Los Angeles Times, 14 juillet 2002

L'espoir gagnant



Avec un nouvel album teinté par le 11 septembre, Bruce Springsteen combat avec force l'obscurité de l'âme.


14 juillet 2002 | ROBERT HILBURN

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Depuis le pont situé près de sa maison à Monmouth County dans le New Jersey, Bruce Springsteen pouvait voir les tours jumelles du World Trade Center par temps clair. Aujourd'hui, son souvenir le plus précis du 11 septembre, c’est de traverser ce pont et de voir un ciel vide.

''J'ai du voir ces tours des milliers de fois depuis ce pont'' dit Springsteen, assis dans un studio d'enregistrement de Manhattan, situé à une douzaine de stations de métro de Ground Zero.

''J'ai passé la majorité de la journée du 11 septembre devant la télévision comme tout le monde, à regarder ces images des tours s'effondrer encore et encore, mais je n’ai pas vraiment réalisé jusqu'à ce que je traverse ce pont et il n'y avait rien à l'endroit où les tours se dressaient. Le monde réel, je crois, est toujours plus dramatique que quelque chose à la télévision''.

Presqu'immédiatement, Springsteen a commencé à écrire un hommage aux centaines de sauveteurs qui se sont précipités dans ces gratte-ciel le matin des attaques terroristes. Il avait prévu de chanter la chanson Into The Fire le 21 septembre, au cours du téléthon télévisé dans tout le pays, mais il n'a pas terminé la chanson à temps. Il l'a remplacée par My City Of Ruins, une chanson plus ancienne sur la vie qui se retire d'Asbury Park, New Jersey.

Avec son appel euphorisant à se ''relever'' du désespoir, City a très bien fonctionné dans le contexte solennel du téléthon. Cependant, Springsteen est resté tellement hanté par le 11 septembre que non seulement il a achevé Into The Fire, mais il a également commencé à écrire d'autres chansons, dont You're Missing et Empty Sky, qui exprimaient les émotions fragiles qu'il a ressenties au cours des jours et des semaines qui ont suivi la tragédie.

Ces titres forment le cœur de The Rising, un album qui sortira le 30 juillet chez Columbia Records. C'est le premier album studio de Springsteen avec le E Street Band depuis 1984 et Born In The USA, et il sera suivi cet été par une grande tournée avec le groupe, en Amérique du Nord et en Europe. La tournée démarre le 07 août à East Rutherford, NJ et comprend un arrêt au Forum à Inglewood, le 14 août.

A la fois par sa durée (73 minutes) et par sa variété de sonorités émotionnelles, The Rising, parmi les précédents travaux de Springsteen, se rapproche le plus de The River. Cependant, il existe des instants aussi austères et découragés que Nebraska, et d'autres aussi riches et joyeux que Rosalita.

Sur une échelle plus contemporaine, The Rising évoque All That You Can't Leave Behind de U2. Les deux albums sont des étapes conscientes d'artistes majeurs souhaitant se reconnecter à leurs sonorités habituelles.

Après une série d'albums avec d'autres musiciens et des albums qui se concentraient sur le passage de Springsten à l'âge adulte, The Rising étudie le monde extérieur et essaye d'y donner un sens.

Une des chansons les plus émouvantes, Empty Sky traduit le chagrin de perdre un être aimé. Les images semblent sorties de la vision de ce 11 septembre depuis le pont:

Je me suis réveillé ce matin
Je pouvais à peine respirer
Rien qu'une empreinte vide
Dans le lit où tu dormais
Je veux un baiser de tes lèvres
Je veux que ce soit œil pour œil
Je me suis réveillé ce matin sous un ciel vide


''L'atmosphère des jours qui ont suivi le 11 septembre devait ressembler à l'atmosphère des périodes de guerre – l'incertitude et l'anxiété et l’inquiétude'' dit Springsteen. ''Je ne pense pas que quelqu'un l'oubliera, particulièrement ici dans le New Jersey. Les communautés locales ont été touchées assez durement. Il y avait plus de 150 victimes dans le seul comté de Monmouth. On passait devant l'église tous les jours et il y avait un autre enterrement''.

