Bruce Springsteen
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Los Angeles Times, 01 avril 2001

Ce que le Boss a dans la peau



Bruce Springsteen parle de sa tournée de retrouvailles, de ses projets d'enregistrement et de la récente controverse déclenchée par une nouvelle chanson sur les tensions nées des relations raciales en Amérique.

01 avril 2001 | ROBERT HILBURN

Los Angeles Times, 01 avril 2001
Souhaitant ajouter une nouvelle chanson aux derniers spectacles de sa tournée de retrouvailles 1999-2000 avec le E Street Band, Bruce Springsteen a feuilleté son carnet de notes au début de l'année dernière et a remarqué les mots "American Skin". Ces mots semblaient être le titre parfait pour une chanson qu'il voulait écrire au sujet des relations raciales aux États-Unis.

En ébauchant la chanson, Springsteen s'est inspiré des images d'un incident dont on a beaucoup parlé en 1999, au cours duquel quatre policiers blancs de New York ont tué de 41 coups de feu un immigré noir d'Afrique de l'Ouest, Amadou Diallo. Les policiers ont déclaré avoir pris le portefeuille, qui se trouvait dans les mains de Diallo, pour une arme.

Springsteen et son groupe ont joué la chanson à Atlanta et à New York, et le morceau est devenu une cause célèbre (en français dans le texte, ndt) quand le président de l'Ordre Fraternel de la Police de New York a interprété à tort la chanson comme une attaque à l'encontre des forces de l'ordre, et a qualifié Springsteen d'"[enfoiré]i".

American Skin (41 Shots) sort sur disque cette semaine, sur un double-album live qui sortira mardi chez Columbia Records. C'est une des chansons les plus suggestives de la carrière de Springsteen – un travail glaçant, tendu, qui porte en lui l'aspect documentaire des meilleurs récits de Nebraska ou de The Ghost Of Tom Joad.

Le morceau est un moment fort du premier concert télévisé de Springsteen, diffusé samedi sur HBO. Enregistré lors des spectacles de New York, le concert filmé et l'album capturent merveilleusement bien l'intensité et la nature de cette tournée.

La clé du succès de cette réunion a été que Springsteen et les huit membres de son groupe se sont tournés vers l'avenir et non pas vers le passé, jouant de nouveaux titres assez peu familiers, afin de préciser les thèmes communautaires et d'engagement qu'implique cette réunion.

Dans une interview, Springsteen, 51 ans, a parlé de American Skin, de la tournée et de l'avenir. Lui et sa femme, la chanteuse-guitariste Patti Scialfa, possèdent toujours une maison à Los Angeles, mais avec leurs trois enfants (âgés de 7 à 10 ans), ils passent la plupart de leur temps dans leur maison du New Jersey.

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Los Angeles Times, 01 avril 2001
Aviez-vous anticipé la controverse autour d'American Skin ?

Non, j'ai été surpris car l'incident Diallo avait été massivement rapporté dans les journaux et les magazines, et j'ai pensé que la chanson n'était qu'un développement de la musique que j'avais écrite au cours de ma carrière. C'était une méditation sur la signification qu'implique le fait d'être un Américain à un moment donné.

J'ai presque trouvé ça amusant que tous ces gens parlent d'une chanson qu'ils n'avaient jamais entendu, puisque la chanson n'était pas sortie. La chanson avait été jouée une seule fois à Atlanta quand cette agitation a commencé. Nous étions en train de répéter pour les spectacles de New York et (le guitariste) Steve (Van Zandt) a amené ces journaux et on s'est tous dit, "Bon sang, qu'est-ce qui se passe ?".

Que recherchiez-vous en écrivant cette chanson ?

Il me semblait que le sujet le plus important à traiter, en ce changement de siècle, était la question des races en Amérique et la façon dont nous nous traitons les uns les autres. Jusqu'à un certain degré, la réponse à cette question va grandement décidée de la façon dont la nation toute entière se relèvera ou s'écroulera au final.

Je voulais insister sur le fait que les gens de couleur sont perçus à travers le voile de la criminalité et que, en fin de compte, ils sont considérés comme moins américains que d'autres américains, en quelque sorte, et par conséquent comme des personnes avec moins de droits. Pas seulement par les forces de l'ordre mais par le type derrière son comptoir, dans son épicerie, ou qui que ce soit.

Le premier couplet parle de gens essayant de traverser la rivière des races, et de la façon dont cette rivière est entachée de sang. Le second couplet traite d'une mère envoyant son enfant à l'école, et devant lui donner des instructions très précises sur la façon de se comporter. C'est si douloureux pour elle car la plupart des gens partent du principe qu'ils seront en sécurité, mais elle ne peut pas tirer cette conclusion. Elle sait que le moindre mouvement ou le moindre malentendu pourrait signifier la fin de ta vie.

