Episode 2 - American Skin : Race aux U.S.A.

Renegades : Born In The U.S.A.



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POTUS BARACK OBAMA: Parler des questions raciales n'est pas chose aisée.

C'est la raison pour laquelle Bruce et moi ne pouvions pas couvrir tout ce que nous avions en tête en une seule session. Nous savons que construire un pont au-dessus du fossé racial de l'Amérique nécessitera des politiques concrètes pour détricoter l'héritage bien présent de l'esclavage et des lois Jim Crow (1).

Mais il nécessitera aussi de chacun d'entre nous – sur notre lieu de travail, dans nos politiques, et dans notre lieu de culte – et dans des milliers d'interactions quotidiennes, de faire un effort supplémentaire pour comprendre la réalité de l'un et de l'autre.

Sans même parler de nos propres automatismes.

Comme beaucoup d'entre nous ont appris – que ce soit à cause d'une enfance comme la mienne, où petit, nous étions différents des autres ou, avec la complicité d'une vie, comme celle entre Bruce et le Big Man Clarence Clemons. Que ce soit en passant par les grands chansons engagées du passé ou les nouveaux types de mouvements de protestation à travers le pays.

Ce genre de prise de conscience peut s'avérer inconfortable. Même – ou peut-être surtout – quand il s'agit des personnes qu'on aime.

[La guitare résonne]

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POTUS BARACK OBAMA: Nous avons parlé de la tension raciale à Freehold, mais quand tu as commencé ce qui allait devenir le E Street Band...

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: C'était un groupe multiracial. Était-ce intentionnel ? Ou est-ce que tu t'es juste dit, « Je vais essayer d'avoir les meilleurs musiciens possibles. Voilà le son que je veux... ? »

BRUCE SPRINGSTEEN: L'aspect multiracial du E Street Band a commencé lorsque j'ai vu Clarence jouer.

[Clarence Clemons - Road to Paradise démarre]

Clarence était formidable, tout simplement. Il avait un son absolument incroyable.

[Clarence Clemons - Road to Paradise]

C'était un des plus grands saxophonistes que j'avais jamais entendu.

[Clarence Clemons - Road to Paradise s'estompe]

POTUS BARACK OBAMA: Il était plus vieux que toi ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, Clarence avait huit ans de plus que moi.

POTUS BARACK OBAMA: Ok, donc il avait déjà... Il approche de la trentaine.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Il avait déjà de l'expérience, il avait vu du pays.

BRUCE SPRINGSTEEN: Il était allé à l'université et il avait déjà une certaine expérience. Il avait presque failli être joueur de football américain professionnel, et puis il a fini par devenir un joueur de saxophone itinérant autour d'Asbury Park, jouant dans les clubs noirs de cette époque-là.

Et puis un soir, il est entré dans le club, il est monté sur scène, il s'est mis à ma droite, et il a commencé à jouer. Je me suis dit, « Il se passe quelque chose entre lui et moi ». Tu comprends ? Nous nous sommes liés d'amitié, il a commencé à jouer avec le groupe, et le public a commencé à venir et à apprécier. Et finalement, le groupe s'est développé - pour être composé pendant une année ou deux - de trois musiciens blancs et trois musiciens noirs.

POTUS BARACK OBAMA: D'accord.

BRUCE SPRINGSTEEN: On est aux alentours de 74, il me semble. Quelque chose s'est produit.

David Sancious a franchi le seuil d'un club essentiellement blanc, l'Upstage - je dirais presque complètement blanc - et il a eu le courage de monter sur scène, de jouer, et il a sidéré tout le monde. Il a 16 ans, c'est un môme tout maigre de Belmar, qui vit sur E Street, d'où le nom du groupe. Et là, je sais que j'ai besoin de ce musicien, parce qu'il est incroyable.

Ensuite, nous faisions un concert dans un endroit qui s’appelait le Satellite Lounge, à Fort Dix, New Jersey. Mais nous venions juste de virer notre batteur, un type fabuleux qui s'appelait Vincent Lopez, surnommé Mad Dog, car il avait du mal à contrôler ses crises de colère. J'adore Vini, c'est un de mes meilleurs amis aujourd'hui. Nous jouions quelque chose de légèrement différent à ce moment-là. Donc, j'ai appelé le club pour leur dire que nous ne pouvions pas faire le concert. Il se trouve que le club était tenu par la mafia locale, et on m'a répondu que si nous ne faisions pas ce concert, j'allais me faire casser les doigts.

POTUS BARACK OBAMA: Oh la vache !

BRUCE SPRINGSTEEN: Sauf qu'il nous manque un batteur et que le concert a lieu le lendemain. C'est là que Davey Sancious nous dit, « Je connais un type qui s'appelle Boom Carter ». Un jeune noir d'Asbury Park. Il passe 24 heures sans dormir à apprendre la totalité de notre répertoire. Nous jouons au Satellite Lounge. Et c'est ainsi que nous nous retrouvons avec trois musiciens noirs et trois musiciens blancs au sein du E Street Band. Il n' y avait rien de délibéré, et n'oublie pas que nous sommes au début des années 70. Nous sommes d'une autre génération que celle de nos parents, et je n'ai pas souvenir que le public ait été...

POTUS BARACK OBAMA: Choqué ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Non. Nous jouions plein de titres enracinés dans la culture noire. C'était un groupe puissant et sympa, il aurait été intéressant de voir ce que ça pouvait donner. Si ce n'est que David et Boom étaient tellement bons qu'ils ont quitté le groupe pour monter leur propre groupe et faire du Jazz. J'ai donc juste fait passer une annonce dans le journal pour les remplacer. J'ai auditionné 30 batteurs et 30 pianistes : j'ai choisi les deux meilleurs, qui étaient blancs. C'est aussi simple que ça.

POTUS BARACK OBAMA: En fait, encore aujourd'hui, personne ne le savait, que ton groupe était noir et blanc, à l'époque.

BRUCE SPRINGSTEEN: Non.

POTUS BARACK OBAMA: Et je ne le savais pas. Parce que je déteste te rappeler ton grand âge, mais quand Born To Run est sorti, j'étais encore...

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu étais un enfant [rires]

POTUS BARACK OBAMA: J'étais au lycée [rires] Donc, je ne savais pas que tu avais un groupe, moitié noir, moitié blanc. Mais je savais que les musiciens du Average White Band (2) étaient tous blancs.

