Les Inrockuptibles, 27 octobre 2010

Une mémoire américaine



Un tête-à-tête avec Bruce Springsteen est un privilège. D'autant plus lorsqu'il a lieu dans l'intimité de son ranch du New Jersey. Rencontre exclusive avec le Boss, où il est question notamment de la publication évènement du coffret Darkness, de l'essence du rock et de l'Amérique d'Obama.

par Serge Kaganski

****

Sur les petites routes de campagne du sud du New Jersey. A une heure de Manhattan, on serpente entre prairies, sous-bois, enclos à chevaux, maisons cossues, vastes pelouses et on comprend pourquoi le New Jersey s'appelle le Garden State ["l'État jardin"]. C'est dans ce cadre bucolique et verdoyant qu'habite aujourd'hui Bruce Springsteen, à quelques miles de Freehold où il a grandi, d'Asbury Park où il a grandi en musique, et de Holmdel où a grandi son album de 1978, Darkness On The Edge Of Town. Un New Jersey de gentlemen farmers, une villégiature de week-end pour riches New-Yorkais, loin des paysages industriels dévastés et des small towns décaties qui dessinent le décor de tant de chansons du Boss. Mais Springsteen a bien mérité de la patrie, du rock et de la classe ouvrière pour avoir le droit de goûter au confort matériel qui est le sien aujourd'hui, d'autant que, en restant ancré dans son territoire d'enfance et de jeunesse, il prouve en acte qu'il n'a jamais oublié d'où il venait.

Patti Scialfa (Madame Springsteen) nous accueille dans la guest house, une petite maison d'ouvriers agricoles du XVIIIème superbement restaurée, avec poutres apparentes, canapés profonds, feu de cheminée, front porch en bois et rocking-chairs donnant sur une prairie et un corral. Carte postale westernienne, tableau idyllique à la Rockwell. Patti se souvient de nous, a préparé du café et un cake à la banane. A 16 heures 56, une jeep pétarade dans l'allée : ponctuel et hilare, Bruce Springsteen déboule et nous salue chaleureusement. Bronzé, en boots, jeans et chemise à carreaux ouverte jusqu'au poitrail, bijouté des doigts aux oreilles, mince et affûté, la grande icône américaine apparait en pleine forme et en toute décontraction débonnaire, faisant facilement dix à quinze ans de moins que ses 60 ans. Vers 18 heures, alors que nous refermons nos micros, il reste encore une dizaine de minutes à papoter, reparlant de La Griffe du passé, l'un de ses films préférés (avec Bob Mitchum et Kirk Douglas), nous expliquant que le comté où il vit aujourd'hui était jadis une terre de cultivateurs de pommes de terre, racontant la récente renaissance d'Asbury Park dont le front de mer abandonné est en train de revivre grâce à une communauté gay très active dans la région.

On aurait pu parler des heures avec Bruce Springsteen, avec des questions non dégainées faute de temps sur la mort de Michael Jackson, le destin tragique de Phil Spector, le cinéma actuel, les livres de Philip Roth, son rapport au reste du monde, sa vision de la France. Il faudra se contenter de ce que l'on a eu, qui est déjà exceptionnel : une heure intense avec la star la plus chaleureuse et sympathique de la pop culture actuelle. Qui nous parle de la condition de rockstar, de la filiation, des hauts et des bas d'Obama, l'état critique de l'Amérique, et du rock, "fait culturel et spirituel majeur de la seconde moitié du XXème siècle". Alors que le soleil de fin de journée caressait le domaine de Bruce Springsteen, ses chèvres, ses chevaux, loin du fracas de N. Y. et du monde, nous avons passé une heure en apesanteur, avec un grand rocker vieillissant, mais plein de sève, à la fois mont Rushmore et guy next door. Magique !

Pourquoi avoir attendu trente-deux ans pour nous faire découvrir les trésors cachés des années 1976, 1977, 1978 dévoilés par le coffret The Promise: The Making Of Darkness On The Edge Of Town ?

