe ouvrière, elle fait partie de l'histoire de la pop - de la politique naturelle. Je ne suis pas allé à l'université, je ne suis pas un économiste socialiste, mais ce sont des choses que l'homme de la rue peut comprendre.
Mais que faites-vous de la question de la fortune personnelle ?
Je suis un enfant de Woody et d'Elvis. Ils ne se trouvent peut-être pas aux deux extrémités du spectre. Elvis a été un instrument de changement révolutionnaire. Elvis a conduit une Cadillac rose et Woody a écrit une chanson sur une Cadillac, il ne méprisait pas ces plaisirs. Ce que vous faites avec les contradictions, vous essayez de les gérer d'une façon aussi réfléchie et responsable que possible. Je ne sais pas s'il existe de réponse claire. Vous vivez avec ces contradictions.
Pour le trentième anniversaire de Born To Run, vous avez beaucoup travaillé sur le matériel à ressortir. Comment voyez-vous cet album aujourd'hui ?
Je revois avec beaucoup d'amusement le groupe à cette époque-là, l'audace et l'insécurité qui étaient là, en surface. À mon retour de la tournée The Rising (2002), j'étais enthousiaste à propos du groupe et j'ai à la fois réfléchi sur le présent et regardé dans le rétroviseur en me disant, "Où vais-je maintenant ?" Et je vais vous dire une chose, la finitude de votre expérience est bel est bien réelle quand vous approchez 60 ans. Ceci (il désigne sa vie d'un geste, montrant le sol de ses deux mains) est limité. Il nous reste un nombre x d'années à continuer. Je ne sais pas combien. J'espère qu'il en reste beaucoup. Je sens qu'il y a beaucoup à faire, beaucoup de chansons à écrire, j'ai plus ou moins ce même sentiment que lorsque j'avais 24 ans. Mais prendre sa place dans le monde consiste en partie à laisser l'horloge faire tic-tac. Laisser cette horloge faire son tic-tac et être prêt à entendre ce tic-tac et comprendre que votre mortalité est présente et qu'elle vous accompagne tout le temps maintenant.
Et bien... je n'ai aucun problème à ce sujet (rires). C'est la façon dont je le dirais. La vie est une affaire compliquée. Aussi bien pour moi que, j'imagine, n'importe qui d'autre. Mon sentiment à cette époque était ma... Je m'inquiétais de ma véritable vie, non pas de mon image. J'essayais de faire des choses qui étaient vraiment très difficiles pour moi, j'essayais d'établir une relation avec quelqu'un (Scialfa) et de fonder une famille et pour une personne comme moi, c'était probablement la chose la plus dure à faire.
J'avais l'idée que c'étaient ces choses-là qui allaient compter pour moi quand j'allais aller de l'avant. Quant aux perceptions que les gens ont de moi, je n'en avais pas et n'en ai jamais le contrôle absolu et ça va et ça vient, ça entre et ça sort, et ce n'est pas du tout problématique. J'avais 20 ans de travail derrière moi à cette époque et j'ai pensé, "Je m'en contenterai". Si les gens vous voient faire des erreurs ou chanceler, et bien c'est aussi ça la vie. Vous ne faites pas tout parfaitement, vous savez. Vous prenez de mauvaises décisions ou, des décisions erronées ou peu judicieuses et autant que je sache, c'est ainsi que tout le monde vit. Je n'avais donc aucun problème à ce que les gens me voient faire la même chose.
D'accord, mais cette attitude n'a peut-être pas marché parmi les fans ayant pour vous une profonde admiration et qui, de ce fait, ont eu du mal à vous voir comme cet être humain faillible.