BRUCE SPRINGSTEEN: Et bien...

POTUS BARACK OBAMA: De sacrés Écossais. Et ces types assurent sur scène, en tout cas.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, ils assuraient [rires]

POTUS BARACK OBAMA: J'adorais. Ils sont incroyables. On savait que Earth, Wind & Fire (3) était un groupe uniquement composé de musiciens noirs. Mais une des raisons pour lesquelles je ne le savais pas nécessairement pour ton groupe, c'est que non seulement je n'avais pas Internet, ni la vidéo évidemment, mais la musique était aussi... Elle était compartimentée.

BRUCE SPRINGSTEEN: Carrément ! Nous avions un public essentiellement blanc.

POTUS BARACK OBAMA: D'accord.

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu le savais ?

POTUS BARACK OBAMA: Et Clarence n'est pas sur la couverture de TIME Magazine (4), n'est-ce pas ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Non.

POTUS BARACK OBAMA: Il n'y a que Bruce Springsteen, avec ses cheveux bouclés, l'air mignon.

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Avec sa casquette et toute la panoplie. Quels étaient les rapports de force au sein du groupe ? Parce que je présume que dans chaque équipe, chaque groupe a ses propres dynamiques, et Clarence, d'un autre côté, est très... C'est une figure iconique du E Street Band, mais c'est aussi un simple musicien, et tu en es le leader.

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est étrange, parce que c'était une dynamique qui est arrivée à la fois naturellement, mais que nous avons inventée ensemble, Clarence et moi, à un moment donné. Et il y a eu un moment, où je lui ai dit, « Hey C, tu sais, demain soir, quand je serais sur le devant de la scène pour jouer ça, viens à mes côtés, et joue à côté de moi ».

[Bruce Springsteen and The E Street Band - Born to Run]

Et nous avons fait ces petits pas le soir suivant.

POTUS BARACK OBAMA: C'est comme un film de potes sur scène.

[Bruce Springsteen and The E Street Band - Born to Run]

BRUCE SPRINGSTEEN: Et la foule devenait folle.

POTUS BARACK OBAMA: Mhmm.

[Bruce Springsteen and The E Street Band - Born to Run]

BRUCE SPRINGSTEEN: Il existait une sorte d’idéalisme dans notre collaboration, dans le sens où j'ai toujours senti que notre public nous regardait et voyait l'Amérique qu'il voulait voir et à laquelle il voulait croire.

[Bruce Springsteen and The E Street Band - Born to Run s'estompe]

Et c'est devenu la plus grande histoire que j'ai raconté. Je n'ai jamais écrit de chanson qui racontait une histoire meilleure que Clarence et moi, côte à côte sur scène, dans n'importe quelle des 1,001 nuits où nous avons joué. Il a prêté sa force à mon histoire, comme je l'ai dit, à l'histoire que nous avons raconté ensemble, qui traitait de la distance entre le Rêve Américain et la Réalité Américaine.

POTUS BARACK OBAMA: Peut-être que ce que tu essayais de capter à nouveau, avec Clarence sur scène, c'était un temps plus innocent ? Une version meilleure, en quelque sorte, de ce qui aurait pu être ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Comme je l'ai dit, nous avons essayé de prendre un morceau de ce no man's land entre le rêve américain et la réalité américaine. Je pense que le public a été sensible à mon association avec Clarence, en partie à cause de l'idée que, « Oh, c'est le monde tel qu'il pourrait être ». Mais, nous racontions aussi beaucoup d'autres histoires sur le monde tel qu'il était.

POTUS BARACK OBAMA: Il y a une histoire derrière la pochette de l'album Born To Run ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Avant cette pochette, Clarence était, comme je le raconte dans mon livre, un saxophoniste noir très costaud, musicien dans mon groupe. Nous étions cinq membres, et il était un des cinq. Mais après la pochette, il est devenu le "Big Man". Big Man a été inventé et nous avons été inventés en tant que groupe, et en tant que duo sur la pochette. Quand tu achètes ce disque, si tu regardes le recto, qu'est-ce que tu vois ? Une photo tout à fait charmante d'un jeune rocker blanc, mais quand tu l'ouvres, un groupe est né. Que font-ils ensemble ces deux types ? Quelle histoire ont-ils en commun ? Si tu regardes le recto de la pochette, on dirait que je chuchote quelque chose à l'oreille de Clarence. C'est quoi cette histoire ? Je veux l'entendre. L'histoire commence donc avant que tu poses l'aiguille de l'électrophone sur la première chanson de ce disque.

Je suis arrivé à cette séance photo accompagné de Clarence, parce que je voulais être photographié avec lui. Intuitivement, je savais qu'en nous tenant l'un à côté de l'autre, nous affirmions quelque chose. C'était théâtral, excitant, et c'était aussi bien plus que ça. Nous tentions de créer et de présenter à notre public notre propre version musicale de la communauté chérie de John Lewis (5). Je voulais que notre public le voit quand il viendrait écouter notre groupe sur scène. Je voulais que le groupe renvoie au public une certaine image de lui-même. La pochette a immortalisé le sentiment que j'ai éprouvé le premier soir où Clarence et moi avons joué ensemble au Student Prince, ce petit club où nous nous étions rencontrés pour la première fois. J'ai dit, « Ce soir-là, une véritable histoire est née». C'est une histoire qui peut être alimentée et évoluer, mais il faut déjà qu'elle soit dans la terre, la bière, les groupes et les bars qui l'ont fait naitre. Quand tu voyais cette pochette, elle était pleine de la résonance et de la mythologie du rock du passé, et d'une fraicheur qui annonçait son avenir.

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POTUS BARACK OBAMA: Mais une partie de ce que tu décris est aussi... Clarence a apporté quelque chose – à toi personnellement – mais aussi au groupe, qui a aidé à capter ce qui finirait finalement par devenir votre son, votre esprit. Et cependant, à un autre niveau, voilà un musicien noir plus âgé avec de l'expérience, et qui va trainer avec un jeune homme blanc...

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui. Avec une expérience de vie différente.

POTUS BARACK OBAMA: Il va traîner avec un adolescent blanc.

BRUCE SPRINGSTEEN: Un petit gamin blanc maigrichon.

