David Sancious

Pianiste



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David Sancious est né à Long Branch (New Jersey) en novembre 1953, d'un père ingénieur en électronique et d'une mère enseignante. Lorsque sa famille a déménagé de Asbury Park à Long Branch, un piano trônait au milieu du salon de la nouvelle maison. Et dès l'âge de six ans, en écoutant sa mère jouer de la musique classique sur ce piano, l’effet a été immédiat. Le jeune David a alors montré un intérêt très précoce pour la musique. "Pour moi, la musique est devenue la chose la plus intéressante et la plus belle de ce monde, et être capable d'exprimer toute cette beauté et toute cette magie était tout ce que je souhaitais". Et parallèlement à une formation classique au piano, David Sancious s'est aussi essayé à la guitare pendant son adolescence, inspiré par le folk d'Odetta et le blues de B.B. King. Très éclectique, ses premières influences musicales allaient de Chopin à Beethoven, en passant par John Coltrane et Miles Davis.

A peine arrivé dans l'adolescence, David Sancious s'est très vite impliqué dans la scène musicale locale d'Asbury Park (New Jersey), en jouant du clavier et de la guitare au sein de différents groupes de la côte. C'est à cette époque-là, en 1970, à l'âge de 17 ans, qu'il fait la connaissance de Bruce Springsteen, qui lui proposera d'intégrer ses premiers groupes, dont Dr. Zoom & the Sonic Boom. "Bruce était si créatif, une telle présence et si impliqué dans sa musique que vous ne pouviez pas le côtoyer sans penser que rien, mise à part la mort, n'allait l'arrêter. Il ne s'agissait pas de savoir s'il allait réussir ou pas, mais il s'agissait de savoir dans combien de temps son talent serait reconnu". En 1972, alors qu'il vient de signer son premier contrat discographique, Bruce Springsteen décide de faire appel à son ami pianiste, David Sancious, pour l'enregistrement de son premier album. Le musicien participera à l'enregistrement des trois premiers albums de Bruce Springsteen, où son influence musicale est palpable sur certaines chansons. Mais en 1974, le musicien décide de quitter le E Street Band (emmenant avec lui le batteur Ernest Carter) pour signer son propre contrat discographique, former son propre groupe, Tone, et jouer ses propres compositions. Il prendra une direction musicale différente en explorant le rock progressif et le jazz instrumental, se produisant aussi bien au piano qu'à la guitare, et enregistrant plusieurs albums personnels. "A cette époque-là, je voulais donner à mes compositions la même attention que Bruce avait concernant les siennes", expliquera-t-il plus tard.

A partir des années 80, alors que sa carrière de compositeur tourne au ralenti (le groupe Tone s'est séparé en 1978), David Sancious devient un multi-instrumentiste très recherché et très respecté dans le milieu musical, ce qui l’amènera à accompagner, aussi bien sur disque que sur scène, des artistes comme Stanley Clarke, Narada Michael Walden, Aretha Franklin, Patti Austin, Zucchero Fornaciari, Peter Gabriel, Sting, Youssou N'Dour, Living Colour, Seal, Bryan Ferry, Eric Clapton... Il fera même de nouvelles sessions d'enregistrements avec Bruce Springsteen en 1992, pour l'album Human Touch.

Membre fondateur du E Street Band, David Sancious est aujourd'hui un musicien très respecté, honoré au Rock and Roll Hall of Fame, au même titre que tous les autres membres du groupe.

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Q&A, par Rod Tootel
Juin 2012

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Que faisiez-vous avant de rejoindre le groupe de Bruce Springsteen ?

Avant Bruce, j'ai arrêté l'école - j'ai quitté le lycée à l'âge de 15 ans, ce qui, à cette époque-là, pouvait se faire dans l'état du New Jersey, sans avoir à demander le consentement de ses parents. Je jouais déjà dans des clubs depuis l'âge de 13 ans. J'ai menti sur mon âge pendant de nombreuses années. J'ai eu 19 ans pendant 6 ans - au moins pendant 5 ou 6 ans. Je ne pense pas avoir été crédible, car j'avais un visage et une voix très juvénile, mais je n'ai jamais été inquiété. Quand j'allais à l'école, je ne jouais de la musique que les week-ends. J'ai fait quelques petits jobs également: j'ai travaillé dans l'usine de guitares Danelectro. J'ai travaillé comme paysagiste pendant un moment, des trucs comme ça. Et le week-end, je jouais de la musique.