Pour ceux qui ont écouté les récits sombres, désespérés de Springsteen dans les années 70 et au début des années 80 sur l'isolement et la quête d'un sens de la famille et du réconfort, il est émouvant de le voir dans le coin du studio d’enregistrement de Manhattan avec l'aîné de ses trois enfants.

Springsteen, qui avait 14 ans quand il a commencé son voyage rock'n'roll, est en train de décrire à Evan, 11 ans, le matériel d'enregistrement, de la même façon qu'un père pourrait expliquer comment agripper une balle de baseball au T-ball.

''Nous avons un studio d'enregistrement à la maison, mais ce n'est pas un studio 'studio''', dit Springsten, 52 ans, après avoir présenté Evan et deux cousins à un visiteur. ''C'est un équipement mobile, ainsi un jour il pourrait très bien être dans le salon, puis dans une autre pièce.

''C'est si familier pour les enfants que c'est comme si c'était un meuble de plus. C'est beaucoup plus exotique à leurs yeux dans un endroit comme celui-ci, qui est conçu pour l'enregistrement''.

C’est bien plus différent d'interviewer Springsteen aujourd'hui que dans les années 70 et 80, quand on se demandait s’il allait trouver un soulagement à ces sentiments d’isolement et d’incertitude qui le poursuivaient.

Je pensais à l’époque qu'il ne voulait pas parler de sa vie privée parce qu'il souhaitait qu'elle reste privée. Mais il est devenu évident qu'il n'avait pas de vie privée dans le sens traditionnel. Il y avait des copines à certains moments et certainement de la joie dans la façon dont sa musique était reçue, mais ses perspectives ne dépassaient jamais la chanson suivante, le concert suivant, l'album suivant. C'est là qu'il semblait trouver l'affirmation de soi et le confort.

Ce n’est qu’avec son mariage avec Patti Scialfa et la naissance de leur premier fils qu’il a trouvé l’amour et la générosité d’esprit qu’il avait longtemps cherchés.

Aujourd'hui, il est bien plus détendu, parlant de sa famille aussi bien que de sa musique. Dans les notes intérieures de son nouvel album, Springsteen remercie Scialfa d'avoir ''tout rendu possible''.

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Bien qu'il possède toujours une maison à Los Angeles, Springsteen habite à présent la plupart de l'année avec sa femme et leurs trois enfants (Evan, Jessica, 10 ans, et Sam, 8 ans) près de sa ville natale de Freehold, NJ.

''J'aime la Californie'', dit-il, vêtu d'un sweat-shirt et d'un jean. ''J'ai aimé écrire à son sujet. Une partie de moi reste encore très attachée à la Californie, mais nous avons une grande famille ici. J'ai grandi entouré de beaucoup, beaucoup de tantes et de cousins. Nous habitions dans une rue où six maisons étaient occupées par ma famille'.

''J'ai donc voulu que mes enfants aient cette même opportunité. J'ai énormément de grands souvenirs liés au fait d'avoir une grande famille et aux différents types de personnages qui la composaient, les différents types de choses que nous faisions. J'ai le luxe d'être capable de donner ça à mes enfants parce que mon travail est instable''. Il rit.

Springsteen prend son rôle de citoyen très au sérieux, participant fréquemment à des concerts de charité dans le coin. Plutôt que de rejoindre Paul McCartney, les Rolling Stones et d'autres pour le Concert For New York City le 20 octobre au Madison Square Garden, il a rejoint certains des musiciens locaux pour deux soirées dans la même semaine, sur la scène du Count Basie Theatre - avec ses 1400 sièges - à Red Bank, NJ. Les concerts ont rapporté 1 million de dollars aux familles des victimes des attaques du World Trade Center du comté de Monmouth.

Ce sens de la famille et de la communauté est présent dans une grande partie de The Rising, dont le sentiment prédominant est la remobilisation après la perte d'une personne proche.

Springsteen avait déjà abordé ces thèmes auparavant. Dans Souls Of The Departed, sur l'album de 1992, Lucky Town, il parlait d'un garçon de 7 ans qui avait été tué par un gang au cours d'une fusillade. Reflétant la peur protectrice d'un parent, il chantait, ''Je veux construire un mur si haut que rien ne pourra le détruire''.