POTUS BARACK OBAMA: Qui est moins expérimenté que lui. Il n'empêche, cette association marche magnifiquement bien pour tous les deux.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Mais, il y a également des complications inhérentes à cette relation, non ? Et je ne sais pas si vous en aviez parlé tous les deux ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Il devait donner un petit peu plus que ce que j'avais à donner, dans le sens où, une fois que le pianiste et le batteur sont partis, Clarence est resté le seul musicien noir dans la salle la majeure partie du temps.

[Extrait d'archive de Clarence Clemons: Tu sais, être membre d'un groupe, tu vois très peu de noirs dans le public. Et, je les cherche. Mais il n'est pas marqueté de cette façon-là et donc, peu de noirs ont la chance de l'écouter. Je ne sais pas si...]

BRUCE SPRINGSTEEN: Il a dû évoluer dans une culture blanche pendant la majeure partie de sa carrière musicale.

POTUS BARACK OBAMA: D'accord.

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu comprends ?

POTUS BARACK OBAMA: J'en ai parlé dans mon premier livre. Mes amis du lycée, dont je t'ai parlé, ils étaient blancs, Hawaïens, Philippins. Et je deviens ami avec des gamins noirs plus âgés que moi, qui m'emmenaient avec eux dans les soirées, sur la base. Et j'invite mes amis à venir avec moi. Et nous allons à cette soirée. Et je jette un œil à mes amis, ils sont bien, mais ils vivent pour la première fois une situation que je connais parfaitement.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Dans un lieu où ce sont les seuls blancs dans la pièce.

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Ce sont les seuls non-noirs dans la pièce. Tu vois ?

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est ce qui nous est arrivé en Côte d'Ivoire [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Oui.

BRUCE SPRINGSTEEN: Nous y sommes allés au cours de la tournée Amnesty International et nous avons joué dans un stade, où il n'y avait que des visages noirs.

POTUS BARACK OBAMA: D'accord.

BRUCE SPRINGSTEEN: Et nous sommes restés là un instant sans bouger. Et Clarence vient me voir et il me dit, « Et bien... Maintenant, tu sais ce que ça fait ».

ENSEMBLE: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: [rires] C'est ce qu'il t'a dit ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui ! [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Comment s'est passé le concert ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Nous avons commencé à jouer.

[Extrait d'archive de la tournée Amnesty International]

Et pendant 60 secondes, tout le monde se regarde en chien de faïence.

Et puis la stade explose [rires]... Il a explosé !

[Extrait d'archive de la tournée Amnesty International – « S'il y a quelque chose que tu veux ? Et que tu n'as pas ? Ne reste pas assis là alors. A déprimer... Allez debout... »]

C'était tout simplement le public le plus généreux devant lequel nous avions joué jusqu'à ce jour.

[L'archive audio s'estompe]

Mais Clarence, c'était difficile pour lui et c'était douloureux à certains moments et nous en parlions souvent le soir lorsque, pour une raison ou une autre, le sujet nous revenait au visage, tu comprends ?

POTUS BARACK OBAMA: Tel que...

BRUCE SPRINGSTEEN: Un soir, Clarence et moi sommes dans un club – il appartenait à un de ses amis. Et je regarde le groupe jouer. Et puis, je tourne la tête et je vois Clarence devant la porte d'entrée et je comprends qu'une bagarre a éclaté. Je me lève et je vois que Clarence avait immobilisé au sol deux types et le gérant avait aussi immobilisé un autre type. Et tout le monde a été séparé, et le gérant les jette dehors évidemment.

En sortant, un des deux types traite Clarence de nègre. Clarence avait bourlingué, tu sais, il avait l'habitude. C'était un homme d'expérience, mais, il avait disparu. Je suis sorti sur le parking pour le chercher, parce que je ne savais pas où étaient passés ces types. Et je ne sais pas où il est. Et il était juste là, près du capot d'une voiture... Juste... Et il m'a regardé, je me souviens qu'il m'a dit, « Brucie, pourquoi ils ont dit ça ? Je joue au football avec eux tous les dimanches ». Les mêmes. Il me répète, « Pourquoi ils ont dit ça ? ».

Et plutôt que de lui répondre, « Écoute, ce sont des connards ». Je lui ai juste dit, « Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui se passe ». Tu comprends.

POTUS BARACK OBAMA: Tu ne sais pas d'où ça vient ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui !

POTUS BARACK OBAMA: Et pourquoi on sort un truc pareil ? Parce que la même chose m'est arrivée. Écoute, j'étais au lycée, j'avais un ami. Nous jouions ensemble au basket. Et un jour, on s'est battu et il m'a traité de raton-laveur ("coon" est un aussi terme injurieux à l'encontre des personnes noires, ndt)

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il grogne]

POTUS BARACK OBAMA: Premièrement, il n'y a pas de raton-laveur à Hawaï, compris ?

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Tu sais, c'est un de ces exemples où il ne s'en rend même pas compte – tout ce qu'il savait, c'était, « Je peux te blesser en disant ça ».

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: [rires] Et je me souviens lui avoir donné un coup de poing au visage et lui avoir cassé le nez, nous étions dans les vestiaires.

BRUCE SPRINGSTEEN: Bien joué [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Et tout à coup, du sang a coulé. C'était juste un réflexe.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui !

POTUS BARACK OBAMA: Je lui ai dit, « Quoi ? » Et je l'ai frappé. Et il m'a répondu, « Pourquoi tu as fais ça ? »

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Et je lui ai expliqué. Je lui ai dit, « Ne m'appelle plus jamais comme ça ».

[La guitare joue]

Mais dans le fond, c'est l'affirmation d'un statut de supériorité sur l'autre, non ? L’affirmation qui est faite, c'est « Peu importe celui que je suis....

BRUCE SPRINGSTEEN: Juste.

POTUS BARACK OBAMA: Je peux être pauvre. Je peux être ignorant. Je peux être méchant. Je peux être moche. Je peux ne pas m'aimer. Je peux être malheureux. Mais tu sais ce que je ne suis pas ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Je ne suis pas toi ». Et ce mécanisme psychologique de base, qui ensuite se banalise, est utilisé pour justifier la déshumanisation de l'autre, pour prendre l'avantage sur lui, lui mentir, le voler, le tuer, le détruire.

Quoi que ce soit, au final, on en revient toujours là. Et dans certains cas, c'est aussi simple que, « J'ai peur, je suis insignifiant et je ne suis pas important. Et c'est comme ça que je vais me donner de l'importance ».