Je dirais qu'en général ces choses-là viennent en grande partie de votre propre fabrication, vous devez en assumer une certaine responsabilité, et quand j'étais plus jeune, j'avais probablement des sentiments différents à ce sujet. Mais, sans aucun doute, lorsque j'ai approché la quarantaine, ce que les gens pensaient de moi... m'importait beaucoup moins. J'essayais de trouver l'intégrité au sein de ma propre expérience, de ma propre vie et, euh, je vais toujours faire confiance à l'art et me méfier de l'artiste, car en général, l'artiste est un subterfuge indigne de confiance, un clown chancelant comme tout un chacun. Cet aspect-là, cette admiration que j'ai attirée, il est important de le chasser parce qu'elle gêne votre communication et réduit la complexité du dialogue que vous essayez d'avoir avec vos fans.
Il y a une sacrée transition, de vos albums du début des années 90 à The Ghost Of Tom Joad.
Oui, mais les gens parlent des albums du début des années 90... j'en plaisante sur scène, "On me dit que c'est mon plus mauvais disque". Mais si vous revenez aux chansons de Lucky Town et de Human Touch, j'en joue beaucoup sur cette tournée. La production de Human Touch, nous ne l'avons pas vraiment réussie, je pense, mais je regarde ces disques - Tunnel Of Love, Human Touch et Lucky Town - et c'était moi qui écrivais de façon intime, regardant les rapports humains et la façon dont ils se jouaient. Je m'intéressais aussi à ne pas être "l'autre mec" à ce moment-là. Je n'écrivais pas de cette manière depuis un moment, je n'avais pas ces bonnes chansons en moi, et le moment où vous essayez d'écrire quelque chose qui soit conforme à un truc particulier... (s'arrête).
Mais ensuite, je suis reparti dans une autre direction. Streets Of Philadelphia a probablement été à la base de ce changement. Puis Tom Joad. Je vivais en Californie à l'époque et il y avait beaucoup de reportages sur la frontière dans les médias. La Californie était devenue très multi-culturelle, avec une large population hispanique. Retournez à Freehold aujourd'hui, au cœur du New Jersey, dix ans plus tard c'est arrivé là (le dernier recensement montre que dans sa ville natale, sur une population de 11000 habitants, 28 % est hispano-américaine). J'avais vraiment le sentiment que c'était ce à quoi le pays allait ressembler dans les une ou deux décennies suivantes, et cela m'a donné une nouvelle perspective.
Je me souviens avoir écrit Tom Joad très rapidement. J'avais environ 45 ans et quand vous êtes plus jeune, vous pensez, "Ça va s'arrêter, ça va être résolu" (en référence aux problèmes sociaux dont il parlait) et puis quand vous avez 40 ou 50 ans, vous voyez que ce problème est cyclique, qu'il réapparaît plusieurs fois sous de nombreuses formes différentes.
C'est un cliché, mais quand vous écrivez avec passion... ce que les gens vivent avec Born To Run, ce qui rend la musique différente des autres arts, c'est qu'elle communique une émotion pure.
Avec ce que vous avez vu, quelles sont vos convictions politiques aujourd'hui, et si on suppose que vous êtes plutôt de gauche, le fait d'avoir une immense fortune ne présente-t-il pas une contradiction ?
Je ne sais pas décrire mes idées politiques en termes de gauche/droite. J'ai commencé par suivre mes instincts et ce pays semblait se porter mieux quand il s'en tenait au fil démocratique des bonnes idées et des valeurs justes. Les vingt dernières années ont été dures. Un grand nombre de personnes ont été marginalisées, génération après génération. Je pense donc qu'il est raisonnable d'aspirer à ce que tout le monde ait un emploi, ait accès aux soins médicaux, à l'éducation, ait un logement décent, qu'il y ait des garderies pour les très jeunes enfants, un gouvernement relativement transparent... L'énorme argent présent dans le monde politique est dangereux et antidémocratique. Pour moi, ce sont toutes des idées très conservatrices.
Vous voyez les choses ainsi ? Vraiment ?
