Mojo, août 2010

LEADER DE LA MEUTE



Remplissez votre réservoir et ajustez votre casque. Ses années 90 mitigées dans le rétroviseur, Bruce Springsteen brûle de la gomme en ce 21ème siècle. Avec un DVD live soulignant la force intacte de son groupe, et son statut assuré – à 60 ans – dans le panthéon du rock, il réfléchit aux choses qui font de Bruce Bruce : le New Jersey, les Clash, son appel, “L'Obscurité” et la Chartreuse verte. “Nous sommes uniques” dit-il à Keith Cameron. “Il n'y a qu'un groupe comme le nôtre”.

par Keith Cameron

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IL FAIT UN 27° ÉTOUFFANT DANS LES RUES DE Manhattan, mais la sérénité règne à l'intérieur du Lowell Hotel. Signalant à peine sa présence sur la 63ème Rue, ce magnifique exemple d'art-déco de l'Upper East Side dégage le luxe très discret apprécié par ses clients fortunés : les capitaines d'industrie qui ont du goût, les retraités des Hamptons, la star de cinéma occasionnelle. A 15 heures 20, le Post House, restaurant de viandes du Lowell, est vide, sauf pour la présence de MOJO qui, au bar, apprécie une bonne pinte de Goose Island.

La porte s'ouvre et entre Bruce Springsteen. Il prend le siège juste à côté de MOJO, salue Joe, le barman du Post House, et commande une téquila Gran Patron et une bière pour la suite. Alors que Joe s'occupe des boissons, Bruce scrute les bouteilles derrière le bar et se demande si l'une d'entre elles ne serait pas de la Chartreuse verte. Joe confirme que ça n’en est pas. Bruce semble soulagé.

"Tu connais The Osprey à Manasquan ?" demande-t-il à Joe.

Comme Bruce Springsteen, Joe est originaire du New Jersey, l'État situé de l'autre côté de l'Hudson River avec lequel les New-Yorkais aiment se mesurer pour savoir qui est meilleur que l'autre, à coups de répliques cinglantes. Il connait bien The Osprey, un grand night-club bruyant, typique de ces lieux de prédilection de la côte du New Jersey à proximité d'Asbury Park, là où Springsteen et son groupe ont aiguisé leurs armes au début des années 70, un lieu qui a atteint un statut mythique, grâce aux décors autobiographiques de ses premiers disques. "Donc, tu buvais de la Chartreuse verte au Osprey à Manasquan ?" demande Joe, avec un sourire complice.

"Oui, moi, un de mes amis, et Big Man, complètement perdu au fin fond des marécages du New Jersey", dit Bruce avec un petit rire. "Big Man a dit qu'il connaissait la Chartreuse verte, qu'il en gardait une bouteille dans sa cuisine, près de ses Cheerios. Probablement qu'il en mettait sur ses Cheerios. De toute façon..." Et le voilà lancé, racontant une histoire à dormir debout, parlant de lui et du saxophoniste Clarence Big Man Clemons, et qui est le point de départ des traditions du New Jersey de Springsteen, jusqu'au clin d'œil référentiel à ses propres paroles (tirées de Rosalita, la farce délirante sur la fugue, extrait de The Wild, The Innoncent & The E Street Shuffle de 1973, où la voiture du narrateur est "embourbée quelque part dans les marécages du New Jersey"). Comme Springsteen le raconte, Big Man a persuadé les autres d'ingurgiter cette liqueur de 55° - l'invention de moines chartreux français – sur laquelle Bruce a passé cinq minutes à essayer de faire passer ce breuvage dans son œsophage, pour au final voir son pote remplir ses joues et se précipiter dehors pour repeindre le trottoir de Manasquan avec son diner teintée d'émeraude. Si seulement ils avaient connu la devise des Chartreux: Stat crux dum volvitur orbis – "La croix est stable alors que le monde tourne".

"Pendant ce temps-là" dit Springsteen, sirotant sa téquila, "Big Man décide qu'il veut un autre verre..."

MÊME DANS CE REFUGE CLINQUANT DE MANHATTAN, C'EST LA TERRE DU NEW JERSEY COLLANT aux bottes de Springsteen qui légitime son statut de plus grande icône rock vivante de l'Amérique. Il ne vit pas seulement, toujours et encore, dans cet État, mais à Monmouth, le comté qui l'a vue naitre. Aujourd'hui bien installé à Rumson, à quelques minutes en voiture de Freehold, la ville ouvrière où il a grandi, produit bâtard d'un héritage d'immigrés Italiens, Irlandais et Hollandais (son nom signifie littéralement une pierre d'où jaillit une source). Si vous croyez en Bruce, vous acceptez les vérités éternelles de The Ties That Bind, la chanson d'ouverture de The River (1980), son premier album numéro 1 : "Nous courons pour l'instant mais nous arriverons à temps, ma chérie / Pour regarder en face les liens qui se nouent".

Le mojo de Bruce Springsteen est enveloppé dans le franc parler pragmatique du Garden State. Il est édifiant que sa seule période de confusion artistique, concernant Human Touch et Lucky Town, les albums de 1992 sortis simultanément, ait coïncidé avec l'exil à Beverly Hills, où il s'est réfugié à la suite de son divorce avec l'actrice Julianne Philips en 1988 et puis, celui en octobre 1989, avec le E Street Band (après le coup de téléphone reçu lui annonçant la dissolution du groupe, Clemons a été si traumatisé qu'il a juré de ne plus jamais se couper les cheveux). Mais vers le milieu des années 90, Springsteen était de retour dans le New Jersey avec sa nouvelle femme, la choriste du E Street Band, Patti Scialfa, elle-même fille du New Jersey, et leurs trois jeunes enfants. A partir de là, il s'est fixé l'objectif de restaurer sa crédibilité musicale, d'abord avec l'Oscarisée Streets Of Philadelphia en 1994, puis le retour en 1995 sur des mauvaises terres politiques, avec The Ghost Of Tom Joad, et enfin, en 1999, après une pause de 10 ans, la reformation officielle du E Street Band.