[La guitare s'estompe]

BRUCE SPRINGSTEEN: Lorsque je t'ai vu pour la première fois, tu as parlé d'un sens de l'optimisme Américain, au sens large. Et dans la présence de Clarence, il y avait quelque chose qui reflétait cette qualité-là, et c'est ce qui a tant fortifié notre groupe lorsqu'on débarquait dans votre ville chaque soir. Nous parlions de tous ces sujets-là. Nous n'en parlions pas nécessairement directement.

POTUS BARACK OBAMA: Mais vous racontiez des histoires qui...

BRUCE SPRINGSTEEN: Mais il y avait quelque chose... oui. Et cette collaboration était bien réelle, tu comprends ? J'étais à son chevet lorsqu'il a rendu son dernier souffle, c'était pour moi une figure si forte. Mais...

POTUS BARACK OBAMA: Il te manque.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, oui, évidemment.

POTUS BARACK OBAMA: Tu l'aimais.

BRUCE SPRINGSTEEN: C... C'était 45 ans de ma vie, tu ne peux pas... C'est quelque chose qui ne se reproduira plus.

[La guitare joue]

45 ans. Et la seule chose sur laquelle nous nous sommes jamais leurrés, c'est que la question raciale n'avait aucune importance. Nous avons vécu ensemble. Nous avons parcouru les États-Unis, et nous avons été probablement aussi proches que deux personnes peuvent l'être. Mais en même temps, j'ai été obligé de reconnaître qu'il y avait une part en lui que je n'allais jamais vraiment connaître par cœur. C'était une relation comme aucune autre dans ma... Comme aucune autre dans ma vie.

[La guitare s'estompe]

[PAUSE]

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BRUCE SPRINGSTEEN: Après le meurtre de George Floyd, j'ai commencé à lire James Baldwin (6) et ce passage m'a toujours marqué : « Les blancs de ce pays ont du pain sur la planche, ils devront apprendre à s'accepter et à s'aimer eux-même les uns les autres. Et lorsqu'ils auront réussi, ce qui ne sera pas pour demain ou peut-être même pour jamais, la question noire n'existera plus, car elle n'aura plus besoin d'exister »

POTUS BARACK OBAMA: Indispensable.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Oui. L'héritage de la race est enterré, mais il est toujours présent, non ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Selon la communauté à laquelle tu appartiens, il n'est pas toujours évident de savoir à quelle distance de la surface tu te situes. Et beaucoup de noirs affirment que le plus dur n'est pas d'affronter un membre du Ku Klux Klan. Là, au moins, la situation est claire. On comprend ce qui se passe. On est préparé. Ce qui blesse, ce sont les personnes dont tu sais qu'elles ne sont pas méchantes, mais qui détiennent toujours cette carte dans leur manche, et cette carte pourrait être posée sur la table à n'importe quel moment.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Et c'est désolant.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Car c'est là que tu réalises, « Oh, c'est un sujet profond, et important ». Et le sujet n'est pas de savoir s'il faut prononcer ou pas des adjectifs racistes, et il ne s'agit pas de voter, comme tu le sais, pour Barack Obama. Tu as vu le film Get Out (7) ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Je l'ai vu.

POTUS BARACK OBAMA: Donc, lorsque le père, qui se révèlera fou...

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: ...il commence à dire, « Moi, je voterai pour Obama une troisième fois ! » C'est, en partie, ce que cette ligne de dialogue veut souligner.

BRUCE SPRINGSTEEN: Et c'est un moment où tu sens qu'en tant que nation, nous devons avoir cette conversation. Si nous voulons créer une Amérique plus honnête, plus adulte, plus noble. Une nation digne de ses idéaux. Et en ce jour où John Lewis a été enterré, ce n'est certainement pas un jour où nous pouvons être cynique quant aux possibilités de l'Amérique.

POTUS BARACK OBAMA: Non. Tu sais que... Je pense que John incarnait cette marque de courage très particulière.

[La guitare joue]

C'était un courage et une confiance dans le pouvoir de la rédemption. La capacité de dire, « Je me tiens là. Faites ce que vous voulez. Je crois qu'à un moment, il y aura une conscience qui s'éveillera. Il y aura une force en vous qui me verra ». Et il n'a jamais abandonné cet espoir. Et cet été, en voyant les protestations qui ont eu lieu...

[Extrait des protestations de l'été 2020 : Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent ! Quelles sont les vies qui comptent ? Les vies noires comptent !]

POTUS BARACK OBAMA: Je l'ai dit à John, et j'en ai parlé dans son oraison funèbre, « John, ce sont tes enfants. Ils ne l'ont peut-être pas su... »

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: « Mais tu as contribué à donner naissance à cette notion en eux du bien et du mal. Tu as contribué à infuser en eux cet espoir d'être meilleurs que ce que nous sommes ». Tu sais, ma mère me disait parfois, lorsque je me comportais mal, elle disait, « Écoute, peu importe si tu crois ou pas dans le bien fondé de ce que je te demande de faire...

BRUCE SPRINGSTEEN: D'accord.

POTUS BARACK OBAMA: ...mais si tu le fais suffisamment souvent, de temps en temps... » [rires]

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui [rires]

POTUS BARACK OBAMA: « C'est cette personne-là que tu deviendras ». Et je pense qu'on retrouve quelque chose d'un peu similaire quand on entend la jeunesse qui se dit : Vous nous avez dit, Voilà ceux que nous sommes censés être. Que tous les hommes sont égaux et que nous traitons tout le monde avec respect et...

BRUCE SPRINGSTEEN: Exactement.

POTUS BARACK OBAMA: ...et vous nous l'avez dit assez souvent pour qu'on y croie, même si vous n'y avez pas cru vous-même. Mais nous allons vous forcer à adapter votre comportement, vos politiques, vos institutions, vos lois, à ce que vous nous avez décrit comme étant la vérité. Parce que vous avez peut-être dépeint un mythe pour soulager votre conscience, mais nous avons cru à ce mythe. Et aujourd'hui, nous allons essayer de le rendre réel.

[La guitare joue]

Et c'est la raison pour laquelle tant que les protestations et le militantisme ne versent pas dans la violence, je veux et j'attends que la jeunesse repousse les frontières, qu'elle teste et éprouve la patience de leurs parents et de leurs grands-parents. Et tu sais... Je me souviens de jeunes activistes que j'ai rencontré, je leur ai dit, « Écoutez, si vous voulez mon avis sur la manière de pouvoir faire passer une loi ou pour obtenir assez de votes pour faire élire quelqu'un, je peux vous donner des conseils pratiques. Mais ce qui ne signifie pas nécessairement que ce doit être votre objectif. Parfois, votre objectif peut être juste de...