Une fois déscolarisé, je ne faisais que de la musique, à plein temps. Je répétais chez moi, tout seul, chaque jour, et le soir, je jouais là où je pouvais jouer, autant que possible. Puis, j'ai rencontré Bruce et toute la scène du New Jersey. Je l'ai rencontré à l'Upstage, grâce à Garry Tallent. Garry et moi, nous nous connaissions et on jouait déjà ensemble - Il me semble que nous étions en studio pour une session d'enregistrement, et le courant est passé immédiatement. Un soir où nous étions à l'Upstage, Bruce organisait une jam session pour la deuxième partie de la nuit, de 1 heure à 5 heures du matin. J'ai monté les escaliers et Garry m'a présenté à Bruce. Bruce m'a demandé : "Tu serais intéressé pour jouer avec nous ?" Et j'ai dit, "Oui" - à cette époque-là, on jouait pendant des heures - et c'est là que tout a commencé.

Il avait un groupe qui s'appelait Steel Mill, et il était sur le point d'y mettre fin. Il voulait monter ce nouveau groupe, qui deviendra par la suite le E Street Band. Ce n'était pas son nom au départ. C'était Bruce Springsteen, tout simplement. Et puis, nous avions un groupe qui s'appelait Dr. Zoom & the Sonic Boom, un truc qui ressemblait à Mad Dogs & Englishmen : de la musique et du théâtre, c'était assez fou.

Mais avant de rencontrer Bruce, j'étais comme tous les autres musiciens. Ce qui m'intéressait, c'était d'être vraiment bon avec mon instrument, et j'avais aussi secrètement commencé à jouer de la guitare (un secret que j'ai gardé pour moi pendant un moment), avant de le révéler un soir. Mais j'en étais là, la scène musicale d'Asbury Park, beaucoup de travail et des jam sessions.

Quand vous a-t-il dit concrètement : "rejoins le groupe" ?

Il me semble que c'était cette nuit-là, à la fin de cette première nuit. Il était 5 heures du matin, et nous quittions le club - à cette heure-là, la dernière chose à faire, c'était de rentrer à la maison immédiatement et se mettre au lit et dormir. Nous sommes donc tous allés marchés devant l'océan. Nous sortions du club et il m'a demandé, il me semble que c'était ce matin-là, il m'a dit, "Je vais mettre fin à Steel Mill et je vais créer un nouveau groupe, tu es intéressé ?". J'ai dit, "Oui, absolument".

Diriez-vous que le groupe était assez improvisé ?

Il me semble qu'à cette époque-là, pour le talent qu'il y avait sur la Côte... Nous n'étions pas les seuls bons musiciens, mais je pense qu'il s'agissait, plus ou moins, des meilleurs musiciens qui se trouvaient dans les parages à ce moment-là. Bruce était le guitar hero de la région. Le groupe était très intéressant. Vini Lopez avait un style vraiment unique; Garry est un bassiste fantastique; Danny était excellent à l'orgue et à l'accordéon; et Clarence, évidemment.

Pouvons-nous parler de la façon dont le groupe a évolué ? En écoutant les concerts, de ceux de My Father's Place à Roslyn, comparé à ceux de Nashville six mois plus tard, je trouve que le groupe a complètement changé. Il y a tant de choses, il y a du jazz, et c'est vraiment très différent des choses que le groupe faisait avant que vous le rejoigniez [Bien que Sancious a joué sur l'album Greetings from Asbury Park, NJ, il n'a pas officiellement rejoint la tournée avant juin 1973].

Tout dépendait du musicien derrière la batterie. Une fois qu'Ernest [Carter] a rejoint le groupe - c'est vraiment dommage qu'il n'y ait pas eu plus d'enregistrement avec lui, d'enregistrements officiels - le groupe a décollé, je crois. Le changement de batteur, ce n'était pas agréable, mais Bruce a compris que c'était nécessaire musicalement, et je pense qu'il avait raison.

Ce groupe, quand Carter l'a rejoint, c'était vraiment, vraiment quelque chose. Le nombre impressionnant de concerts que nous faisions, vous savez, on jouait beaucoup. Et on jouait longtemps - Bruce aime jouer sur scène pendant longtemps, comme vous le savez - et il n'y a rien de mieux pour façonner un groupe à part jouer sur scène, soir après soir après soir, que vous soyez malade ou en bonne santé. Il n'y a rien de mieux. Pas seulement le formater, mais le laisser évoluer d'une manière naturelle. Obtenir le meilleur de chaque membre, ce qui vient naturellement à un moment, et oui... le groupe a sonné de manière dramatiquement différente à partir du son de Greetings From Asbury Park, très, très différent.

Liberty Hall est un grand, grand concert, et Max's Kansas City...

Wow, Max’s Kansas City - je me souviens de cet endroit. Les Wailers faisaient notre première partie, et c'était la première fois que les Wailers jouaient à New York, il me semble.

Avez-vous passé du temps avec eux ?