Il y a longtemps eu un article du livre-de-foi-de-Bruce qui disait qu'il ne se ferait pas détruire par la célébrité comme son idole Elvis Presley, mais apparaître aussi beau à 60 ans est presque indécent. Arrivant dans la suite 12A du Lowell avec précisément une minute d'avance, Springsteen distribue des accolades à la fois à sa manager Barbara Carr et au journaliste de MOJO un peu surpris, tandis que son bronzage d'été éclatant éclipse le clinquant des rues de Manhattan. La clé de son régime fitness, apparemment, c'est de faire beaucoup de marche. Puis une fois de plus, depuis la reformation du E Street Band, il a méprisé les temps morts. Dans la première décennie du nouveau siècle, Springsteen a enregistré trois albums avec le groupe – The Rising (2002), Magic (2007) et Working On A Dream (2009) – plus le solitaire Devils & Dust (2005) et We Shall Overcome (2006), l'hommage à Pete Seeger, tout en enchainant les tournées pendant huit ans sur ces dix dernières années. Il a également commencé à organiser son héritage : en 2005, une re-sortie anniversaire des 30 ans de Born To Run comprenait deux superbes DVD de Thom Zimny – un documentaire sur l'atroce gestation de l'album, et un film du légendaire premier concert anglais du E Street Band à l'Hammersmith Odeon de Londres en 1975. (La même équipe en fait actuellement de même pour Darkness On The Edge Of Town de 1978).

Peut-être pas tout à fait par hasard, la décennie a vu Springsteen émerger comme une influence, une référence pour de nouveaux groupes, notamment pour The Hold Steady, des musiciens qui mettent de l'ambiance dans des bars de Minneapolis en passant par Brooklyn, et aussi Titus Andronicus et The Gaslight Anthem, les natifs du New Jersey, offrant tous une vue particulière sur un punk-soul littéraire, et qui aiment Broooooce passionnément, chose inconcevable quelques années auparavant. Springsteen a écouté ces groupes, les a apprécié, et a sa propre opinion.

"Je pense que nous avons sauté une génération au cours des années 90" dit-il. "Cette décennie où le E Street Band n'a pas joué a été une décennie où j'ai senti une récession de notre impact".

Il porte au crédit de son fils ainé de l'avoir branché sur cette nouvelle vague, et Evan James Springsteen a fait quelques petites apparitions en jouant de la guitare avec le E Street Band en 2008/09. "La dernière tournée a probablement été la première fois où il a commencé à écouter un peu ce que je faisais" dit Bruce. "Car ce sont vos parents, comment pouvez-vous être intéressé ?! Aucun adolescent normalement constitué souhaite venir voir ses parents se faire acclamer. Vous pourriez vouloir venir voir vos parents se faire huer – ce serait gratifiant !".

Nous nous rencontrons pour discuter de London Calling, le DVD live du concert de l'an dernier à Hyde Park, dont la pochette est sur la table entre nous. De temps en temps, Springsteen la regarde d'un air songeur, mais il est heureux que la conversation bifurque vers des moments-clés d'une carrière longue de 40 ans, aussi facilement qu'une de ses setlists.

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En 1969, alors que vous étiez sur le point de débuter une carrière dans la musique, vos parents ont déménagé en Californie et vous êtes restés dans le New Jersey. Vous sentiez-vous seul ?

Je me souviens avoir souffert de la solitude. J'avais 19 ans. J'ai connu cette expérience inhabituelle - mes parents s'éloignant de moi. C'est normalement l'inverse qui se produit. Mais ma sœur [Virginia] avait 17 ans, elle venait d'avoir un bébé, elle avait plus de raisons que moi de s'inquiéter. Elle était mariée à un bagarreur – un petit voyou du sud du New Jersey – mon beau-frère, qui est un type formidable, mais il était imprévisible quand il était jeune. Il montait les taureaux... Le sud du New Jersey organise le plus long rodéo des États-Unis. C'est un endroit appelé Cowtown – il y a toujours des rodéos là-bas une fois par semaine. Et il était jeune, il a fini par monter les taureaux, et a pas mal voyagé avec cette activité... Donc, d'une manière ou d'une autre, il s'est trouvé avec ma sœur, ils sont encore ensemble... Mais elle a traversé beaucoup plus d'épreuves que moi, car c'était encore une adolescente avec un nouveau-né. Je n'étais qu'un adolescent avec un groupe de rock'n'roll.

J'étais jeune, et quand vous êtes jeune vous partez. Mon fils [Evan] a 19 ans et il ne me téléphone pas toutes les semaines. Il est parti vivre sa propre vie. Il téléphone quand il le peut et nous avons habituellement cette conversation-de-30-secondes. "Comment ça va ?". "Bien, et toi comment ça va ? Comment ça va à la maison ?" "Tout se passe bien". "C'est bien". "Oui, quand est-ce que tu reviens ?". "Je ne sais pas. Dans deux semaines peut-être". "J'ai hâte de te voir". "Oui" (Bruce clique des doigts). C'est tout.

J'ai lu que durant la période qui a suivi le départ de vos parents, quand vous habitiez à Asbury Park, vous n'aviez pas de tourne-disques, et donc, que votre régime musicale se limitait à ce que vous aviez entendu avant que vos parents partent. Est-ce vrai ?

(Il réfléchit) Je me souviens en avoir eu un au début des années 70. Est-ce que j'en avais un à la fin des années 60 ? Je serais surpris si j'étais resté sans tourne-disques. J'aurais eu l'impression d'être resté sans oxygène. J'entends par là que vous ne pouviez pas tout entendre grâce à la radio. Et je continuais encore à apprendre mon instrument et je suis sur que j'écoutais des disques et que j'y piochais des choses, donc... Je pense que j'ai toujours eu un tourne-disques.