Avant, nous ne nous intéressions pas à ce que nous avions fait dans le passé ! En fait, il y a environ dix ans, on a commencé à avoir ce souci des archives, notamment parce que nos nouveaux fans, dont plein de jeunes venus à nous dans les dernières années, n'avaient jamais vu le groupe dans ses incarnations précédentes. Et puis un jour, nous avons redécouvert des images filmées du temps de Born To Run. A l'époque, les mid-seventies, j'avais un ami qui traînait souvent avec nous, Barry Rebo. Il avait une caméra et filmait de temps à autre nos répétitions, nos sessions de studio. Il n'avait aucune intention précise, aucun projet de film, c'était juste le mec avec une caméra ! Donc, ces images existaient, mais nous les avions oubliées, personne ne les regardait, et c'était comme ça depuis vingt-cinq ans. Un jour, je tombe sur lui, et il me dit : "Hey, j'ai tout ce matériel filmé, c'est super, tu devrais en faire quelque chose". Je suis allé chez lui, j'ai regardé, et en effet, j'ai trouvé ça bien, mais en même temps, je n'avais aucune idée de ce que je pouvais en faire, et j'étais occupé à d'autres tâches. Par ailleurs, quand le E Street Band s'est reformé en 1999, nous avons commencé à filmer régulièrement ce qu'on faisait, nos concerts, nos répétitions. Et à ce moment-là, je me suis dit que nous pourrions peut-être faire quelque chose avec les vieux films de Barry et je les lui ai achetés. J'ai ensuite engagé un réalisateur, Thom Zimny, qui est désormais responsable de tout le secteur image dans notre organisation. Thom a travaillé sur le matériau brut de Barry pour en faire quelque chose de présentable. En plus d'avoir du matériau visuel et une personne en charge de cet aspect, nous avions des histoires à raconter. La première fut donc celle de la fabrication de Born To Run, puisque nous avions des bandes de cette époque [coffret Born To Run - sorti en 2005 - ndlr].

Le coffret Darkness sera construit sur le même principe CD/DVD que le coffret Born To Run, mais ce projet-là semble encore plus ambitieux...

Pour Darkness, nous avions énormément de bandes disponibles, que ce soit en studio ou dans mon local de répétition à Holmdel. Et puis nous avions surtout énormément de musique inédite, ce qui n'était pas le cas pour Born To Run. J'ai moi-même été surpris par l'abondance de bonnes chansons non publiées. J'ai pensé au départ que nous aurions quatre ou cinq out-takes, et nous avons fini à vingt et un [qui constituent le double album The Promise et deux CD du coffret - ndlr]. C'est toujours comme ça. On commence à travailler sur un projet, et on ne sait pas comment et où ça va finir. Pour les films aussi, nous avons beaucoup de matériel sur la fabrication de Darkness, un enregistrement pirate d'un concert à Houston en 1978, et puis la performance où nous rejouons Darkness au Paramount d'Asbury Park, filmée en décembre 2009. Au départ, nous pensions juste faire le documentaire. Et puis un projet grandit en vous, c'est quasi-organique, ça évolue au fur et à mesure que vous travaillez dessus. A la base, il s'agissait surtout de terminer un travail inachevé. Ces chansons que je n'avais pas incluses dans la version finale de Darkness, elles étaient bonnes, mais il leur manquait soit un pont, soit une partie vocale, soit un arrangement ou un bout de texte... J'ai passé le début de l'été à affiner ces chansons. J'ai aussi mis en boite Save My Love, chanson que j'avais écrite il y a trente ans mais jamais enregistrée. Comme je le disais avant, je ne regardais pas vers le passé. La réunion du groupe, la prise de conscience que nous avions un nouveau public et une grande histoire que ce public ne connaissait pas forcément, tout cela m'a amené à penser que nous devions compléter et présenter notre passé dans une forme préhensible et attirante.

Quel était votre état d'esprit en 1978, quand vous avez fait Darkness après l'immense succès de Born to Run et le procès subséquent avec Mike Appel, votre manager de l'époque ?