La stabilité économique. La santé. Ce ne sont pas du tout des idées radicales. Toutes ces choses présentes dans l'enseignement de Jésus. Elles font toutes partie d'une vie humaine. Mais nous avons échoué dans presque tous ces idéaux civiques. Pour moi, cela ne me semble être que du bons sens. Ces idées ne forment pas une philosophie politique, mais de bonnes choses que je voulais préconiser dans ma musique. Je trouve cette vision chez Woody Guthrie, et même sur les disques des Animals, bien avant que je n'entende Guthrie. La musique de la classe ouvrière, elle fait partie de l'histoire de la pop - de la politique naturelle. Je ne suis pas allé à l'université, je ne suis pas un économiste socialiste, mais ce sont des choses que l'homme de la rue peut comprendre.
Mais que faites-vous de la question de la fortune personnelle ?
Je suis un enfant de Woody et d'Elvis. Ils ne se trouvent peut-être pas aux deux extrémités du spectre. Elvis a été un instrument de changement révolutionnaire. Elvis a conduit une Cadillac rose et Woody a écrit une chanson sur une Cadillac, il ne méprisait pas ces plaisirs. Ce que vous faites avec les contradictions, vous essayez de les gérer d'une façon aussi réfléchie et responsable que possible. Je ne sais pas s'il existe de réponse claire. Vous vivez avec ces contradictions.
Pour le trentième anniversaire de Born To Run, vous avez beaucoup travaillé sur le matériel à ressortir. Comment voyez-vous cet album aujourd'hui ?
Je revois avec beaucoup d'amusement le groupe à cette époque-là, l'audace et l'insécurité qui étaient là, en surface. À mon retour de la tournée The Rising (2002), j'étais enthousiaste à propos du groupe et j'ai à la fois réfléchi sur le présent et regardé dans le rétroviseur en me disant, "Où vais-je maintenant ?" Et je vais vous dire une chose, la finitude de votre expérience est bel est bien réelle quand vous approchez 60 ans. Ceci (il désigne sa vie d'un geste, montrant le sol de ses deux mains) est limité. Il nous reste un nombre x d'années à continuer. Je ne sais pas combien. J'espère qu'il en reste beaucoup. Je sens qu'il y a beaucoup à faire, beaucoup de chansons à écrire, j'ai plus ou moins ce même sentiment que lorsque j'avais 24 ans. Mais prendre sa place dans le monde consiste en partie à laisser l'horloge faire tic-tac. Laisser cette horloge faire son tic-tac et être prêt à entendre ce tic-tac et comprendre que votre mortalité est présente et qu'elle vous accompagne tout le temps maintenant.
****
RIEN DE TEL D'ÉVOQUER LA MORTALITÉ pour conclure une interview... Springsteen doit être sur scène dans moins d'une heure. Il se lève, serre la main et dit, "J'espère vous avoir été utile" et nous promet de nous accorder plus de temps par téléphone. Alors que MOJO s'en va, il farfouille tranquillement parmi les trucs éparpillés sur la table, marmonnant, "Bien, voyons voir ce que je fais là...".
Jusqu'à l'heure du concert, il est de nouveau seul dans sa loge, à l'exception d'une visite de son directeur de tournée de longue date, le zen et calme George Travis. Les membres de son équipe disent qu'il passe habituellement la dernière heure avant le concert à écrire une setlist, qui est photocopiée pour ses techniciens. Elle change substantiellement de soir en soir - ici à Chicago, il y a eu une douzaine de chansons différentes par rapport au soir précédent à Minneapolis où l'a vu MOJO. Même quand il est sur scène, cette liste est plus un point de départ négociable qu'une vraie promesse.
Une fois la setlist écrite, il s'assoit et joue un peu de guitare, rassemblant ses idées. Aucun signe évident de nervosité, excepté au moment prévu de monter sur scène, où, tout à coup, il peut parfois décider de changer de chemise. Quand il est prêt, et qu'il commence sa marche en direction de la scène, c'est l'unique moment où jamais personne ne lui parle. Et à partir de ce moment-là, il leur a dit, il ne voit personne, pas un visage, il sent simplement la présence d'un public et l'ambiance du lieu, il est tellement concentré sur lui-même.