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Une source bien informée raconte qu'un disque que le jeune Springsteen adolescent écoutait était Good Lovin’, le numéro 1 de 1966 de The Young Rascals, un quartet du New Jersey qui pimentait leur garage rock habituel d'une solide dose d'imploration soul : à ses débuts, Springsteen ne cherche ni à en faire plus, ni à en faire moins. Le E Street Band a repris Good Lovin’ lors du spectacle de l’été dernier à Hyde Park, un festival dédié à Bruce, à la suite de son concert triomphal de Glastonbury. Ces deux performances étaient exceptionnelles, dans la mesure où Springsteen n'a jamais eu à divertir un public qui n'est pas exclusivement le sien, conséquence de ses concerts hyper longs, qui ont commencé quand Springsteen a arrêté de faire des premières parties, après une expérience décourageante en ouverture de Chicago en 1973. Or, comme il se souvient aujourd'hui : "A la base, on ne nous proposait pas souvent de premières parties, car nous étions très bons".

Glastonbury et Hyde Park étaient donc des événements spéciaux qui ont demandé une préparation spéciale. A Glastonbury, au lieu de voyager avec tous les autres artistes dans le bus du festival, Springsteen a chaussé une paire de bottes de moto faites sur mesure, a fait du stop jusqu'au site et l'a arpenté d'un pas lourd pendant plusieurs heures, s’acclimatant à l'énergie unique de l'événement. Ce soir-là, le groupe a ouvert avec Coma Girl de Joe Strummer, une chanson inspirée par la relation spirituelle que l’ancien leader des Clash entretenait avec Glastonbury. Vingt-quatre heures plus tard, Springsteen a entrainé le E Street Band dans un titre plus évident pour ouvrir le concert, mais non moins émouvant : London Calling des Clash.

"Vous essayez toujours de rendre unique chaque concert, pour que les fans aient le sentiment qu’ils sont en train de voir quelque chose qui ne s’est passé qu'une seule fois", dit il. "Glastonbury était une date importante pour nous parce que nous ne l’avions jamais fait et je savais ce qu'il représentait en Angleterre. C’était donc ce que j’avais en tête. Vous faites partie d'un événement qui semble plus grand que vous-même, quelque chose de très personnel pour les gens de ce pays. Il fait partie de cette excitation d’avoir un groupe de rock dans ta ville. Peu importe où la technologie nous mène, ce ne sera jamais remplacé. La technologie est un ton en-dessous du réel, une abstraction : si le réel vous intéresse".

Il se souvient avoir vu adolescent les Doors jouer à Asbury Park. "J'étais excité par une chose : Jim Morrison était dans cette putain de ville d’Asbury Park, mec !" dit-il en riant. "Tu vois, du style, qu'est-ce qu’il fait là ?! Il y avait, Le Corps. Et puis, il y avait ce moment d'identification : oui, c’est un type intéressant, mais ce n'est qu'un type". Capable d'adopter la promesse transcendante du rock'n'roll et de voir également à travers ses trahisons fatales, Springsteen et Strummer avaient plus en commun qu’une simple admiration mutuelle.

Débuter le concert de Glastonbury avec Coma Girl et celui de Hyde Park avec London Calling était des gestes vraiment émouvants…

Coma Girl était vraiment une de mes chansons préférées. J'ai aimé ce disque solo de Joe (Streetcore, disque posthume de 2003), c’était, à mon avis, un disque profondément mélancolique et l’un de ses meilleurs. J’ai compris que la chanson avait été écrite à propos de Glastonbury, je savais que c'était un spectateur régulier.

Il considérait que c'était comme se rendre à l'église.

Oui, c'était un endroit très important pour lui. Alors je me suis dit, "Ce serait amusant de démarrer avec celle-là, un petit coup de chapeau". Et la soirée suivante… J'avais joué London Calling une seule autre fois, je crois. Je me suis dit, "Londres est particulier, alors débutons avec celle-là". J'ai toujours eu une affinité avec les Clash. Ils semblaient s'intéresser aux mêmes choses que nous en Amérique, à cette époque-là. Nous faisions figure de marginaux. Ici même, dans les années 70, alors que le punk arrivait en Angleterre, nous faisions Darkness On The Edge Of Town. Le message sous-jacent de Darkness avait beaucoup de points communs, selon moi, avec ce que les Clash faisaient, d'après ce que je ressentais. Vous oubliez que le concept de classe sociale n'était pas vraiment abordé par la musique populaire, notamment par rien de ce qui était mainstream, et c'était quelque chose qui m'intéressait à cette époque-là. Et j'ai donc ressenti des atomes crochus avec ceux qui l’étaient. Joe et moi nous nous sommes croisés une fois très brièvement, dans un bar d'hôtel à Los Angeles. Je suis entré et il était assis tout seul au bar – il n'y avait que nous deux. Il m'a regardé et il a dit, "Bruce !". J'ai dit, "Oh, je suis étonné que tu m'aies reconnu". Il m'a parlé de quelques trucs, Promised Land [de Darkness…] ou autre chose. J’étais étonné qu’il connaisse ma musique. Je crois que c’était l'époque où il venait de sortir Earthquake Weather, il commençait donc sa carrière solo. Nous avons parlé quelques minutes, tout simplement. Mais ce groupe en général, et je l'ai toujours pensé, a produit des albums fantastiques.

Votre relation avec le punk est intéressante. Les gens ne vous appelaient-ils pas un 'punk' avant que le phénomène punk rock ne soit devenu manifeste ?