BRUCE SPRINGSTEEN: Remuer la merde [rires]

POTUS BARACK OBAMA: [rires] ...remuer la merde. Et d'ouvrir de nouvelles possibilités. Qu'est-ce que tu dis en regardant tous ces jeunes qui manifestent ?

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est un moment excitant. Mon fils est parmi eux. Il aura 30 ans cette semaine. Il est à New York, il fait partie de la foule.

POTUS BARACK OBAMA: Je dois dire qu'avoir un fils de 30 ans... Hier encore, c'est nous qui avions 30 ans, non ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mon vieux. En tout cas, il y a quelque chose d’énergisant et de prometteur quand on voit cette jeunesse. Dans les manifestations des années 60, c'était un groupe plus limité qui s'impliquait. Il y avait ces étudiants blancs héroïques qui participaient aux Freedom Rides, mais ce n'était qu'une fraction de la population. Il y avait les jeunes militants sur les campus universitaires qui se focalisaient sur l'injustice raciale. Mais ce qu'on observe - encore aujourd'hui - c'est un changement d'attitude générationnel apparemment, ou en tout cas, qui s'exprime à l'échelle de toute une génération. Ce n'est pas uniforme, mais c'est tout de même une majorité relative dans le pays. Je suis conforté par la détermination de jeunes gens à monter au créneau, mais aussi à se poser des questions difficiles, à eux-mêmes et à leurs parents. A s'interroger intérieurement, et non pas seulement à interroger le monde extérieur.

BRUCE SPRINGSTEEN: Comment comprendre que c'est le même pays qui a envoyé un homme sur la lune, et qui applique les lois de ségrégation raciale ? On ne peut accepter paisiblement cet état de fait, évidemment, mais comment se fait-il que ce soit la même Amérique ?

POTUS BARACK OBAMA: Je pense que c'est en partie parce que nous ne sommes pas encore allés au bout de la véritable prise de conscience, nous avons juste enseveli dans notre esprit une très grande partie de notre expérience et de nos citoyens.

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu parles d'une prise de conscience qui n'a pas eu lieu, mais nous sommes assis là, et on a l'impression qu'aujourd'hui elle s'impose, non ? Le pays est-il prêt à déconstruire ses mythes fondateurs, ses histoires mythiques, son Histoire mythique ? Ou est-il préparé à considérer des réparations ? Tu penses que nous en sommes là aujourd'hui ?

POTUS BARACK OBAMA: Si tu me demandes théoriquement, « Est-ce que les réparations sont justifiées ? », la réponse est oui. Il n'y a pas de question à se poser, non ? La richesse de ce pays, le pouvoir de ce pays, a été construit majoritairement, pas exclusivement peut-être et même pas en majorité, mais une grande partie a été construit sur le dos des esclaves.

BRUCE SPRINGSTEEN: La Maison Blanche...

POTUS BARACK OBAMA: Ils ont construit la maison dans laquelle j'ai habité quelque temps. Ce qui est vrai également, c'est que même après l'abolition de l'esclavage, et la prolongation des lois de ségrégation raciale, l'oppression systématique et la discrimination des noirs américains, ont eu pour conséquence que les familles noires n'ont pas été en mesure de se constituer des richesses, de tenter de se faire une place, et les effets se sont répercutés sur des générations suivantes. Donc, si on pense à ce qui est juste, on pourrait appréhender le passé en se disant, « Les descendants de ceux qui ont souffert de ces injustices terribles, cruelles, souvent arbitraires, méritent une sorte de réparation, une sorte de compensation – une reconnaissance.

BRUCE SPRINGSTEEN: En tant que président, sachant ce que tu viens de dire, comment...

POTUS BARACK OBAMA: Oui.

BRUCE SPRINGSTEEN: ...comment fais-tu pour que la nation se prépare à entreprendre quelque chose qui semble tellement justifié - ou non ?

POTUS BARACK OBAMA: La question est la suivante, « Peut-on effectivement obtenir ce type de justice ? Peut-on amener un pays à s'accorder sur cette histoire et à l'assumer ? » Et j'ai estimé, dans les faits, que c'était impossible. Nous n'arrivons même pas à faire en sorte que les gamins des quartiers pauvres puissent suivre une scolarité correcte.

Et ce que j'ai vu au cours de ma présidence, c'est que la politique de résistance et de ressentiment des blancs, la notion de "profiteurs" aux crochets de l’État, l'hostilité vis-à-vis des mesures de discrimination positive... Tout ça a fait que la perspective de proposer un programme de réparations cohérent et raisonnable, m'est apparu politiquement voué à l'échec, mais aussi potentiellement contre-productif.

[Le synthétiseur joue]

On peut parfaitement comprendre pour les blancs des classes populaires, les blancs de la classe moyenne, ceux qui ont des difficultés à payer leurs factures ou à rembourser les prêts étudiants, ou qui n'ont pas accès aux soins médicaux, ceux qui considèrent que l’État les a laissés tomber, ils ne peuvent être enchantés par un plan d'envergure visant à rectifier les manquements du passé, sans rien proposer pour leur avenir.

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu es en train de dire que nous vivons dans un pays où il est possible de le faire pour les banquiers de Wall Street, mais nous ne pouvons pas le faire pour la frange de la population qui lutte depuis si longtemps.

POTUS BARACK OBAMA: Je suis en train de dire que, dans notre pays, les ressentiments, les peurs, les stéréotypes, les partis pris tribaux demeurent très profondément ancrés. Mon analyse de la situation m'a amené à conclure que la meilleure façon de mettre en place des mesures et des passerelles afin que les afro-américains aient accès au marché de l'emploi, à la réussite, et à l'égalité des chances, c'est de présenter les choses de la manière suivante : « Assurons-nous que tous les enfants bénéficient d'une scolarité de qualité. Assurons-nous que chacun bénéficie d'un bon système de santé. Nous sommes un pays suffisamment riche, tout le monde devrait pouvoir prétendre à un travail et à une rémunération décente ».