Faire de la musique, c'est une activité de réflexion. Il y a eu deux moments dans ma carrière où j'ai connu le très grand succès, et j'ai tout de suite freiné juste après. Dans le cas de Born To Run, il y a eu en effet le procès, qui m'a empêché de faire des disques pendant deux ans. Mais, même sans ce procès, je me serais probablement calmé pendant un moment. Parce que, une fois traversé le feu de ce genre de succès, mon réflexe naturel est de m'arrêter, de rentrer chez moi, de réfléchir à ce qui vient de se passer, de rassembler mes pensées et mes sentiments afin de voir vers quelle direction je veux poursuivre. C'est aussi comme ça que j'ai réagi après le tsunami Born In The USA en 1984. Ce fut le début de l'éclatement du E Street Band. Quelques membres du groupe jouent sur l'album suivant Tunnel Of Love (1987), mais séparément, c'est plutôt un album solo. Et le E Street Band n'a plus enregistré de disque ensemble jusqu'en 1999. Chaque fois que j'ai connu un succès majeur, je me suis ensuite posé pour réfléchir.

Pourquoi ? Un succès trop grand pourrait vous dévorer ?

Oui, si on ne fait pas attention. Je travaille dans un métier où il faut rester très prudent. C'est un milieu très difficile, qui peut être très dévalorisant, qui a brisé de nombreux excellents musiciens. C'est un business dangereux, physiquement ou psychiquement, et s'il ne t'attaque pas personnellement, il peut mettre ta créativité en danger. Notre atout majeur a été de comprendre très vite que notre créativité était indissolublement liée à ce que nous étions, aux lieux et aux milieux d'où nous venions. Notre histoire, nos lieux, notre époque, notre sang, notre écosystème, tout devait être protégé. Protégé et compris. J'ai consacré une grande partie de ma vie à un dialogue intérieur sur tous ces sujets. Quand nous avons commencé à jouer, à donner des concerts, à faire des disques, à rencontrer le succès, j'en ai été aussi heureux que toute personne normalement constituée. Mais je me suis vite rendu compte que le plus important n'était pas le succès. Le plus important, c'était la qualité de ce que tu fais. Est-ce que c'est bon ? Jusqu'à quel point ? Quelle est la qualité de la relation que l'on établit avec son public ? Ce qui est important, c'est ça, ce désir impérieux de se connecter à d'autres êtres humains.

Ce que vous avez appelé une "longue conversation" avec votre public...

Je crois que ce mot "conversation" est le bon. Ce que j'ai essayé de faire année après année, c'est d'améliorer, approfondir, affiner la qualité de cette conversation au long cours. Et je pense que c'est ce qui rend le E Street Band unique. Toute notre énergie, sur scène ou en dehors, est dédiée à cette idée. Il y a des hauts et des bas, ce qui n'est pas grave. Quand un disque ou une tournée marche superbement bien, c'est bien; parfois, ça marche un peu moins bien, mais c'est Ok aussi, car ce qui compte, c'est cette idée : la longévité et la qualité du lien avec le public.

****

Vous avez dit et écrit qu'avec Darkness, vous aviez trouvé votre voix adulte. C'est quoi, selon vous, devenir adulte ?

Être confronté aux réalités parfois très difficiles de la vie... mais continuer quand même à rêver. En 1977, j'avais 27 ans, les rockers avaient une trentaine d'année en moyenne. La génération de musiciens au-dessus de nous, les Stones ou les Beatles, n'avait que six à huit ans de plus que nous. Les gens recherchaient un nouveau Bob Dylan alors que le "vieux" Dylan était encore lui-même un enfant ! Il n'avait que la trentaine et quelque ! C'est marrant : la notion du temps et de l'âge n'était pas la même, et moi, à 27 ans, j'étais déjà considéré comme un rocker "adulte", peut-être déjà trop vieux pour jouer du rock. En tous cas, au moment de Darkness, je m'intéressais aux sujets adultes, aux mystères de la vie adulte. Quand on est enfant, la maison est un endroit mystérieux, on ne comprend pas tout ce qui se passe sous son toit, on ne comprend pas la vie et les problèmes de ses parents... En atteignant mes 25 ans, je me suis intéressé de plus près aux questions adultes, j'ai voulu écrire des chansons qui résonneraient sur le long terme. J'ai voulu écrire sur les expériences humaines fondamentales : la famille, le travail, l'amour conjugal, les relations père-fils, bref, tous ces sujets basiques qui engagent chacun d'entre nous, jour après jour, quel que soit l'endroit d'où l'on vient. Je voulais que ces thèmes constituent le fondement brut de ma musique. J'ai essayé d'écrire plus directement. Je voulais que mes personnages soient reconnaissables par tous, qu'ils ressemblent à vos amis, à vos parents.