Pourtant, ce n'est pas l'impression, ni le sentiment présents dans le public ce soir-là. Il y a un sentiment d'intimité quand il parcourt son livre de chansons vieux de 35 ans, un testament d'histoires et de personnages, et qu'il plonge au cœur-même de tous ces détails émotionnels et sensuels - les fortes odeurs du champ de bataille dans Devils & Dust, où quand la chaleur de la journée augmente, "l'odeur commence à monter", ou celles de la chambre du motel dans Reno, où une prostitué lui propose "deux cents dollars par devant, deux cents cinquante par derrière". Les chansons transforment cette grande salle en une petite pièce. Les auditeurs sont captivés par ces gens, par ce qui leur arrive, parce que ça signifie, captivés par Springsteen et captivés par eux-mêmes.
Quand, dans Long Time Comin', il chante pour le mari et pour le père fatigué et récidiviste qui regarde sa femme et ses enfants dormir autour d'un feu de camp et qui jure "d'enterrer ma vieille âme et de danser sur sa tombe" et qu'il ne va pas "tout faire foirer cette fois-ci", les gens applaudissent et "Yeah !". Springsteen réagit là-dessus avant la chanson suivante, disant en plaisantant que ce vers aurait dû être "Je ne vais pas tout faire foirer cette fois-ci, si je le peux, mais vu l'éventail de mon propre comportement qui est complètement dysfonctionnel, je ne m'attendrais pas à des miracles" et jure qu'il aurait pu tenir ce vers dans une de ses chansons à l'époque de Blinded By The Light.
Il est doué pour alléger ces moments plein d'intensité en ruminant des histoires, depuis ses années passées dans les clubs sur la côte du New Jersey. Ain't Got You, il la présente avec ces mots: "Les gens me demandent souvent, 'Quel effet ça fait d'être le Patron ?' Je réponds en général avec humilité, du style, "Ce sont les aléas... mais pour être honnête, c'est très sexy. Moi-même parfois, j'aimerais bien être Bruce". Pour Jesus Was An Only Son - mis à part l'hypothèse bien connue que le Christ aurait pu être un publicain de Galilée (11) si seulement il n'avait pas du être le Sauveur - il évoque son enfance catholique et le calendrier perpétuel des cérémonies de mariage chez les familles irlandaises et italiennes où ils devaient ramasser le riz qu'ils avaient jeté pour en avoir en réserve pour le mariage suivant et "je pense que nous en avons même lancé pendant des enterrements. Nous avons lancé des tonnes de riz". Concernant la politique, il fait une annonce pour le Greater Chicago Food Depository qui a un stand dans le hall et, introduisant Matamoros Banks, une chanson traitant des incidents tragiques à la frontière sur l'album Devils & Dust, il appelle à "une politique humaine d'immigration ou à une politique pour les travailleurs immigrés".
C'est donc vraiment quelque chose quand, après toute cette écriture, cette réécriture et ce tout faire foirer pour repartir à zéro - et toutes ses "conneries interminables" sur l'auto-examination et ses questions sur l'identité et l'apparence trompeuse - Springsteen termine son concert chaque soir avec Dream Baby Dream, de l'album Suicide de 1980, par le groupe du même nom.
Springsteen prend place devant l'harmonium et commence à jouer ces grands accords continus et chante, encore et encore, "Rêve, ma chérie, rêve / Allez, rêve, rêve, ma chérie, rêve / Continue à nourrir ce feu... / Ouvre grand tes yeux...". Il chante ces vers pendant quelques minutes puis se lève, les accords de l'harmonium jouant en boucle maintenant, et de façon forte et encore plus prédicateur, il chante encore et encore, de tout son cœur et de toute son âme, rêve, ouvre grand les yeux, chancelant jusqu'au devant de la scène, un seul homme chantant dans cette grande salle, et c'est bouleversant, le public est bouche bée, prêt à pleurer, tout le monde nageant dans ce même océan si dense, personne ne sait ce qui se passe, nous sommes simplement pris pour ce que nous possédons.