Et c'est dans cette optique exprimée en termes universels, et non pas en ciblant un groupe racial, en particulier lésé par le passé, que nous avons davantage de chances d'être soutenus par la majorité. Maintenant le défi - et écoute, c'est une question que je me suis posée, et je pense que tout politicien ou toute politicienne réformiste qui se soucie de notre pays et de justice, doit se poser - est le suivant : la vérité sur notre histoire exige-t-elle effectivement des réparations ? Si notre justice pénale et notre appareil de maintien de l'ordre ne fonctionnent plus et que nous devons redémarrer à zéro, avons-nous le devoir de le dire simplement, même si le pays n'est pas prêt ? Même si tu perds des votes, même si tu te prives de la possibilité d'obtenir des progrès supplémentaires, est-ce que ça vaut le coup de simplement énoncer cette vérité ?

Voilà le genre de questions avec lesquelles je me débats constamment, et ma conclusion est pour partie la suivante : il s'agit moins d'une alternative de type, "soit l'un, soit l'autre", que d'un schéma de type, "l'un et l'autre", mais il faut reconnaitre qu'à un instant donné, nous avons tous des rôles différents à jouer.

Le militant n'a pas le même rôle à jouer que le politicien. L’écrivain et le poète ont un rôle à jouer différent de celui du journaliste. Il y a un rôle pour le prophète Jérémie, qui arrive et qui dit, « C'est mal. C'est injuste. Vous devez tous vous regarder et regarder vos péchés ». Et puis, il y a celui qui occupe l'ici et le maintenant et ne regarde pas du haut de son perchoir éternel, et qui habite un quotidien plus profane. « Comment m'y prendre pour que ce type-là ait un travail ? Comment faire pour qu'il bénéficie de soins de santé ? Comment arriver à ce qu'il bénéficie d'une formation ? ».

A plusieurs reprises, j'ai été critiqué par la gauche - bien qu'étant moi-même un homme politique de gauche - parce que je ne remettais pas suffisamment en question les déséquilibres et les injustices structurels. Des afro-américains, des universitaires, des intellectuels de renom, ont souvent dit que ma vision du progrès en matière de questions raciales, dans ce pays, était trop optimiste. Et je dois reconnaitre avoir fait le pari que j'allais pouvoir, sans faire l'impasse sur le passé, inspirer le pays et le faire avancer plus efficacement vers un idéal, si j'arrivais à présenter les choses comme étant possibles, en créant des opportunités où elles seraient possibles. Mais pas simplement en accusant le pays de tous les maux, mais plutôt en affirmant aussi que nous pouvons les surmonter. Mais j'avais beau être convaincu que les réparations étaient vouées à l'échec pendant ma présidence, je comprends les arguments de personnes que je respecte, comme Ta-Nehisi Coates (8). Je considère néanmoins que nous devrions en parler de toute façon, ne serait-ce que pour éduquer notre pays sur un sujet, comme le passé, qui n'est pas enseigné. Et regardons les choses en face : nous préférerions oublier.

[Extrait d'archive de la députée Sheila Jackson Lee : « ...n'a pas remédié; on l'a juste approfondi. Et la Commission H.R. 40, la commission qui étudie et développe les propositions de réparation est la réponse au péché originel. C'est en fait... « ]

POTUS BARACK OBAMA: La boucle est bouclée, et on en revient à tout ce dont on a parlé tous les deux. Ce pont entre l'Amérique, tel quelle est...

BRUCE SPRINGSTEEN: [hors-micro] Oui.

POTUS BARACK OBAMA: ...et l'Amérique tel que nous l'idéalisons. La seule façon de rapprocher ces deux visions-là, c'est de faire un état des lieux honnête, et puis de se mettre au travail. Je ne veux pas, et je sais que toi non plus, abandonner cet idéal, car c'est un idéal noble.

BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.

POTUS BARACK OBAMA: Mais cet idéal - notre union "plus que parfaite" - est très éloigné de la réalité.

BRUCE SPRINGSTEEN: Mhmm.

[Le synthétiseur s'estompe]

POTUS BARACK OBAMA: Et donc, il y en a certains qui te diront, « Débarrassons-nous de cet idéal ». Moi, j'estime que tu as besoin d'une étoile polaire, tu as besoin d'une balise à montrer du doigt.

BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis complètement d'accord avec toi.

POTUS BARACK OBAMA: Mais je pense aussi que tu ne peux pas aller là où tu veux aller, si tu ne sais pas où tu es.

BRUCE SPRINGSTEEN: Absolument.

POTUS BARACK OBAMA: Premièrement, déterminons quelles sont nos coordonnées actuelles.

BRUCE SPRINGSTEEN: Ce qui m'a choqué récemment, c'est de découvrir que les coordonnés n'étaient pas... [rires] Nous ne sommes pas aussi... aussi...

POTUS BARACK OBAMA: Aussi fermes ? Fixes ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Pas aussi stables que ce que je pensais, tu vois [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Tu pensais que nous avions déjà... Nous avions déjà dépassé certains de ces repères ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Les défilés en polo avec des torches tiki (9)

POTUS BARACK OBAMA: [rires]

BRUCE SPRINGSTEEN: Je pensais que c'était terminé, tu vois ?

POTUS BARACK OBAMA: Oui, tu pensais qu'on ne débattrait plus jamais du nazisme ? [rires]

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, cette sorte de...

POTUS BARACK OBAMA: [rires] Tu pensais que la question était réglée depuis 1945.

BRUCE SPRINGSTEEN: Ces petites choses, tu comprends ? [rires]

POTUS BARACK OBAMA: Oui.

BRUCE SPRINGSTEEN: J'ai été amené à croire que... Découvrir que ce n'est pas juste des petites veines sinueuses à nos extrémités, mais elles continuent d'irriguer le cœur du pays. C'est un appel aux armes, et c'est ce qui nous indique que nous avons encore beaucoup de travail à accomplir.

POTUS BARACK OBAMA: Oui, je dis toujours aux gens, « Je crois en une trajectoire de l'humanité qui avance, qui monte »

BRUCE SPRINGSTEEN: Je suis comme toi.

POTUS BARACK OBAMA: Mais je ne pense pas que ce soit une ligne droite continue.

BRUCE SPRINGSTEEN: Elle est tortueuse.

POTUS BARACK OBAMA: [rires] En zig-zag.

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] C'est juste.

POTUS BARACK OBAMA: Elle repart en arrière parfois, elle fait des boucles.

[La guitare joue]

BRUCE SPRINGSTEEN: L'arc de l'histoire, c'est ça ? [rires]

POTUS BARACK OBAMA: L'arc de l'univers moral, il est tendu vers la justice (10), mais...