Les évènements du 11 septembre ont démontré qu'aucun mur n'est assez haut pour garantir la sécurité. Il y a la notion que nous sommes tous entrés dans un monde différent – et il y a un socle spirituel, telle une prière, dans plusieurs des chansons. Dans Worlds Apart, Springsteen chante, ''Que les vivants nous acceptent avant que les morts ne nous séparent''.

Dix mois après la tragédie du 11 septembre, les gens continuent toujours de se tenir sur cinq ou six rangées sur Liberty Street afin de regarder à travers une clôture les restes du World Trade Center. Ce qui est le plus frappant est la taille de ce trou béant – si large qu'aucun écran de télévision ne pourrait traduire. On voit des restes du 11 septembre à travers toute la ville. A la caserne de pompiers fermée en face du site des tours de l’autre côté de la rue, des centaines de sauveteurs du pays tout entier ont laissé des bouts d'uniformes sur un mur, en hommage et par solidarité.

Étant donné le traumatisme du 11 septembre, il est surprenant de constater le silence de la musique pop sur le sujet. Peut-être que les autres musiciens ont été intimidés par le défi. Juste après le 11 septembre, The Onion, la publication satirique, a publié une fiction sur le président Bush encourageant les chanteurs à résister à la tentation d'enregistrer ces balades sentimentales caritatives. ''Aux artistes de l'Amérique'', plaide Bush, ''je veux simplement dire, s'il vous plait, il y a déjà eu assez de souffrance''.

Springsteen rigole quant on lui raconte l'histoire de The Onion. ''Je ne me suis pas assis pour écrire un album du 11-septembre'', dit-il.

''Je ne voulais pas écrire littéralement sur ce qui s'est passé, mais les émotions flottent dans l'air. Dans sa notion la plus pure, c'est ce que fait un auteur de chansons''.

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Revigoré par une tournée-réunion avec les E Streeters en 1999-2000, le chanteur était impatient de faire une album avec le groupe. A la recherche d'''oreilles neuves'' en studio après avoir co-produit ses albums pendant des années avec une équipe composée de son manager, Jon Landau, et du producteur Chuck Plotkin, Springsteen a embauché Brendan O'Brien, un producteur de rock qui a les albums de Pearl Jam à son crédit.

En se préparant pour l'album, Springsteen a joué à O'Brien les démos de chansons écrites ces dernières années en pensant au E Street Band – y compris Nothing Man, que O'Brien a particulièrement aimé.

Une des chansons les plus puissantes sur The Rising, elle raconte l'histoire d'un homme si bouleversé par un épisode périlleux pour sa vie qu'il en devient quasiment suicidaire. Il est préoccupé d'avoir été décrit comme un héros par son journal local, alors qu'il ne faisait que son métier. Dans les derniers vers effrayants, il est assis sur son lit, son pistolet ''de nacre et d'argent'' posé sur sa table de nuit.

Elle sonne comme une histoire déjà entendue sur certains des soldats du feu qui ont survécu au 11 septembre, se sentant indignes des acclamations, et peut-être quelque peu coupables d'être encore en vie quand certains de leurs camarades ont été tués en essayant de sauver des victimes des tours.

Mais Springsteen dit que la chanson, qui a été écrite peu de temps après Streets Of Philadelphia en 1994, parle des doutes sur soi et de la confusion que quiconque, y compris un soldat, pourrait endurer après avoir traversé un événement cataclysmique.

En complément de My City Of Ruins et de Nothing Man, Waitin' On A Sunny Day, chanson enjouée et à chanter en cœur et Further On (Up The Road), teintée spirituellement, ont également été écrites avant le 11 septembre.

Cependant, la plupart des 15 titres de l'album ont été façonnés par les événements de ce jour-là.

Comme la plupart des albums qui dépassent cette limite des 50 minutes, de Time Out Of Mind de Bob Dylan, récompensé au Grammy Awards, au Eminem Show d'Eminem, The Rising donne l'impression d'avoir été gonflé par endroits. Il aurait été plus consistent si deux titres enjoués, en particulier l'exercice classique de soul, Let's Be Friends (Skin To Skin), avaient été enlevés.