Plus tôt dans sa loge, à la fin de l'interview, MOJO a soulevé la question de Dream Baby Dream.
"J'aime Suicide depuis longtemps" dit-il. "J'ai rencontré ces types à la fin des années 70 à New York, quand nous étions en studio au même moment. Vous savez, si Elvis revenait de chez les morts, il produirait le même son qu'Alan Vega. Il arrive à obtenir beaucoup de pureté émotionnelle. Je suis retombé sur Dream Baby Dream parce que Michael Stipe l'a incluse sur une compilation et j'ai pensé que je pourrais peut-être la faire moi aussi".
"C'est un mantra et la chanson marche parce que le concert est rempli de narration et de détails et puis à la fin, il y a juste ces phrases répétées et elles sont l'essence-même de toutes les autres choses dont je parle et que je fais au cours de la soirée. Le concert s'ouvre, et s'ouvre et puis à la fin, quand vous pensez qu'il ne peut plus s'ouvrir, il s'ouvre encore et c'est complètement envoûtant. C'est oui, je pense... J'ai l'œil pour beaucoup de détails et cette chanson le montre, c'est si simple et si pur musicalement parlant".
Jusqu'à l'heure du concert, il est de nouveau seul dans sa loge, à l'exception d'une visite de son directeur de tournée de longue date, le zen et calme George Travis. Les membres de son équipe disent qu'il passe habituellement la dernière heure avant le concert à écrire une setlist, qui est photocopiée pour ses techniciens. Elle change substantiellement de soir en soir - ici à Chicago, il y a eu une douzaine de chansons différentes par rapport au soir précédent à Minneapolis où l'a vu MOJO. Même quand il est sur scène, cette liste est plus un point de départ négociable qu'une vraie promesse.
Une fois la setlist écrite, il s'assoit et joue un peu de guitare, rassemblant ses idées. Aucun signe évident de nervosité, excepté au moment prévu de monter sur scène, où, tout à coup, il peut parfois décider de changer de chemise. Quand il est prêt, et qu'il commence sa marche en direction de la scène, c'est l'unique moment où jamais personne ne lui parle. Et à partir de ce moment-là, il leur a dit, il ne voit personne, pas un visage, il sent simplement la présence d'un public et l'ambiance du lieu, il est tellement concentré sur lui-même.
Pourtant, ce n'est pas l'impression, ni le sentiment présents dans le public ce soir-là. Il y a un sentiment d'intimité quand il parcourt son livre de chansons vieux de 35 ans, un testament d'histoires et de personnages, et qu'il plonge au cœur-même de tous ces détails émotionnels et sensuels - les fortes odeurs du champ de bataille dans Devils & Dust, où quand la chaleur de la journée augmente, "l'odeur commence à monter", ou celles de la chambre du motel dans Reno, où une prostitué lui propose "deux cents dollars par devant, deux cents cinquante par derrière". Les chansons transforment cette grande salle en une petite pièce. Les auditeurs sont captivés par ces gens, par ce qui leur arrive, parce que ça signifie, captivés par Springsteen et captivés par eux-mêmes.
Quand, dans Long Time Comin', il chante pour le mari et pour le père fatigué et récidiviste qui regarde sa femme et ses enfants dormir autour d'un feu de camp et qui jure "d'enterrer ma vieille âme et de danser sur sa tombe" et qu'il ne va pas "tout faire foirer cette fois-ci", les gens applaudissent et "Yeah !". Springsteen réagit là-dessus avant la chanson suivante, disant en plaisantant que ce vers aurait dû être "Je ne vais pas tout faire foirer cette fois-ci, si je le peux, mais vu l'éventail de mon propre comportement qui est complètement dysfonctionnel, je ne m'attendrais pas à des miracles" et jure qu'il aurait pu tenir ce vers dans une de ses chansons à l'époque de Blinded By The Light.