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui.

POTUS BARACK OBAMA: Pas de manière linéaire.

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] Pas d'une manière linéaire.

POTUS BARACK OBAMA: Tu peux l'incliner. Et c'était une réalité tout au long de notre histoire.

[La guitare s'estompe]

[PAUSE]

****

POTUS BARACK OBAMA: Nous avons parlé des droits civiques.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui. [il gratte sa guitare]

POTUS BARACK OBAMA: Nous avons parlé du rock'n'roll, de la musique et du changement social et...

BRUCE SPRINGSTEEN: Exact.

POTUS BARACK OBAMA: Question éclair : Les meilleures chansons engagées.

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il rigole et gratte sa guitare]

POTUS BARACK OBAMA: Donc, Top 3, ou 4, ou 5, celles qui te viennent à l'esprit ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Je dirais Fight The Power de Public Enemy.

[Public Enemy - Fight the Power : 1989...]

POTUS BARACK OBAMA: C'est une grande chanson.

BRUCE SPRINGSTEEN: Je dirais Anarchy in the U.K. Les Sex Pistols. Ou God Save the Queen.

POTUS BARACK OBAMA: [rires]

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est une... Ce sont de grandes chansons engagées.

[The Sex Pistols - Anarchy in the U.K. : Je suis un anti-christ... Je suis un anarchiste...]

POTUS BARACK OBAMA: Maggie's Farm est une grande chanson engagée.

BRUCE SPRINGSTEEN: Fabuleuse ! [rires]

POTUS BARACK OBAMA: [chante] Je ne travaillerai plus dans la ferme de Maggie...

[Bruce gratte sa guitare]

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu chantes bien [rires]

POTUS BARACK OBAMA: [chante] Je ne travaillerai plus dans la ferme de Maggie...

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: A Change is Gonna Come

BRUCE SPRINGSTEEN: Oh, oui, je l'adore.

POTUS BARACK OBAMA: Sam Cooke.

BRUCE SPRINGSTEEN: Magnifique.

[Sam Cooke - A Change is Gonna Come : Je suis né près de la rivière...]

POTUS BARACK OBAMA: Cette chanson peut me faire pleurer.

[Sam Cooke - A Change is Gonna Come : ...dans une petite tente...]

POTUS BARACK OBAMA: Il y a quelque chose quand il commence à chanter.

[Sam Cooke - A Change is Gonna Come : ...Oh, et comme la rivière, je courre depuis ce jour...]

BRUCE SPRINGSTEEN: La douleur historique qu'il y a dedans. Et cependant, l'élégance et la générosité dans sa voix.

[Sam Cooke - A Change is Gonna Come : ...Un long moment que j'attends mais je sais... Je sais... ]

POTUS BARACK OBAMA: Et Billie Holyday qui chante Strange Fruit.

[Billie Holiday - Strange Fruit : Suspendu aux peupliers…]

BRUCE SPRINGSTEEN: Boom, en haut de la liste. Non ?

[Billie Holiday - Strange Fruit s'estompe]

[Bruce gratte sa guitare]

POTUS BARACK OBAMA: Tu sais quelle chanson est une grande chanson engagée ?

BRUCE SPRINGSTEEN: Non ?

POTUS BARACK OBAMA: Même si les gens ne la considèrent pas comme une chanson engagée.

BRUCE SPRINGSTEEN: Dis.

POTUS BARACK OBAMA: Respect, Aretha Franklin.

BRUCE SPRINGSTEEN: Magnifique. Une des meilleures.

[Aretha Franklin - Respect]

POTUS BARACK OBAMA: [chante] R-E-S-P-E-C-T. C'est une chanson engagée.

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] Une des meilleures.

POTUS BARACK OBAMA: Elle s'adressait à tous les hommes...

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires]

POTUS BARACK OBAMA: « Ressaisissez-vous »

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est une des meilleures. C'est clair.

POTUS BARACK OBAMA: Ce n'est pas... Ce n'est pas une leçon de morale.

BRUCE SPRINGSTEEN: Non. Je pense que mes chansons engagées préférées sont celles qui capturent un esprit plutôt que d'asséner une diatribe ou un dogme en particulier.

[Bruce gratte sa guitare]

POTUS BARACK OBAMA: Non, ça ne marche pas, ça ne marche pas.

BRUCE SPRINGSTEEN: Tu sais, ça ne marche pas. Mais...

[Bruce gratte sa guitare]

POTUS BARACK OBAMA: Il y a un bon exemple. 41 Shots, qui parle d'un événement bien particulier. Nous devrions rappeler à chacun ce qu'il s'est passé. Signe du temps, l'histoire s'est tristement répétée depuis.

BRUCE SPRINGSTEEN: Beaucoup de fois.

POTUS BARACK OBAMA: Beaucoup de fois depuis. Certains peuvent ne pas se souvenir de ce qui s'est passé exactement.

BRUCE SPRINGSTEEN: Amadou Diallo était un immigré africain qui, pris à tort pour un autre, a été arrêté par la police. Il se trouvait dans le hall de son immeuble. Il a cherché son portefeuille et on lui a tiré dessus 19 fois – 41 coups de feu au total ont été tirés par des policiers, lesquels ont été acquittés.

POTUS BARACK OBAMA: Et, important pour situer le contexte, ces policiers étaient en civil.

BRUCE SPRINGSTEEN: Exactement.

POTUS BARACK OBAMA: Donc, Diallo ne savait pas nécessairement pourquoi ces 4 types lui demandaient de s'arrêter et ce qui pouvait lui laisser suggérer qu'ils lui cherchaient des histoires.

BRUCE SPRINGSTEEN: Probablement pas. Mais l'origine de la chanson vient de cet incident, et je commence à y réfléchir et je me dis, « Ok, la peau. La peau, c'est le destin ». Comme si c'était un privilège d'oublier que tu vis dans un corps particulier.

POTUS BARACK OBAMA: Oui.

BRUCE SPRINGSTEEN: Les blancs le peuvent. Les noirs ne le peuvent pas. C'était l'idée au cœur de cette chanson. Et le reste abordait la question de la peur de l'autre, celle que chacun éprouve. La peur d'une mère pour son enfant, quand il va tous les jours à l'école. La peur que les policiers portent en eux. La haine arrive après, mais tout commence avec la peur. Tout ce qui a trait au racisme systémique aujourd'hui aux États-Unis, d'où vient-il ? Les gens ont peur. Ils ont peur de quoi ? Du changement démographique. Ils ont peur que le pays devienne un endroit où les voix des noirs et métisses deviennent plus fortes, plus influentes, plus puissantes, plus égales.