Par ailleurs, je ne voulais pas être enfermé dans une catégorie telle que "la musique de jeunes". Le rock était dans une phase où, de musique de jeunes, il mutait pour devenir un art à part entière, le plus grand mouvement culturel et spirituel de la seconde moitié du XXe siècle... dans toute sa gloire funky ! J'étais conscient de ce moment historique et je voulais que ma musique parle non seulement à votre corps, mais aussi à votre esprit, à votre sensibilité... En entrant dans le projet Darkness, mon objectif était d'écrire quelque chose de très intense, très concentré. Darkness s'est construit par soustraction : j'ai d'abord consacré mon énergie à écarter des chansons, à tendre vers l'os. Toute la musique qui sort maintenant sur The Promise était bonne, entraînante, avec quelques hits que nous n'avons pas utilisés [Because The Night sera offert à Patti Smith, Fire aux Pointer Sisters, Talk To Me à Southside Johnny - ndlr]. Darkness, c'était d'abord dire non. Puis, dire oui aux chansons qui me semblaient toucher à l'essence de ce que je voulais représenter, soit l'expérience humaine universelle.

Pourtant, il y a dans The Promise de belles chansons sombres et hantées (The Brokenhearted, Spanish Eyes, la chanson-titre) qui auraient parfaitement trouvé leur place sur Darkness...

Mais je voulais un album maigre, austère. J'aime bien qu'il ne comporte que dix chansons. Bon, j'aurais certes pu faire un double-album - je l'ai fait après avec The River. Non, de mon point de vue, Darkness devait être dépouillé, concentré, en quelque sorte purifié. Comme je l'ai écrit, c'était mon album samouraï, avec un personnage dont la vie est ramenée aux questions existentielles essentielles, et qui essaie de s'en sortir. C'est un disque épuré, un peu à la façon de certains que je ferai ultérieurement comme Nebraska ou The Ghost Of Tom Joad. Ce sont des disques où l'écriture est étroite mais profonde, des disques qui creusent. C'est souvent avec ce type d'écriture qu'on obtient le meilleur impact, que les coups frappent le plus net.

Quand on écoute les versions alternatives de Racing In The Street ou de Candy's Room (intitulée Candy's Boy), on perçoit les différentes strates de votre travail. Généralement, qu'est-ce qui fait la différence entre une première prise et une version finale ?

Candy's Boy existait avant Candy's Room. A l'époque, je cannibalisais tout, dès que j'avais en tête un texte ou une esquisse de musique, j'enregistrais, puis je retravaillais inlassablement la chanson. C'est ainsi que Candy's Boy a fini par devenir Candy's Room. J'aime beaucoup Candy's Boy, c'est vraiment une jolie petite chanson, avec un groove qui me plaît bien.

Pourquoi la version The Promise de Racing In The Street n'a fait pas fait le final cut de Darkness ? Je ne sais plus trop. Peut-être que je pensais à l'époque que cette version alternative était trop brute. Mais quand je l'ai réécoutée, là, je me suis demandé pourquoi je ne l'avais pas choisie à l'époque.

Dans le coffret, il y a ce concert filmé au Paramount d'Asbury Park. D'où est venue cette étrange idée de jouer l'album intégral, dans l'ordre, live mais sans public ?

L'idée était de ressaisir Darkness dans sa forme originelle. Je trouve que cet album s'y prêtait particulièrement bien, parce que c'est un disque très psychologique, qui creuse profondément dans la psyché des personnages et dans leur intériorité. C'est un disque que l'on peut jouer en ayant recours à ses propres démons intérieurs. Au fil des ans, nous avons souvent joué des chansons de Darkness sur scène, dans des versions qui ont évolué au fil du temps. Je souhaitais dépouiller ces chansons de leurs enveloppes successives et retrouver la pureté originelle de l'album, le jouer du début à la fin pour voir si l'album tenait le coup tout seul, comme un grand, après toutes ces années. Mais tu n'as vu que deux extraits de ce DVD. Je crois sincèrement qu'il faut voir cette performance dans son intégralité pour bien la mesurer et la ressentir.