Il est doué pour alléger ces moments plein d'intensité en ruminant des histoires, depuis ses années passées dans les clubs sur la côte du New Jersey. Ain't Got You, il la présente avec ces mots: "Les gens me demandent souvent, 'Quel effet ça fait d'être le Patron ?' Je réponds en général avec humilité, du style, "Ce sont les aléas... mais pour être honnête, c'est très sexy. Moi-même parfois, j'aimerais bien être Bruce". Pour Jesus Was An Only Son - mis à part l'hypothèse bien connue que le Christ aurait pu être un publicain de Galilée (11) si seulement il n'avait pas du être le Sauveur - il évoque son enfance catholique et le calendrier perpétuel des cérémonies de mariage chez les familles irlandaises et italiennes où ils devaient ramasser le riz qu'ils avaient jeté pour en avoir en réserve pour le mariage suivant et "je pense que nous en avons même lancé pendant des enterrements. Nous avons lancé des tonnes de riz". Concernant la politique, il fait une annonce pour le Greater Chicago Food Depository qui a un stand dans le hall et, introduisant Matamoros Banks, une chanson traitant des incidents tragiques à la frontière sur l'album Devils & Dust, il appelle à "une politique humaine d'immigration ou à une politique pour les travailleurs immigrés".
C'est donc vraiment quelque chose quand, après toute cette écriture, cette réécriture et ce tout faire foirer pour repartir à zéro - et toutes ses "conneries interminables" sur l'auto-examination et ses questions sur l'identité et l'apparence trompeuse - Springsteen termine son concert chaque soir avec Dream Baby Dream, de l'album Suicide de 1980, par le groupe du même nom.
Springsteen prend place devant l'harmonium et commence à jouer ces grands accords continus et chante, encore et encore, "Rêve, ma chérie, rêve / Allez, rêve, rêve, ma chérie, rêve / Continue à nourrir ce feu... / Ouvre grand tes yeux...". Il chante ces vers pendant quelques minutes puis se lève, les accords de l'harmonium jouant en boucle maintenant, et de façon forte et encore plus prédicateur, il chante encore et encore, de tout son cœur et de toute son âme, rêve, ouvre grand les yeux, chancelant jusqu'au devant de la scène, un seul homme chantant dans cette grande salle, et c'est bouleversant, le public est bouche bée, prêt à pleurer, tout le monde nageant dans ce même océan si dense, personne ne sait ce qui se passe, nous sommes simplement pris pour ce que nous possédons.
Plus tôt dans sa loge, à la fin de l'interview, MOJO a soulevé la question de Dream Baby Dream.
"J'aime Suicide depuis longtemps" dit-il. "J'ai rencontré ces types à la fin des années 70 à New York, quand nous étions en studio au même moment. Vous savez, si Elvis revenait de chez les morts, il produirait le même son qu'Alan Vega. Il arrive à obtenir beaucoup de pureté émotionnelle. Je suis retombé sur Dream Baby Dream parce que Michael Stipe l'a incluse sur une compilation et j'ai pensé que je pourrais peut-être la faire moi aussi".
"C'est un mantra et la chanson marche parce que le concert est rempli de narration et de détails et puis à la fin, il y a juste ces phrases répétées et elles sont l'essence-même de toutes les autres choses dont je parle et que je fais au cours de la soirée. Le concert s'ouvre, et s'ouvre et puis à la fin, quand vous pensez qu'il ne peut plus s'ouvrir, il s'ouvre encore et c'est complètement envoûtant. C'est oui, je pense... J'ai l'œil pour beaucoup de détails et cette chanson le montre, c'est si simple et si pur musicalement parlant".
DEUX SEMAINES PLUS TARD, Springsteen nous appelle comme promis. Il est de très bonne humeur, ayant terminé d'enregistrer le spectacle de Boston. Il éclaircit quelques points mentionnés lors de notre dernière rencontre, avant de demander une dernière question.