Oui, avant que le mot ne soit devenu iconique, on nous l'a balancé à la figure dans les années 75 (rires). Donc, nous étions étranges. Nous avons franchi une certaine frontière, là où une partie de ce que nous faisions était une réaction à la musique du début des années 70 et du chemin qu'elle avait pris. Nous ne nous sommes pas livrés à beaucoup d'extravagance… Nous avions l'impression d'être véritablement en contact avec la rue et véritablement en contact avec notre quartier, et nous avions l'impression d'être véritablement en contact avec notre public - et nous l'étions, autant que pouvaient l'être des musiciens à cette époque-là, assez ascétiques. Nous faisions un travail vraiment acharné qui nous a amené vers ces concerts extatiques, régénérateurs, plein de sueur, qui étaient marqués d’une identité – et pour moi, il s'agissait du punk quand il est apparu. C’était comme (fait le bruit d’une explosion) pour un pays entier de gamins, à la recherche de quelque chose qui n'existait pas, qu'ils ressentaient au fond d'eux mais qu'ils n'avaient pas encore nommés. Nous ne faisions pas partie d'un mouvement. Nous arrivions du New Jersey, nous étions des marginaux. Parce que nous nous comportions très différemment et volontairement. Mon style était plus ou moins établi, et à l'évidence il était très influencé par les premiers disques du top 40 et ceux des années 60 - pas tellement par la musique des années 70. Nous avions plutôt comme inspiration les Animals et puis, sur un plan thématique, la musique folk, la chanson contestataire, Woody Guthrie, évidemment il y avait toujours Dylan… Mais nous avions notre propre rébellion, plus calme par rapport aux excès du rock de cette époque. C'était ce que nous étions. Nous étions de jeunes hommes sérieux avec ce qui les amusait (rires), et quand nous montions sur scène, nous montions pour nous transformer.

A l'époque de Darkness… vous avez rencontré Patti Smith.

Elle enregistrait son second disque solo et une chose en a amené une autre. J'avais Because The Night, que je n'arrivais pas à terminer à l’époque. Jimmy Iovine commençait sa carrière de producteur, et il m'a dit, "Hé, est-ce que je peux montrer celle-là à Patti ?". J’ai dit, "Bien sûr, je n'arrive pas à la finir…" .

Pourquoi ne pouviez-vous pas la finir ?

C'était une chanson d'amour, et je n’en écrivais vraiment pas à cette époque-là. J'ai écrit ces chansons d'amour cachées, comme For You, ou Sandy, peut être même Thunder Road, mais elles abordaient toujours le sujet sous un angle différent. Mes chansons d'amour n'étaient jamais franches, elles n'étaient pas directes. Cette chanson avait besoin d'authenticité et à cette époque, j'étais mal à l'aise avec cette idée-là. J’étais installé dans ma position de samouraï : Darkness… avait comme thème le dépouillement à l'extrême de tout – les relations, tout - et la descente vers le cœur de la personne que vous étiez. Cette chanson est donc la grande absente de Darkness On The Edge Of Town, et, avec recul, je suppose que ça ne m'aurait pas dérangé de la terminer mais je ne pense pas que le résultat aurait été aussi bon que ce qu'elle en a fait. Elle était en plein milieu d'une histoire avec Fred "Sonic" Smith et elle l'a terminée d'un coup. Elle l'a écrite d'une façon formidable. J'avais mes propres versions de cette chanson que j'ai chantées au cours des années, et puis nous avons joué ensemble au Madison Square Garden il y a deux mois. Nous avons chanté sa version et je me suis rendu compte combien elle était bonne. J'ai dit, "Oh mon Dieu, je devrais chanter ces paroles tous les soirs !" C'était un heureux et joli hasard.

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Dans de rares interviews télévisées au cours des années 70, la star montante Springsteen a montré un charme maladroit mais a eu du mal pour exprimer distinctement sa mission. Cependant, comme beaucoup d'autodidactes, il a vite appris, et aujourd'hui les tics d'auto-dénigrement, qui autrefois parsemaient son discours, se font plus rares. Il parle dans des passages longs, clairs, construits de manière complexe par moments, suggérant un homme encore empêtré dans un dialogue avec ses convictions profondes. Il peut être difficile de trouver un chemin à travers cette densité, mais il y a une chose curieuse que vous remarquez, c'est que de temps à autre, quand il se souvient d'un événement précis du passé - comme quand il a rencontré Joe Strummer dans ce bar de Los Angeles - il s'égarera de la rigueur de ses convictions et détourne le regard, il commence à fixer un point quelque part à mi-distance. Le plus déroutant est que sa voix change et prend cette faible ressemblance avec celle de Marlon Brando dans son rôle de Don Vito Corleone dans Le Parrain. Puis il s’en détache et nous sommes de retour avec le Boss, bavardant d’une voix râpeuse de ses théories et de motivation solennelle. "Mon esprit me précédera toujours quelque part," dira-t-il. "Et je me dirai : Ok, que puis-je faire pour être plus présent. Pour m’amener à être plus présent, là où je me dirige…"

Dans quelle mesure le son du E Street Band a-t-il évolué, ou a-t-il toujours été là avec cette association de musiciens ?

Hmmm. Je dirais que votre idée du "son du E Street Band" dépend de la période à laquelle vous avez entendu le groupe pour la première fois. A mon avis, après The Wild, The Innocent..., nous sonnions plutôt comme le E Street Band (rires). Mais je pense que ce à quoi les gens associent probablement ce son pourrait véritablement avoir été crée sur Born To Run. Où il y avait le glockenspiel, le piano était très caractéristique, le saxophone. Même si nous utilisons rarement ce son aujourd'hui. Aujourd'hui, le son s’est élargi. En gros, c’est un son d'ensemble; un son dense. C'est généralement un gros son. Et évidemment, il y a un niveau d’intensité. Puis de temps à autre, le glockenspiel apparait sur quelques tires. Mais son origine, il me semble, était Born To Run.

Le disque sur lequel (le guitariste du E Street) Steve Van Zandt dit qu'il déteste le piano - ou qu’il l'a détesté au début et qu'à contre-cœur il a fini par l'aimer…

(Il prend une gorgée d'eau et commence à bafouiller) Hé – héhéhé ! - il a fini par l’aimer !