C'est vrai que cette performance est très formelle - elle a un côté un peu conceptuelle - mais c'est peut-être devenu mon truc favori dans le coffret. Elle permet de se réengager dans l'essence de l'album et de ma musique de l'époque. Là aussi, c'est une conversation entre moi et mon groupe, notre groupe et ces chansons, qui nous permettait de retourner à l'os de cet album, conformément à l'esprit dans lequel nous l'avions enregistré.

On dirait une cérémonie chamanique où vous essayez de connecter le passé au présent, peut-être aussi d'en appeler aux esprits qui hantent Asbury Park...


Les chansons que j'ai commencé à écrire à l'époque étaient pensées pour durer, s'enrichir avec les années. Si elles étaient bien écrites et bien composées, si elles étaient bien jouées, elles devaient non seulement tenir l'épreuve du temps, mais peut-être aussi mûrir avec le temps. Je les ai créées à 27 ans, mais en les jouant aujourd'hui, je m'y sens à l'aise, je ne me force pas, elles continuent à coller à ce que je suis maintenant. Les mots de Darkness coulent facilement dans la bouche de l'homme de 60 ans que je suis désormais. Ça correspond au but que je m'étais fixé à l'époque. Quelqu'un a dit une fois "Le passé est toujours présent" : en fait, le passé n'est pas le passé, il est toujours là. J'aime cette idée.

C'est votre troisième coffret d'archives, après Tracks et Born To Run. Ces retours vers le passé sont-ils un moyen de boucler la boucle ? De mettre de l'ordre dans vos affaires ? De ne pas avoir de regrets ? D'éclaircir des points obscurs ou imparfaits de votre passé ?

La dernière décennie me semble l'une des plus actives et créatives de ma carrière. Nous avons sorti de bons albums, qui parlaient des questions de leur temps tout en proposant de la musique excitante. Nous avons renouvelé notre public tout en gardant nos auditeurs fidèles depuis de si longues années.... Mais c'est vrai qu'on a envie de boucler toutes les boucles, de ne pas laisser des pans inachevés. Après des albums comme The Rising, Devils & Dust ou Working on a Dream, j'ai ressenti qu'il était temps de dépoussiérer une partie de notre passé. Pour prendre un exemple très simple, mes enfants ne s'intéressent pas beaucoup à ma musique. Or, ma musique, c'est un peu aussi pour nous comme un film de famille. C'est bien d'entretenir ce film, au cas où. Peut-être qu'un jour, mes gosses se diront : "Tiens, qu'est-ce que papa foutait en 1977 ?". Ils pourront écouter le coffret et ils auront des éléments de réponse.

Moi-même, je ne me suis pas intéressé à la vie de mes parents jusqu'à mes 25, 30 ans. Mon père était un taiseux, j'en savais très peu sur lui. J'aurais bien aimé en savoir un peu plus. Donc, une des motivations qui me pousse à faire ces coffrets d'archives est très intime. Même si personne n'achetait ou ne regardait ces images, je les ferais quand même. Ça me permet de relier mon passé à mon présent, d'avoir une idée plus claire de mon parcours. Et puis je trouve que le matériel du coffret fonctionne au présent, il peut vous inspirer maintenant ! Si ce n'était que du passé poussiéreux, sans aucun effet aujourd'hui, je ne me serais pas embêté à le publier. Je suis convaincu que le type qui écoutera ce coffret sans rien connaître de notre passé, les effets, la puissance, les thèmes universels et intemporels. The Promise fonctionne-t-il toujours aujourd'hui ? C'est la seule vraie question, et je pense que oui. Si j'ai mis cette musique à la disposition du public, c'est parce que cette musique aurait pu être créée hier.