Et bien, nous avons parlé de politique, de travail, de sexe, du temps, de la mort et du concept de la personnalité multiple. Parlons de religion... Vous vous êtes décrit comme "un catholique en fuite" et vous avez dit que, même si vous utilisez des images religieuses dans vos chansons pour leur résonance, vous n'avez pas besoin de connaître la Vérité. Est-ce que cela signifie que vous avez définitivement décidé que vous n'en savez rien ?
Oui, la vie spirituelle sera une vie de mystère. Pourquoi ne seriez-vous pas humble devant ce mystère-là ? Pourquoi assumeriez-vous qu'on puisse vous donner toutes les réponses, de A à Z, aucune place pour le doute ? C'est puéril, ce désir d'avoir les réponses. La vie d'adulte consiste à gérer un nombre incroyable de questions qui n'ont pas de réponses. Je laisse donc le mystère s'installer dans ma musique. Je ne nie rien, je ne préconise rien, je vis simplement avec. Nous vivons dans un monde tragique, mais il y a une certaine grâce autour de vous. Elle est tangible. Vous essayez donc d'en prendre soin. C'est ainsi que j'essaye de me guider, moi - et notre foyer, et les gosses.
Qu'entendez-vous par "grâce" ?
La grâce pour moi, c'est simplement les événements du quotidien... Le souffle vivant de nos vies. Woody Allen a dit un jour que c'était le plus heureux quand il se trouvait dans sa cuisine, le matin, à beurrer ses tartines. Vous êtes en train de faire le taxi pour vos gosses et vous pensez que c'est un fardeau et quelque chose se passe. La grâce est là.
Et le Bruce impur, habitué des clubs de strip-tease, il existe toujours ?
Le Bruce impur se porte très bien, dit-il en riant. Narcissique, obsédé par le sexe, il donne des leçons et puis fait tout le contraire. Il aime boire un coup, profite pleinement des bons moments. Je lui dirai que vous avez pris de ses nouvelles.
Et bien, nous avons parlé de politique, de travail, de sexe, du temps, de la mort et du concept de la personnalité multiple. Parlons de religion... Vous vous êtes décrit comme "un catholique en fuite" et vous avez dit que, même si vous utilisez des images religieuses dans vos chansons pour leur résonance, vous n'avez pas besoin de connaître la Vérité. Est-ce que cela signifie que vous avez définitivement décidé que vous n'en savez rien ?
Oui, la vie spirituelle sera une vie de mystère. Pourquoi ne seriez-vous pas humble devant ce mystère-là ? Pourquoi assumeriez-vous qu'on puisse vous donner toutes les réponses, de A à Z, aucune place pour le doute ? C'est puéril, ce désir d'avoir les réponses. La vie d'adulte consiste à gérer un nombre incroyable de questions qui n'ont pas de réponses. Je laisse donc le mystère s'installer dans ma musique. Je ne nie rien, je ne préconise rien, je vis simplement avec. Nous vivons dans un monde tragique, mais il y a une certaine grâce autour de vous. Elle est tangible. Vous essayez donc d'en prendre soin. C'est ainsi que j'essaye de me guider, moi - et notre foyer, et les gosses.
Qu'entendez-vous par "grâce" ?
La grâce pour moi, c'est simplement les événements du quotidien... Le souffle vivant de nos vies. Woody Allen a dit un jour que c'était le plus heureux quand il se trouvait dans sa cuisine, le matin, à beurrer ses tartines. Vous êtes en train de faire le taxi pour vos gosses et vous pensez que c'est un fardeau et quelque chose se passe. La grâce est là.
Et le Bruce impur, habitué des clubs de strip-tease, il existe toujours ?
Le Bruce impur se porte très bien, dit-il en riant. Narcissique, obsédé par le sexe, il donne des leçons et puis fait tout le contraire. Il aime boire un coup, profite pleinement des bons moments. Je lui dirai que vous avez pris de ses nouvelles.
****
NOTES
(1) "Are you talkin' to me ?" (C'est à moi que tu parles ?) est une réplique que prononce Robert De Niro, dans le film Taxi Driver. L'acteur a improvisé la fameuse réplique en s'inspirant de Bruce Springsteen, qu'il avait vu en 1975 à Los Angeles, et qui s'adressait ainsi au public, dos à la foule.