Et l'élection présidentielle ? Vous sentiez-vous fortement en accord avec l'un des deux candidats ?

Et bien, il va sans dire que je préférerais que nous n'ayons pas un président Républicain.

Pensez-vous que l'élection de George W. Bush amènera un activisme renouvelé dans la pop et le rock ?

Je ne sais pas exactement comment l'élection va se ressentir dans le monde de la musique. J'ai lu que Nebraska était ma réponse aux années Reagan. Peut-être, mais je n'y pensais pas directement en écrivant. Je pensais simplement aux choses qui me tenaient à cœur et dont on ne parlait pas, en quelque sorte. Je pense que c'est un travail d'auteur.

Avant de parler de la tournée de retrouvailles, remontons à la tournée 1992 que vous avez faite avec un groupe différent. Est-ce que vous avez été blessé que tant de vos fans ne vous acceptent pas, vous ou vos albums ou les musiciens qui vous accompagnaient sur scène ?

Je ne prends pas les choses personnellement à ce niveau-là. J'entretiens une longue relation avec un public qui va réagir de bien des manières différentes aux choses que je fais. C'est la vie de famille, vous savez [rires]. Je ne pense pas que quelqu'un doive accepter ce que je fais à un moment donné, parce qu'on aimait ce que je faisais par le passé. Ce changement, c'était simplement quelque chose que je sentais devoir faire.

J'ai développé la théorie que vous avez eu l'idée de vous séparer du groupe au cours de la tournée Amnesty International, après avoir vu comment Sting avait évolué musicalement après avoir quitté Police. Est-ce que cette idée a eu un impact sur votre réflexion ?

C'est possible. Sting a fréquemment changé de musiciens et semblait y retirer énormément de plaisir, et puis j'ai rencontré beaucoup de musiciens différents sur cette tournée-là. Il y avait des musiciens admirables, tous avec leurs propres voix, faisant des choses différentes. A cette époque, vers la fin des années 80, j'ai senti que je connaissais la voix que j'avais avec le E Street Band et, à cette époque-là, je n'avais pas la moindre idée de la direction à donner à ma voix. Je me suis donc demandé ce que ce serait de jouer avec d'autres musiciens. Et j'ai énormément apprécié cette expérience.

Dans quelle mesure cette tournée de retrouvailles était-elle intimidante ? Ce genre de tournées ressemble à des exercices nostalgiques ou à des tentatives désespérées d'un dernier gros coup financier. Pourquoi pensiez-vous que votre tournée serait perçue différemment ?

J'étais très conscient des dangers, mais j'avais une grande confiance en ce groupe. Nous avions joué ensemble de temps en temps, comme lorsque nous avons sorti l'album Greatest Hits, et les gars jouaient superbement bien. Le défi était de présenter la musique dans un contexte contemporain. C'est ce que j'avais constamment à l'esprit.

A la première répétition, nous n'avons fait que jouer des choses inhabituelles – des chansons de l'album Tracks, [composé d'inédits] ou des nouvelles idées qui me trottaient dans la tête. Puis, de temps à autre, nous nous sommes mis sur des choses que nous avions jouées par le passé. Le plus excitant a été de voir comme le groupe jouait bien. Si vous nous avez vu sur cette tournée, vous nous avez vu à notre meilleur niveau.

C'est dur à accepter pour beaucoup de monde. Cela va à l'encontre de l'idée que les musiciens de rock jouent leur meilleur musique entre vingt et trente ans. Qu'en pensez-vous ?

Il peut y avoir une part de vérité sur le fait que vous écrivez peut-être vos plus grandes chansons à cet âge-là, mais ce qui ne signifie pas que vous n'écrirez pas aussi de grandes chansons plus tard, ou que le groupe ne s'améliorera pas. Si un groupe reste en bonne santé et prend au sérieux ce qu'il doit faire, alors vous allez vous améliorer. Je pense que nous avions cette idée-là au départ – que nous allions faire ce métier pendant longtemps.

Pensez-vous que c'est également la raison pour laquelle votre écriture a semblé posséder une intemporalité ?

J'avais conscience d'écrire des chansons que je pourrais chanter pendant des années. C'est quelque chose que j'ai peut-être puisé dans la musique country... Chez des personnes comme Hank Williams. Je voulais écrire des chansons que je pourrais chanter à l'age de 40 ou 45 ans lorsque je monterais sur scène, des chansons qui y gagneraient grâce aux expériences que j'aurais eues.

Est-ce que ça été difficile de ne pas perdre toute perspective au cours de l'énorme succès de l'expérience Born In The U.S.A. ?