Votre dernier album contemporain, Working on a Dream, a une tonalité assez pop, mais des textes plutôt graves, sur le passage du temps. Vous avez d'ailleurs perdu des proches comme Danny Federici ou Terry McGovern. Craignez-vous le vieillissement, la mort ?

Quand on atteint un certain âge, est-ce qu'on a envie de penser à ces choses-là ? Je ne crois pas ! (rires)... Bon, bien sûr, on y pense. Le temps, l'évolution, le changement fournissent des sujets très intéressants, très inspirants pour un songwriter, et c'est vrai que plusieurs chansons de Working on a Dream traitaient ce type de questions. Le vieillissement, la mort, ça infuse mon travail, mais de façon normale, parce que ça fait partie de la vie, que c'est lié à mon âge. J'ai perdu des proches, je dois apprendre à vivre avec. Et c'est sûr que j'écris plus sur ces thèmes aujourd'hui qu'il y a trente ans. Mais c'est logique, j'écris sur ce qui me touche. J'ai toujours écrit sur des personnages qui évoluaient et vieillissaient avec moi. Donc, j'écris aujourd'hui sur ces sujets-là, ce qui intéressera les auditeurs de mon âge, mais j'espère que ces textes intéresseront aussi des mômes de 20 ans. Si on écrit de bons textes, on peut capter n'importe qui, quels que soit son âge, son origine...

****

Working on a Dream, la chanson, était l'hymne officieux de la campagne d'Obama. Qu'avez-vous ressenti le jour de son élection ?

J'ai grandi dans les années 50, 60, pendant la période du combat pour les droits civils. Dans mon bled, il y avait des problèmes de racisme, des émeutes... Quand on grandit dans ce contexte, qu'on s'en souvient parfaitement, un président des États-Unis d'origine africaine est une chose que l'on pensait ne jamais voir de son vivant. Cette élection a été un moment incroyable, fabuleux, qui nous a rappelé que les États-Unis est un endroit où tout peut arriver. L'événement a ressuscité le mythe du "tout est possible" : tu viens de là-bas, mais tu peux quand même arriver là-haut ! C'était une soirée énorme. J'avais plein d'amis avec moi, nous étions tous devant notre télévision et ça nous a rendu humble. Je me suis dit que les choses finalement changeaient. Elles ne changent pas vites, parfois elles ne changent pas positivement, il y a des moments où ça progresse, d'autres où ça régresse. Mais quand même, on avance, petit pas par petits pas, avec parfois un pas en arrière.

Si on fait le bilan du dernier siècle, les choses se sont globalement améliorées. Si on est dépité par la situation politique du moment, on peut toujours se dire : "Bon, si je mets mes 2 cents du côté du progrès, et que mon voisin met ses 2 cents du même côté, et ainsi de suite, on finit par obtenir des dollars et on avance". Quand Obama a été élu, nous traversions une période très difficile, le climat politique était vicié, ce fut un gigantesque soulagement.

Cette élection validait aussi votre travail, vos chansons, tout ce qui guide vos choix depuis quarante ans.

J'ai écrit et chanté mes chansons en gardant toujours à l'esprit que les promesses dont elles parlent ne se réaliseraient pas forcément dans la réalité. Alors, en effet, peut-être que cette élection a rendu mes chansons plus réalistes qu'elles ne l'étaient auparavant. Mais rien n'est gagné: Obama doit soulever des montagnes, il connait des moments difficiles, il se bat comme un lion pour obtenir des réformes très modestes, amoindries par tous les amendements. Le pays est très appauvri. Tout cela peut s'avérer parfois très décourageant. Mais la soirée de l'élection restera un moment spécial, inoubliable.

Les démocrates semblent en mauvaise posture pour les élections de mi-mandat. Il y a ce mouvement montant des Tea Parties. Beaucoup d'électeurs d'Obama se disent déçus. Que pensez-vous de cette situation ?