Paroles de guitariste…

Oui, c'est exact, paroles de guitariste ! Tout le monde veut que son instrument soit un peu plus fort dans le mixage, vous comprenez ? Et nous avons vraiment un groupe très grand. Tout le monde, quand nous réécoutons le disque, écoute sa partie avec attention. Ça ne change jamais !

Comme vous dites, le son par excellence du E Street Band ne ressemble pas au son du groupe qu'on entend sur les disques d'aujourd'hui. Aucun des éléments de la signature que vous avez décrit ont été mis en avant sur les trois albums du groupe depuis vos retrouvailles. Quand vous enregistrez un disque avec le groupe aujourd'hui, vous ne vous dites jamais : je dois donner à Roy (Bittan, piano) une partie plus importante, ou Clarence n'a pas eu de solo depuis un moment ?

J’ai tendance à penser un peu de cette façon-là, mais pas trop. Il y a beaucoup de monde au mixage. Il y a beaucoup de monde qui joue un rôle très important, mais sans qu'on puisse les reconnaître spécifiquement. Je crée un son d’ensemble - je ne suis pas extrêmement préoccupé par la possibilité d'entendre chaque instrument, sauf dans la façon dont il fait évoluer mon récit et fait avancer la chanson. J’attends de chacun qu’il comprenne ce schéma. Parfois, je suis sûr qu'ils comprennent (rires, beaucoup). Alors que tout le monde peut rester un peu sensible à cette idée, je pense que pour eux, cette idée importe moins aujourd'hui. Chaque disque n'est pas complètement définitif quand vous en avez 11 ou 12 derrière vous, que quand vous n’en avez sorti, disons, que deux ou trois. Au final, Clarence Clemons sera sur cette scène, il jouera du saxophone et il fera ressentir sa présence. Mais oui, j'y réfléchis à nouveau, nous ne sonnons pas bien sur ce morceau-là, et je peux peut-être trouver une place pour certaines choses, ou pour C [Clemons], je peux peut-être travailler sur une variété de choses, parce que si je crée un disque pour le groupe, les gens ont besoin de sentir que le groupe est présent et ils ont besoin de sentir un éventail de ces tonalités et de ces sons. Sinon, je ferais un disque différent…

Comme Devils & Dust ou Tunnel Of Love, où les membres du E Street Band sont présents mais ce n'est pas un disque de groupe?

(Hoche la tête) Dans lesquels beaucoup de règles ont été abolies. Si j'ai ce type de musique qui traîne chez moi, j'ai la possibilité de ne pas utiliser le groupe. J'en ferai un de mes albums particuliers en solo.

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Le premier des disques "particuliers en solo" de Springsteen était Nebraska, sa plus belle œuvre pour beaucoup d'observateurs : 10 portraits glauques de personnages, sur l’aliénation humaine et des choses désespérées que les gens font quand les vicissitudes de la vie les forcent à franchir une ligne de transgression. Pour ceux qui jusqu'à présent sont insensibles au romantisme incorrigible de la vision de Springsteen et rebutés par le bruit quelque fois encombrant du E Street Band, il y avait là une double-dose d’antidote. La chanson-titre a puisé son inspiration dans une folie meurtrière apparemment sans motif dans laquelle un couple d'adolescents originaires d'un Midwest frappé par la pauvreté s'est embarqué en janvier 1958. Springsteen a raconté ce récit du point de vue du tueur, qui, quand on lui a demandé pourquoi il avait commis des actes si épouvantables, a répondu : "Monsieur, je suppose qu'il y a de la méchanceté dans ce monde". La frustration a été un thème récurrent dans le travail de Springsteen dès le début, mais tout comme ses personnages qui n'ont jamais perdu leur foi en un meilleur avenir, où qu'il soit, et pour qui, tant qu'ils avaient une voiture, tout allait bien ("C'est une ville pleine de perdants et je me tire d'ici pour gagner" se conclue Thunder Road, l’emblématique chanson d'ouverture de Born To Run), à l'époque où les riffs étoilés du groupe ont toujours dominé la tendance à la mélancolie de l'auteur. Et bien que les indices soient présents, pas seulement sur les trois dernières chansons de The River - une fois que vous avez digéré les réprimandes bibliques de The Price You Pay, puis l’histoire d’amour trop-désespérée de Drive All Night et la scène de mortalité brute de Wreck On The Highway, vous êtes assez loin de "Ooh, ooh, je craque pour toi" - personne à part Springsteen n'avaient anticipé cette humeur sinistre chez un homme inquiet.

Évidemment, le son optimiste du E Street Band n'était d'aucun soutien sur ces ballades blues sans pitié. Mais de manière ironique, pour un artiste si méticuleux à concevoir et à livrer chaque orientation de sa carrière, l'existence de Nebraska était le fruit d'un hasard total. Le disque a commencé comme un enregistrement réalisé tout seul à la maison sur un 4-pistes, une ébauche préparatoire pour son album suivant avec le E Street Band. Cependant, en se retrouvant tous ensemble dans le studio Power Station de New York en mai 1982 , Springsteen a senti qu'aucune des versions enregistrées avec le groupe ne délivrait la même puissance que ses démos acoustiques. Nebraska a donc été sorti comme il avait été enregistré à l'origine, après une remasterisation héroïque de Chuk Plotkin, et cinq chansons de moins que sur la cassette originale.