Le cœur de The Rising, cependant, se range au côté des œuvres les plus touchantes de Springsteen. Les humeurs vont de la tristesse de Nothing Man et de Empty Sky jusqu'à la joie de vivre et de faire la fête de Mary's Place.

Cette dernière est un chaleureux hommage aux vertus thérapeutiques du rock & roll, avec Springsteen retournant vers sa jeunesse par le biais des paroles, quand il parle d’abaisser l'aiguille sur un disque vinyle plutôt que de pousser le bouton 'play' d'un lecteur CD. En essayant de surpasser l’énergie qui caractérise Rosalita, un des ses titres les plus immuables en concert, Springsteen et O’Brien, son producteur, complètent les 7 membres du E Street Band avec des choristes, un violoncelle, un violon et une section cuivres de 5 instruments. Le résultat est une glorieuse avalanche de son. Into The Fire et le titre principal de l'album sont tous deux des coups d’œil stimulants sur le fait d’assumer ses responsabilités, même face à un danger mortel.

Springsteen a besoin de la résilience et de l'optimisme de chansons telles que Mary's Place, Waitin' On A Sunny Day et The Rising pour compenser une partie de l'obscurité de l'album. L'équipe élargit également le E Street Band vers d'autres horizons, introduisant des chanteurs R&B sur Let's Be Friends (Skin to Skin) et des musiciens pakistanais menés par Asif Ali Khan pour accentuer musicalement les différences culturelles soulignées dans Worlds Apart.

Le titre le plus fascinant de l'album, Paradise, est un témoignage personnel captivant, et il est conforme au retour de Springsteen au mode solo et acoustique de Nebraska.

Dans cette chanson, Springsteen contemple la vie et la mort de différents points de vue – des attentats suicides du premier couplet à l’épouse de la victime d'un terroriste dans le second. Le dernier couplet parle d'une personne tellement anéantie par la mort d’un être aimé qu'elle cherche le confort dans la noyade. Dans les derniers vers, cependant, elle choisit la vie: ''Je refais surface au-dessus des vagues / Je sens les rayons du soleil sur mon visage''.

Tout comme U2 parlait de All That You Can't Leave Behind comme un retour à l'essence même de sa musique, Springsteen voit The Rising comme un retour ''au centre du dialogue'' qu'il a initié avec ses fans dans des albums charnières comme Born To Run, Darkness On The Edge Of Town,The River et Born In The U.S.A.

Dans Tunnel Of Love en 1987, un de ses meilleurs opus, Springsteen a commencé à avancer dans une direction différente. Il parlait d'age adulte et de relations entre les hommes et les femmes. Il a abordé certains de ces thèmes dans Human Touch et Lucky Town en 1992.

''Je crois que certains fans étaient vraiment intéressés par ces thèmes et que d'autres n'étaient probablement pas aussi intéressés'' dit-il aujourd'hui. ''J'ai rencontré un type à la sortie d'un restaurant après Tunnel Of Love et il m'a dit, 'Hey Bruce, je préfère les vieilles chansons sur les voitures et les filles'. Je me suis dit, 'Hey, si j'écoute Chuck Berry, j'aime aussi les chansons sur les voitures et les filles', donc j'arrivais à comprendre ce qu'il disait.

''Mais je pense qu'il est important en tant qu'artiste d'évoluer pour rester vivant, d’un point de vue créatif. On ne peut pas rester assis au même endroit pendant 30 ans. Cependant, il y a moment où on a besoin de revenir au centre de ce que on fait, et c'est ce que nous avons fait avec cet album. Il s’agit surtout d’écrire en ayant davantage à l’esprit le monde extérieur.

''C'est une ville résistante et un pays résistant, et les deux s'en sortiront bien. J'ai ressenti dans l'air beaucoup d'anxiété après le 11 septembre, mais j'ai également ressenti beaucoup d'optimisme et de foi et de courage. C'est ce que je voulais capturer dans l'album''.

Robert Hilburn, the Times pop music critic.

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NOTES

Photographies Danny Clinch & Gregory Heisler

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