C'est injuste de reprocher à Obama l'état économique du pays, sachant que l'économie et la finance se sont détériorées bien avant. On peut d'ailleurs blâmer autant les Républicains que les Démocrates. W. Bush peut être critiqué, mais l'administration Clinton a aussi contribué à la dérégulation de la finance qui a abouti au crack financier de 2008. Maintenant, nous avons un taux de chômage élevé, le pays s'est appauvri. La réforme de santé va certes changer la vie de millions de gens qui vont avoir accès aux soins, mais j'aurais aimé qu'Obama aille beaucoup plus loin, et je sais de quoi je parle vu le milieu d'où je viens. Du côté des réformes de la finance et de la régulation, je le trouve également trop timide.

Le gros problème pour le peuple américain, c'est que les présidents ne sont là que pour quatre ou huit ans, alors que les multinationales, les milieux financiers et l'armée restent en place pour toujours. Et ces gens-là ont patiemment mais sûrement grignoté l'économie américaine jusqu'à ce qu'elle ne profite plus au peuple mais seulement aux privilégiés tout en haut de la pyramide. C'est impossible de perpétuer une nation avec le type d'économie en vigueur aujourd'hui. En d'autres termes, les classes populaires sont méprisées, les classes moyennes sont étranglées, et seule la ploutocratie en profite. La grande question politique du moment, c'est comment transformer le système économico-politique de façon à ce qu'il soit au service du peuple et de l'intérêt général ? C'est ce que tente Obama, mais ça a l'air très complexe, très difficile. Quand je vois que même ses réformes les plus timides sont accueillies par les Républicains avec une violence inouïe, des mots accusateurs tels que "socialisme", "marxisme"... La rhétorique de la droite, de certains shows télévisés est tellement déformante, caricaturale, que ce serait presque comique de voir que des gens y croient.

L'obstructionnisme et la mauvaise foi de la droite américaine sont un cauchemar. Quand on entend ça, on a envie de descendre dans la rue pour se battre. Au-delà de ces débats politiques, l'économie américaine a commencé à plonger dans les années 1980, période postindustrielle où la plupart des emplois ont été délocalisés. Beaucoup d'Américains connaissent donc la récession depuis plus de trente ans ! La bulle de la net-économie n'a profité qu'à une petite part de la population, comme la bulle immobilière. L'économie n'est plus structurée pour les citoyens ordinaires. On a sauvé les banques avec l'argent public, donc avec l'argent des citoyens, et maintenant, les banques gardent le magot, le crédit demeure gelé. Il y a de quoi être très en colère.

Faites-vous partie des déçus d'Obama ?

J'aurais aimé qu'il fasse moins de compromis mais je reste un partisan du Président. Peut-être que les problèmes du moment sont tellement immenses qu'ils sont hors de portée de l'action d'un président. Ça ne doit pas être facile d'être assis dans ce fauteuil. Il existe des superstructures qui font de l'économie ce qu'elle est aujourd'hui et ces structures ne sont pas faciles à bouger. Le crack financier de 2008 aurait dû être l'occasion de transformer l'économie et la finance. J'aurais rêvé de mesures de régulation financière beaucoup plus dures et contraignantes - ce qui n'a pas été le cas. C'est une période très dure, très décourageante.

Dans ce contexte, comment voyez-vous le futur du "rêve américain" ? Vos enfants, leur génération, pourront-ils encore rêver ?

Le paysage a complètement changé. Ce qu'on considérait comme le rêve américain pendant la majeure partie du siècle dernier est devenu complètement hors d'atteinte pour une portion de plus en plus large de la population. Si j'avais une boule magique, je ferais en sorte qu'il en soit autrement, mais si c'était le cas, je serais roi, non ? Je crains qu'une société ne puisse continuer selon le modèle actuel sans finir par imploser. On ne peut bâtir une société cohérente et unie avec de tels écarts de richesse et de possibilités d'avenir. Si les gens se mettaient en colère - et si possible sans se tromper de cible - on pourrait espérer revenir dans la bonne direction. Mais pour le moment, la situation générale me paraît très décevante, très flippante. Il faudrait qu'Obama réussisse à remettre les gens au travail, à réduire le taux de chômage.

Dans The Promise, vous chantez pour les perdants. Malgré ou à cause de votre succès, on a le sentiment que vous vous sentez toujours responsable de la classe ouvrière dont vous êtes issu.