Une de ces chansons était Born In The U.S.A., une complainte sur la détresse des vétérans de la Guerre du Vietnam et, par extension, sur l'âme de l'Amérique, un blues-rock nerveux qui révélait l'amour de Springsteen pour l'énergie primale d'Alan Vega et de Suicide. Enregistrée par le groupe lors de ses tentatives pour essayer de donner un sens au matériel de Nebraska, la chanson est devenue le hurlement martial bouleversant de la protestation qui a ouvert et donné son titre à l'album suivant de Springsteen et qui l'a aidé à le propulser vers une célébrité planétaire. Cependant, l'attaque radicale de la chanson, et ses récitations par des foules le poing levé durant la tournée Born In The USA de 1984-85, ont sans aucun doute contribué à interpréter à tord la chanson comme un hymne patriotique par la droite américaine, le président Reagan en tête. Peu importe qu'arrive le vers final de la version électrique ("Dix ans que je brûle ma colère sur la route / J'ai nulle part où m'enfuir, nulle part où aller") le personnage semble aussi condamné qu'un prisonnier dans le couloir de la mort et le refrain est devenu un réquisitoire. Comme l'a écrit le journaliste Greil Marcus au milieu de l'enthousiasme soulevé par Born In The U.S.A. : "Manifestement, la clef de l'énorme explosion de popularité de Bruce découle de cette fausse interprétation… Il est un hommage au fait que les gens entendent ce qu'ils veulent".

Springsteen a passé les années suivantes à batailler pour réhabiliter la chanson, d'abord en désavouant son utilisation par Reagan, puis par la suite en la retravaillant au cours de sa tournée acoustique en solitaire pour The Ghost Of Tom Joad en 1995. En dépit d'être, sans discussion possible, la deuxième composition de son auteur la plus largement reconnaissable, Born In The U.S.A. ne figure aujourd'hui qu'épisodiquement dans les prestations live du E Street Band, et ils ne l'ont pas jouée en Angleterre depuis 1988. Quand elle se trouve interprétée par la totalité du groupe, le langage du corps de Springsteen est parlant : là où autrefois sa main se fermait en un poing serré, il lève aujourd'hui une paume conciliante.

Est-ce que le E Street Band change la signification de certaines chansons quand ils les interprètent ? Je me demande si Born In The U.S.A. aurait été si incomprise si la version originale était sortie ?

Évidemment, un groupe amène beaucoup plus de bruit. Il transforme la musique en une musique populaire. Les gens sont émus par énormément de stimulus différents quand le groupe est présent. Il y a les paroles, ce que joue la basse, ce que joue la batterie… Vous pouvez peut-être réagir émotionnellement sur n'importe lequel de ces éléments, ou sur tous ces éléments en même temps. Le groupe change ainsi la manière dont la musique est perçue et interprétée - et utilisée. Quand vous êtes là sur scène, sur un tabouret, avec une guitare acoustique, vos choix sont quelque peu limités. Mais quand j'ai écrit Born In The U.S.A., j’ai écrit, à la base, la version qui devait figurer sur Nebraska. Une très bonne version - mais elle n'aurait jamais eu l'impact que le groupe lui a donnée. C’était une grande, grande chanson et elle avait besoin d'un cadre imposant. Elle avait besoin d’être balancée à la foule afin de voir ce qui allait se produire : interprétée, correctement interprétée, mal interprétée, utilisée à l’envers, devant-derrière, directement… La signification est un cocktail commun (il rit). Il n'y a aucun auteur qui écrive quelque chose et qui possède ensuite l’autorité fasciste de dicter comment elle doit être perçue, vous comprenez ?! Cette possibilité n'existe pas. Et puis vous, en tant qu'artiste, vous pouvez réagir aux réactions de votre public. Vous pouvez en parler, vous pouvez en parler avant, vous pouvez la jouer d'une manière différente… Elle devient une bribe d'une conversation continue. Une conversation qui ne se termine jamais vraiment.

Ou vous pouvez arrêter de jouer la chanson complètement.

Oui, et ce ne sera toujours pas terminé. Parce qu'elle est toujours là, non ? John Fogerty n'a pas joué la musique de Creedence Clearwater pendant 20 ans environ - peu importe. Les gens continuaient de chanter (il chante Proud Mary) "Rollin’ Rolling...". Ils se moquaient de savoir ce qui se passait dans les coulisses. En d'autres termes, une fois que la chanson est sortie, elle est littéralement libérée. Elle devient libre. Et en tant que tel, même si vous en êtes le créateur, vous êtes à présent un membre de cette communauté qui discute, qui se bagarre, qui débat, qui apprécie la conversation sur son sens. Vous pouvez avoir un as dans la manche que vous pouvez sortir et jouer d’une certaine façon un autre soir, mais à ce moment-là, vous ne faites qu’apporter quelque chose à cette conversation, vous n'allez pas totalement délimiter cette conversation - personne ne le peut véritablement. Les chansons très importantes attirent la foudre, comme American Skin [écrite en réponse au meurtre d'Amadou Diallo par le NYPD en 1999 et sortie sur Live New York City], Born In The U.S.A., et la conversation qui les entoure est beaucoup plus intense et violente à cause des problèmes, des valeurs, des questions abordées dans ces chansons. C'est ainsi que tout fonctionne entre vous et votre public.

Born In The U.S.A. a fait de vous une figure célèbre dans le monde, et vous avez réagi en faisant Tunnel Of Love, un album un ton en-dessous. Ce qui est semble-t-il comparable à la baisse d'intensité entre Born To Run et Darkness…

Une fois que vous avez du succès, la plupart des choses que vous faites deviennent réactionnaires. Elles peuvent devenir réactionnaires sans avoir aucun succès. Évidemment, j’avais le procès à cette époque-là, et il y avait beaucoup de choses qui étaient très difficiles. Et puis, j'ai réagi au succès, il y a une partie que j'ai aimé et une partie sur laquelle j'étais très ambivalent. Tout ce que je savais c'est que nous devions nous y attaquer sérieusement et avec plus d'ardeur, nous devions simplement creuser plus en profondeur, et c'est à cet endroit-là que repose l'avenir. Vous ne sortez pas forcément un disque pour contredire ce que vous avez fait précédemment, mais votre travail actuel peut souvent devenir une critique de ce que vous avez fait. Aujourd'hui, je regarde derrière moi et il s'agissait vraiment de deux bons disques, véritablement. Born To Run était le meilleur disque possible que je ferai jamais, probablement. Mais oui, je réagissais à une grande partie à ce qui s'était passé en '75.