(2) The Postman Always Ring Twice, 1934 (Le facteur sonne toujours deux fois)] est un roman policier américain de James M. Cain, adapté au cinéma par Tay Garnett en 1946 et Bob Rafelson en 1981.
(3) The Grapes Of Wrath, 1939 (Les raisins de la colère) est un livre de John Steinbeck, adapté au cinéma par John Ford en 1940, et principale inspiration de The Ghost Of Tom Joad.
(4) Le Dust Bowl est le nom donné à une série de tempêtes de poussière, qui touchèrent le Middle West américain, cœur agricole des États-Unis, pendant les années 30.
(5) Le film noir est un courant cinématographique, apparu dans les années 40, et fortement inspiré des nouvelles de détectives de Dashiell Hammet ou de Raymond Chandler.
(6) Taxi Driver, 1976, est un film de Martin Scorsese, Palme d'or au festival de Cannes en 1976.
(7) The Communist Manifesto, 1848 (Le manifeste du Parti Communiste) est un essai de Karl Marx, basé sur des textes de Friedrich Engels.
(8) The Deer Hunter, 1978 (Voyage au bout de l'enfer) est un film de Michael Cimino, qui raconte la vie de trois sidérurgistes engagés dans la Guerre du Vietnam, et qui finiront marqués par l'atrocité du conflit.
(9) Who'll Stop The Rain, 1978 (Les guerriers de l'enfer) est un film de Karel Reisz.
(10) Born On The 4th Of July, 1974, est une autobiographie de Ron Kovic, vétéran de la Guerre du Vietnam.
(11) Pendant la période romaine, les publicains, en vertu de contrats publics, fournissaient l'armée romaine, géraient les taxes portuaires et supervisaient les projets de constructions publiques.
(1) "Are you talkin' to me ?" (C'est à moi que tu parles ?) est une réplique que prononce Robert De Niro, dans le film Taxi Driver. L'acteur a improvisé la fameuse réplique en s'inspirant de Bruce Springsteen, qu'il avait vu en 1975 à Los Angeles, et qui s'adressait ainsi au public, dos à la foule.
(2) The Postman Always Ring Twice, 1934 (Le facteur sonne toujours deux fois)] est un roman policier américain de James M. Cain, adapté au cinéma par Tay Garnett en 1946 et Bob Rafelson en 1981.
(3) The Grapes Of Wrath, 1939 (Les raisins de la colère) est un livre de John Steinbeck, adapté au cinéma par John Ford en 1940, et principale inspiration de The Ghost Of Tom Joad.
(4) Le Dust Bowl est le nom donné à une série de tempêtes de poussière, qui touchèrent le Middle West américain, cœur agricole des États-Unis, pendant les années 30.
(5) Le film noir est un courant cinématographique, apparu dans les années 40, et fortement inspiré des nouvelles de détectives de Dashiell Hammet ou de Raymond Chandler.
(6) Taxi Driver, 1976, est un film de Martin Scorsese, Palme d'or au festival de Cannes en 1976.
(7) The Communist Manifesto, 1848 (Le manifeste du Parti Communiste) est un essai de Karl Marx, basé sur des textes de Friedrich Engels.
(8) The Deer Hunter, 1978 (Voyage au bout de l'enfer) est un film de Michael Cimino, qui raconte la vie de trois sidérurgistes engagés dans la Guerre du Vietnam, et qui finiront marqués par l'atrocité du conflit.
(9) Who'll Stop The Rain, 1978 (Les guerriers de l'enfer) est un film de Karel Reisz.
(10) Born On The 4th Of July, 1974, est une autobiographie de Ron Kovic, vétéran de la Guerre du Vietnam.
(11) Pendant la période romaine, les publicains, en vertu de contrats publics, fournissaient l'armée romaine, géraient les taxes portuaires et supervisaient les projets de constructions publiques.