POTUS BARACK OBAMA: La peur de perdre son statut.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui, la perte du statut. Je vais...

[Bruce joue de la guitare]

...peut-être jouer un bout de ce morceau... Je peux ?

POTUS BARACK OBAMA: Vas-y, mec.

BRUCE SPRINGSTEEN: Oui ?

POTUS BARACK OBAMA: Écoutons un extrait.

BRUCE SPRINGSTEEN: D'accord.

[Bruce joue de la guitare]

BRUCE SPRINGSTEEN: [chante] 41 coups de feu... Et nous ferons la traversée... De cette rivière de sang... Jusqu'à l'autre rive... 41 coups de feu... Transpercent la nuit... Tu t'agenouilles au-dessus de son corps... dans le vestibule... Et pries pour sa vie... est-ce un pistolet...

[Springsteen - American Skin (41 Shots)]

POTUS BARACK OBAMA: As-tu eu des réactions particulières après l'avoir écrit ?

BRUCE SPRINGSTEEN: [rires] Je l'ai jouée pour la première fois à Atlanta, une ville épatante pour commencer. Le public a applaudi modérément. Mais le temps qu'on revienne à New York, au Madison Square Garden, nous étions en première page du New York Post... Et je me faisais traiter de tous les noms.

Les parents d'Amadou Diallo sont venus au Madison Square Garden, et ils ont été vraiment adorables. J'ai alors réuni le groupe en coulisses, et j'ai dit, « On va y aller carrément, on va jouer cette chanson. On existe pour ça. C'est notre vocation. On y va franco, on joue la chanson ». Nous sommes donc montés sur scène, nous avons joué six ou sept chansons, puis nous avons entamé American Skin. Comment le public savait que c'était la fameuse chanson ? Je l'ignore, mais la scène a été assaillie - des policiers nous faisaient des doigts d'honneur. Nous avons été hués. Nous avons subi les foudres de la police pendant quelques années. Et j'ai toujours estimé qu'ils n'avaient pas véritablement écouté les paroles [rires]... Vraiment. Tu vois ?

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante et joue] 41 coups de feu...

[Springsteen - American Skin (41 Shots)]

BRUCE SPRINGSTEEN: Si tu écoutes la chanson, tu comprends qu'elle ne prête pas fondamentalement à polémique. Ce n'était pas une diatribe contre qui que ce soit. L'idée n'était pas de faire porter le chapeau à untel ou untel. Elle essayait juste de comptabiliser le coût en vies humaines de ces meurtres et de ces tueries qui continuent jour après jour. Cette chanson a 20 ans. Cette chanson a 20 ans.

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante] Est-ce un revolver ? Est-ce un portefeuille ? Est-ce un couteau ? Ceci est ta vie... Il n'y a pas de secret... il n'y a pas de secret... pas de secret mon ami... Tu peux te faire tuer juste en vivant... Tu peux te faire tuer juste en vivant... Tu peux te faire tuer juste en vivant... dans ta peau d'Américain... 41 coups de feu...

BRUCE SPRINGSTEEN: C'est ce que nous payons en sang pour ne pas avoir régler...

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante] 41 coups de feu...

BRUCE SPRINGSTEEN: ...ces sujets-là.

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante] 41 coups de feu...

BRUCE SPRINGSTEEN: Pour ne pas être capable d'accepter l'autre.

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante] 41 coups de feu... 41 coups de feu...

BRUCE SPRINGSTEEN: Et ça continue.

BRUCE SPRINGSTEEN: [Il chante] 41 coups de feu... 41 coups de feu...

[La guitare s'arrête]

****

NOTES

(1) Les lois Jim Crow étaient des lois nationales et locales promulguées par les législatures des États du Sud des États-Unis à partir de 1877 jusqu'en 1964. Ces lois ont été mises en place pour entraver l'effectivité des droits constitutionnels des Afro-Américains, acquis au lendemain de la guerre de Sécession. Le nom de Jim Crow lui-même vient de la chanson Jump Jim Crow, une chanson critique des politiques populistes du président démocrate Andrew Jackson, composée et interprétée en 1832 par Thomas D. Rice, qui chante et danse le visage et les mains peints en noir pour caricaturer les Afro-Américains. Dès 1838, Jim Crow est une expression péjorative désignant les personnes noires vivant aux États-Unis.

(2) The Average White Band est un groupe de funk écossais, qui a eu du succès principalement entre 1974 et 1980.

(3) Earth, Wind and Fire est un groupe de jazz-funk, formé en 1969.

(4) Avec la sortie de son album Born to Run en 1975, Bruce Springsteen devient la première rockstar à faire les couvertures simultanément des magazines Time et Newsweek la même semaine, en octobre 1975.

(5) John Lewis (1940-2020) était un militant et homme politique américain. Figure du Mouvement américain des droits civiques, il a été avec Martin Luther King et James Lawson, l'un des théoriciens de l'action non violente.

(6) James Baldwin (1924-1987) était un écrivain américain, auteur de romans, de poésies, de nouvelles, de pièces de théâtre et d’essais. Ses essais explorent les non-dits et les tensions sous-jacentes autour des distinctions raciales, sexuelles et de classe au sein des sociétés occidentales, en particulier dans l'Amérique du milieu du XXe siècle.

(7) Get Out (2017) est un film américain écrit et réalisé par Jordan Peele.

(8) Ta-Nehisi Coates est un écrivain et journaliste américain, qui publia en 2014 un long essai dans le magazine The Atlantic, où il relança, à l'échelle nationale, les réflexions sur la dette du gouvernement américain envers les descendants des esclaves.

(9) Entre le 11 et 12 août 2017, une série de rassemblements de l'extrême droite américaine a été organisée à Charlottesville en Virginie (États-Unis), pour protester contre le retrait de la statue de Robert Lee. Ces défilés ont rassemblé des suprémacistes et nationalistes blancs, des néonazis et des miliciens. Le défilé nocturne s'est fait à la lumière des torches tiki, symbole polynésien détourné.

(10) "L’arc de l’univers moral est long, mais il tend vers la justice" est une citation de Martin Luther King.

Cet épisode a été diffusé pour la première fois le 22 février 2021.

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