Une conséquence du procès avec votre premier manager, Mike Appel, en 1976-77 a été que ce procès vous a empêché d'enregistrer votre album suivant jusqu'à ce que le procès soit terminé. Est-ce que c'était la période pendant laquelle le E Street Band s’est vraiment consolidé en un groupe taillé pour la scène ?

Et bien, je crois que nous avons toujours vraiment bien joué. Mais au cours de cette période, nous avons dû gagner notre vie, au sens strict. La scène était le seul endroit où nous pouvions gagner de l’argent. Et l'argent était contesté, presque tous les soirs ! Vous aviez des avocats qui arrivaient dans les salles de concert pour le prendre ! Heureusement, il y avait une loi qui stipulait que vous ne pouvez empêcher quelqu'un de travailler pour gagner sa vie. Et aujourd'hui, Mike et moi sommes amis. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai de profonds sentiments envers Mike Appel - nous avons déjeuné ensemble il y a trois semaines. Mais à cette époque-là, inutile de dire, c'était tendu (rires). Alors nous devions jouer, tout simplement. La scène nous a maintenu en vie au cours de ces années intermédiaires, quoi que nous ayons fait à partir de Born To Run. A un certain moment, je pense que je devais arrêter de payer les gens, et tout le monde se retrouvait au fond des tranchées, à faire ce qu’ils devaient faire. Vous deviez avoir des types qui souhaitaient continuer. Oui, c'était un moment difficile et nous sommes tous restés soudés et avons survécu.

Si vous et Mike Appel êtes à nouveau amis, le temps peut vraiment tout guérir.

Je vais simplement franchir la porte et voir John Hammond [l’homme de CBS qui a signé à la fois Springsteen et Bob Dylan] de l’autre côté, encore une fois. Et il n'y avait qu'une autre personne avec moi. Aussi ruineux que peuvent être les côtés rugueux de votre relation, ce n’était pas uniquement mon manager, mais nous étions de très bons amis. (A nouveau Brando / Corleone). Il était d’une très agréable compagnie : très drôle, très cynique, toujours très réconfortant. Et le temps a passé et c'est toujours le même, mais nous savions qu'un jour cette fin arriverait. (Il hausse les épaules) C’est bien de s'asseoir une heure ou deux dans l'après-midi avec le gars avec lequel cette histoire est arrivée et de dire: "Hé ! Comment ça va ?". Nous le faisons une fois de temps en temps.

Serait-il juste de dire que l’autre procès que vous avez eu avec vos anciens roadies Mike Batlan et Doug Sutphin (jugé en 1991), a été plus ruineux ?

Oui, ce procès a été très difficile. C’était très dur. C’était vraiment un gros cas de divorce.

A-t-il été perturbant pour votre musique ?

Quand ces choses-là arrivent, vous devez aiguiser vos compétences à séparer les choses. Et vous ne pouvez pas vous perdre dans ces choses-là. Parce que c'est un événement précis et qu'ils se passent tous de la même façon, il y a un passage difficile et il y a une issue. Là où les deux parties sortent à demi-satisfaites (rires). Ou pas. Il y a tellement de choses qui me sont arrivées au cours de mes 40 années que vous séparez et vous allez au travail et vous faites votre boulot.

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Travail : un mot de sept lettres qui réapparait de multiples fois dans le vocabulaire de Springsteen. Mais bien qu'il ait peut-être idéalisé les ouvriers, la chaîne de production ou même un groupe de forçats, Springsteen ne trouve rien de digne dans le travail en lui-même. Factory, de Darkness On The Edge Of Town, nous montre l'auteur regarder son père franchir les portes de l'usine, forcément "sous la pluie", et le tempo trainant de la chanson caricature la monotonie de ce qui se passe: "L’usine le rend sourd, l’usine lui donne la vie / Le labeur, le labeur, juste une vie de labeur".

Le travail, pour les personnages de Bruce, est un moyen pour atteindre un but, le but étant leurs week-end enjoués ("Je travaille toute la semaine, j'ai des dettes jusqu'au cou / Quand arrive le samedi soir, je lâche les chevaux avec mon bolide"), cependant sa perte hante également son écriture, et le conflit socio-économique traverse chaque disque de Darkness On The Edge Of Town à Born In The U.S.A. Alors enfant, Springsteen a ressenti le combat qu'à mené son père pour trouver un travail régulier et les humeurs macabres qui s'emparaient de lui quand il rentrait à la maison, en quittant l'usine de tapis Karagheusian, le dépôt de bus ou même la prison de Monmouth County ("Papa a travaillé sa vie entière pour rien hormis de la souffrance").

D'où la détermination du jeune Bruce pour faire du rock'n'roll sa profession, et le "travail acharné" qui guide le E Street Band encore aujourd'hui. Depuis la sortie de Magic en septembre 2007, le groupe a travaillé sans cesse pendant deux ans, en tournée d'abord, en studio ensuite pour l'enregistrement de Working On A Dream, et en tournée encore une fois. En avril 2008, l’organiste Danny Federici, le plus ancien partenaire musical de Springsteen, est décédé après avoir lutté pendant trois ans contre le cancer, et après une commémoration qui s'imposait, le groupe a continué à jouer, comme Federici l’aurait sûrement souhaité. Pour la dernière partie à l'automne 2009, ils ont joué deux concerts, l'un à la suite de l'autre : un album classique joué dans son intégralité, puis un marathon de rigueur du E Street Band. Il a permis à certains fans de se souvenir des jours heureux de Darkness... avec des récits sans fin sur des concerts de sept heures.