Ce qui m'intéressait au départ dans le songwriting, c'était de raconter mon histoire, parler des sujets qui me touchent. Je voulais comprendre les ressorts qui agissaient sur nos vies, celles de ma famille, de mes amis. Mon écriture venait d'un lieu très intime, très personnel. Quand j'ai commencé à avoir du succès, j'ai peut-être été atteint du complexe du survivant - tu sais, subir un crash aérien et être le seul survivant. En même temps, je ne veux pas prétendre me poser en porte-parole, parler à la place des autres. Ma voix, mes chansons existent avant tout en mon nom. Ma vie a suivi un tout autre cours, mais je m'intéresse toujours aux gens ordinaires, à leurs histoires, c'est vraiment le sujet qui m'inspire. J'aime raconter des histoires qui ne sont plus racontées, du moins par les médias dominants.

Par exemple, prenons l'un des plus fascinants moments de l'histoire récente, l'ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans : soudainement, les Américains ont vu des pauvres à la télé ! Ce fut un tel choc que le Président Bush s'est tout d'un coup senti obligé de venir à La Nouvelle-Orléans pour tenir un discours creux sur la pauvreté : "La pauvreté, on va s'en occuper !" (rires)... Les réactions des citoyens étaient tellement profondes qu'il s'est senti obligé de faire une grande déclaration télévisée sur un sujet dont il ne s'est jamais occupé pendant les huit années de ses deux mandats ! Au contraire, il a détourné l'économie de main de maître pour l'éloigner de ceux qui en avaient le plus besoin. Bref, j'écris sur un monde qui est le plus souvent invisible. Peut-être est-ce aussi lié à mon expérience d'enfant, au respect dont j'ai voulu témoigner pour l'existence de ma mère et de mon père. En écrivant mes chansons, j'ai sans doute trouvé un moyen d'honorer leur expérience, un moyen aussi de rester fidèle à moi-même, aux racines de ma vie et de ma musique. Je n'ai jamais écrit ou chanté sur de grandes idées abstraites ou théoriques - je suis mal à l'aise avec ça et je l'évite autant que possible. Je suis la dernière personne à qui demander des conseils moraux ou autres. Mon songwriting n'a pas pour objectif de donner un mode d'emploi politique ou moral, il est inextricablement lié à ce que je suis fondamentalement, indépendamment de mon degré de fortune.

Pour finir sur une note plus légère, qui vous intéresse dans la nouvelle génération de rockers, popstars, rappers ? Qui pourrait prendre le relais et devenir le Springsteen de demain ?

Oh là là, je n'en sais rien ! (rires) Il y a des tonnes de bonne musique aujourd'hui, pas facile de choisir. J'ai trouvé des trucs bien à toutes les époques. Allez, s'il faut citer un nom, disons Arcade Fire : ils sont en train de construire un univers, une oeuvre. C'est moins facile de citer des grands noms aujourd'hui parce que la musique s'est fragmentée. Lester Bangs a un jour écrit cette ligne fameuse, au moment de la mort d'Elvis : "Au lieu de dire adieu à Elvis, je vais vous dire adieu à vous, lecteurs. Parce que, après Elvis, chacun aura ses propres héros : Joni Mitchell, ou Johnny Rotten, ou Iggy Stooge... et nous allons violemment ne pas être d'accord entre nous". Je crois que c'est ce qui s'est effectivement produit. D'un autre côté, je vois mes enfants qui écoutent de tout : du rap, du punk, de la pop des 60's, du rock des 50's, etc. Mon fils aîné écoute du blues, du gospel, du jazz primitif. J'ai l'impression que les jeunes écoutent de tout, et c'est ce que j'ai toujours fait également, du dernier single sorti la veille à des trucs vieux de cinquante ou soixante ans.

****

NOTES

Cet entretien est paru à l'origine dans le numéro 778 du magazine Les Inrockuptibles, avant d'être publié dans sa totalité, et légèrement remanié, dans un numéro hors-série, Les Inrocks 2 : Bruce Springsteen - Il était une fois en Amérique, sorti le 16 novembre 2010.

****



Lu 4980 fois