Pas aussi difficile que la période Born To Run, car j'étais plus âgé. J'avais 35 ans et j'étais déjà passé un peu par là. J'avais l'impression de partir pour une très grande aventure, mais je l'ai perçu comme un défi. Mes héros étaient des personnes comme Bob Dylan et Elvis Presely ou les grands héros de la soul – des personnes qui avaient pris un très grand risque en acceptant cette exposition. Ils sont allés au-delà de ce qu'ils pouvaient. Ils ont revendiqué pour eux-même une partie du pays à la hauteur de ce que leurs aptitudes et leur talent les y autorisaient. J'y ai trouvé quelque chose d'admirable. Ils ont eu une influence immense et un succès immense en agissant ainsi et en redéfinissant la signification d'être un Américain pour beaucoup de monde dans leur public.

C'est votre première émission spéciale à la télévision. Pourquoi ne l'aviez-vous pas fait plus tôt ?

A mes débuts, je pensais que la télévision était fondamentalement un moyen d'expression froid et ce que nous faisions impliquait chaleur et passion et tension. Mais il y a eu beaucoup d'avancées dans la technologie qui a rendu l'idée de tournage plus engageante. La tournée Tom Joad a été, pour moi, une expérience extraordinaire, et j'ai beaucoup regretté que nous n'ayons pas filmé un des concerts. Mais je ne crois pas que nous ayons décidé de filmer ce spectacle la dernière semaine ou les deux dernières semaines. L'idée était simplement de voir ce que le résultait pouvait donner et peut-être le garder pour nous. Mais quand je l'ai regardé, j'ai pensé que nous avions capturé une grande partie de l'excitation du groupe, sa chaleur et sa passion.

Vous allez donc passer sur HBO avec Steve Van Zandt et The Sopranos. Puisqu'il figure au générique, vous ont-ils invité pour faire une apparition dans la série ?

Non [rires]. C'est une série fabuleuse. Steve me fait rire aux larmes chaque semaine. Pour moi, c'est une des meilleures choses vues à la télévision – le niveau d'écriture est si rare, le niveau de profondeur psychologique, les questions qu'ils sont capables de soulever systématiquement, très impressionnant, très dur à réaliser aussi régulièrement. Je regarde toujours la série.

Qu'en est-il de l'autre nouvelle chanson de l'album ? Quand avez-vous écrit Land Of Hope And Dreams ?

Au cours des répétitions, deux jours avant de jouer ces spectacles de rodage à Asbury Park. J'avais besoin de quelque chose de tout neuf qui allait réaffirmer notre objectif et nos idées au cours de la tournée. Concrètement, nous étions sur scène et j'étais en train de jouer ce rythme à la guitare. Le titre était également dans mon carnet de notes depuis deux ans.

Et votre prochain album ?

Je me trompe toujours lorsque j'annonce une date, mais je ne vois pas pourquoi ce devrait être dans trop longtemps – certainement avant les deux ou trois ans que nous avons pris parfois par le passé. J'ai écris quelques chansons vers la fin de cette tournée, et j'ai quelques titres qui proviennent de mon travail avec Joe Grushecky. Nous en avons joué deux, Code Of Silence et Another Thin Line. Et puis, j'ai quelques chansons que j'ai composées avant la tournée lorsque je pensais déjà à rejouer avec le groupe. Du concert de New York, Further On (Up The Road) est une de celles-là.

J'ai également un autre album acoustique en chantier, mais aujourd'hui, je veux me retrouver avec les gars et voir ce qui se passe en studio.

En 1995, vous avez dit qu'une des grandes leçons que vous avez apprise après avoir eu une famille, c'était que donner 100% à votre travail n'était pas la même chose que donner 100% de votre vie à votre travail. Avez-vous glissé à nouveau vers cette obsession pour la musique une fois que vous êtes reparti sur la route ?

Non, non. Je crois qu'une fois que vous avez appris cette leçon, vous avez tendance à ne pas revenir en arrière, bien que je ne pourrai jamais l'expliquer à un jeune artiste. Je pense que lorsque vous êtes jeune, votre crainte est d’être diminué, en quelque sorte, si jamais vous dispersez votre énergie dans tel ou tel projet. En vérité, votre énergie développe ce que vous êtes et ce que vous pouvez faire, votre connexion au monde, la façon dont vous voyez les choses, et tous ces sentiments sont récupérés et dirigés vers votre musique, donc être en relation avec sa famille ou avec une personne que vous aimez permet d'enrichir à la fois votre vie et votre musique.

Bruce Springsteen & the E Street Band à 21 heures samedi sur HBO.
Los Angeles Times, 01 avril 2001

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