"Je ne pense pas que nous ayons jamais joué sept heures", rigole Bruce. "Il y a beaucoup de légendes urbaines sur la longueur de nos concerts. Nous avons joué quatre heures, je pense que nous avons joué aussi longtemps peut-être une fois ou deux et j'ai juré de ne jamais le refaire, car ça semblait absurde je suis devenu fou un ou deux soirs et je ne me suis pas arrêté, tout simplement. Je sais que nous avons joué trois heures et demi à de nombreuses reprises. A la base, je souhaitais jouer la musique que les fans voulaient entendre, puis après je voulais jouer ce que j'avais écrit récemment, c'est-à-dire Darkness On The Edge Of Town. Qui n'a pas été aussi bien accueilli que ce que les gens pourraient imaginer aujourd'hui. Parmi les fans, d'après mes souvenirs, vous savez, ce n'était pas Born To Run, c'était un disque très sombre. La manière de jouer accentuait ce sentiment bien au-delà. Nous avons pris la route et avons donné des concerts et avons donné vie à ces chansons – puis les gens se les sont appropriées. Auparavant, il y avait beaucoup d'ambivalence. Les gens n’y adhéraient pas instantanément. Ce qui, je suppose, était mon but".

Êtes-vous toujours attiré par "l'obscurité", beaucoup plus que vers autre chose ?

Je ne sais pas. Parfois... Ce dernier album que nous avons fait, Working On A Dream, était d'après moi, un de mes albums les plus éclatants. J'ai pris du plaisir. J'ai écrit quelques chansons d'amour, quelques grandes chansons pop. Magic était intéressant, car il était assez éclatant également, mais ses questions intérieures étaient politiques et concernaient cet instant précis dans le temps, les années Bush... Nous travaillons de la même façon que la musique gospel, et aussi de la façon dont fonctionne la musique reggae ou la world music, dans le sens où les paroles adoptent un style très blues, mais où la musique est entraînante. C'était la raison pour laquelle Bob Marley et certaines des meilleures chansons provenant d'Afrique, de la musique avec des thèmes même révolutionnaires, sont si brillantes musicalement. Si vous écoutez The Promised Land ou The Rising, les paroles sont dures et nous essayons de rendre la musique transcendante. Le folk-gospel. C'était une façon naturelle de composer. Puis, j'ai des disques où je fonctionne différemment : évidemment Nebraska, The Ghost Of Tom Joad, Devils & Dust. Vous devez toujours garder une lumière spirituelle au sein de chaque personnage, sinon le public n'aura aucun intérêt pour eux. Que ce soit Nebraska ou The Hitter [de Devils & Dust], ils font partie de mes personnages les plus sombres, mais vous pouvez ressentir le combat qu'ils mènent pour affronter les conséquences de leurs actes et les circonstances de leur vie. Je reviendrai toujours vers cet endroit-là. C'est ma nature, tout simplement.

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Notre temps est écoulé. Thom Zimny a équipé Bruce de micros et l’accueille dans l'autre moitié de la suite où l'attend le matériel pour enregistrer un clip promo pour le DVD à Hyde Park. Après un souvenir capté avec un téléphone portable - Bruce met rapidement ses lunettes de soleil - nous nous disons au revoir.

Vingt minutes plus tard, alors que MOJO et l’attaché de presse anglais de Springsteen sont assis au bar, Bruce se joint à nous de manière assez inattendue. Il raconte l'histoire de Big Man et de la liqueur maléfique produite par les moines français, puis lève son verre de Gran Patron pendant que MOJO lui raconte l'histoire d'un ami qui a amené son fils de huit ans voir, l'été dernier, le concert du E Street Band à Glasgow. "En ce moment, nous avons beaucoup de jeunes enfants", dit-il.

Quelles sont les chances, je lui demande finalement, pour que mon fils de trois ans et demi soit capable de voir Bruce Springsteen & The E Street Band quand il aura cinq ans ?

"Ses chances sont bonnes. Ma théorie est que, alors que nous jouons probablement aujourd'hui pour un public qui nous survivra, nous sommes toujours puissants et forts. Je pense que le groupe sera actif au cours de la prochaine décennie".

"Premièrement, de mon point de vue, nous sommes à notre meilleur niveau : le répertoire est conséquent, la passion de chacun ne s'est pas éteinte, tout le monde comprend la raison pour laquelle nous sommes là. Quand le groupe s'est reformé, l'idée n’était pas de remonter sur scène et de rabâcher les bons vieux hits, même si nous le faisons dans le cadre du concert et c'est toujours agréable. C'est notre histoire commune avec des personnes qui sont venus nous voir au cours de ces 35 années. Nous sommes également remontés sur scène pour voir quelle direction nous allons prendre au cours de la prochaine décennie, les 20 prochaines années. Nous sommes uniques. Il n’y a qu’un groupe comme le notre. Quand nous arrêterons, beaucoup d'autres merveilleuses choses seront faites, mais ils ne feront pas ce que nous faisons. Et nous aimerions le partager avec vous avant que ce moment n’arrive. Pour faire honneur et gloire à notre groupe et au nom de notre groupe : c'est la seule et unique raison pour laquelle nous montons sur cette scène chaque soir. L'argent est une bonne chose - et personne ne le rend, d’accord ?! - mais nous sommes là pour toutes ces autres choses".

Ayant avalé sa tequila, mais pas sa bière, il se lève pour partir. "C'est bon les gars, je ne paie pas !" dit-il en ricanant, en embrassant Barbara Carr sur la joue. Puis, Bruce Springsteen dit au revoir de la main et sort sur la 63ème rue, prêt à rentrer chez lui.

Derrière le bar, Joe prépare une autre tournée et hoche la tête de manière admirative en direction de son compatriote du New Jersey. "Pour un petit État, il a produit beaucoup de talents'', dit-il.

MOJO lui demande si il y a un test infaillible pour savoir si la personne est véritablement originaire du New Jersey. Joe réfléchit un instant, et sourit, s'amusant peut-être encore de l’histoire de Bruce sur Big Man, la Chartreuse verte et les rues de Manasquan repeintes. "Oui" dit-il enfin. "Ils ne se prennent pas trop au sérieux".

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Photographies Danny Clinch

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