Oui, un peu - juste bonjour, content de vous voir, rien d'approfondi.

Et vous les avez regardés jouer, je suppose ?

Oui, nous les avons regardés jouer. Je me souviens que Clarence trainait dans leur loge.

J'en étais sûr.

Oui, oui [rires]. Mais j'étais ébahi. Wow... ils était vraiment différent. La scène locale était assez nouvelle. J'aurais aimé voir Bob Marley en concert plus souvent. J'ai vu tellement de vidéos de ses concerts, et quelle présence ! Il était vraiment stupéfiant, et vous pouviez voir l'influence qu'il avait sur tout le monde ce jour-là - les chanteurs, les autres groupes - c'est incroyable.

Dans les documentaires que Bruce a fait sur l'enregistrement de Darkness On The Edge Of Town et Born To Run, on remarque que c'était très intense, il y avait beaucoup de pression. J'ai l'impression que l'enregistrement de The Wild & The Innocent, d'un autre côté, était plus détendu, en fait.

L'atmosphère était plus détendue. J'ai vu ces documentaires - le film sur le groupe travaillant en studio sur Born To Run et Darkness - et je pense que c'était là où il en était dans sa tête à ce moment précis : il avait besoin de cette intensité. Mais je me souviens que lorsque nous avons commencé l'enregistrement de cet album, The Wild & The Innocent, tout le monde était un peu à plat physiquement. Clarence avait une angine, moi j'avais attrapé froid... Nous étions un groupe d'individus qui travaillaient, tout simplement, car nous n'avions pas le choix. Puis tout le monde s'est remis sur pied, évidemment, et a continué. Mais je me souviens d'une atmosphère, au cours des sessions, comme étant plutôt détendue, pas trop tendue, pas trop crispée. Mais c'était beaucoup de travail. Nous avons travaillé de longues heures. Nous commencions le matin. Nous conduisions du New Jersey jusqu'aux studios 914, et puis, on nous mettait dans un hôtel de l'autre côté de la rue. Nous avons travaillé sérieusement jour et nuit.

Quelqu'un a dit que certains d'entre vous dormaient dans une tente, à l'arrière.

Je ne me souviens pas de la tente, mais je me souviens d'un endroit à l'arrière du studio, où on pouvait aller pour se reposer un peu si on était fatigué. Je me souviens que tout le monde en profitait. Mais je ne me souviens pas d'une tente - ce qui ne veut pas dire qu'elle n'y était pas.

Bruce a dit qu'il y avait beaucoup de choses que tout le monde savait sur lui, et dont il ne savait rien. J'ai entendu dire que quand vous avez enregistré New York City Serenade, à l'origine, vous avez fait la prise quasiment seul et puis, plein de choses ont été ajoutées par-dessus ?

Non, je crois que Born To Run a été enregistré ainsi. Mais New York City Serenade, d'après mes souvenirs, nous l'avons enregistré live en studio - sans les cordes, évidemment. Nous avons enregistré la guitare, le piano, la basse, la batterie, et l'orgue, probablement. Et puis le producteur ou l'ingénieur du son a trouvé ces trois musiciens, ces trois violonistes, qui étaient professeurs de musique. Ils venaient du coin. Donc, toute la "section de cordes" a été jouée par trois personnes, qui ont été ajoutées au mixage. Ce n'était pas une section complète. L'ingénieur, Louis Lahav, a été le premier à m'expliquer cette technique avec l’enregistrement des cordes. Si vous n'avez pas la possibilité d'avoir toute une section, vous enregistrez trois ou quatre violonistes. Si vous voulez un son plus large, vous leur faites jouer trois fois l'arrangement en entier. Donc, ils jouent une première fois et on enregistre. Puis on remet la chanson au début, et ils jouent encore une fois par-dessus. Et le son s'élargit, et ainsi de suite.

Une technique à la Phil Spector.

C'est exact. C'est le même concept. Ces musiciens étaient adorables, et c'était le premier arrangement de cordes que j'écrivais. Depuis, j'en ai écris d'autres, mais il s'agissait de ma première opportunité, et j'en étais très excité. J'ai vraiment travaillé dur sur cet arrangement, et je suis resté debout des nuits entières pour le finaliser. Et puis, le jour de l'enregistrement est arrivé, et je n'avais pas dormi de la nuit. On est venu nous chercher pour nous conduire au studio pour l'enregistrement. J'ai tout vérifié plusieurs fois, vérifié les harmonies, et je l'ai joué au piano évidemment, j'ai écris les partitions à la main, et c'était juste...

Aucune place à l’improvisation.

Oui, aucune place. Et tout a marché magnifiquement, et les musiciens ont été très flatteurs. L'arrangement avait des mouvements intéressants. Et, je les ai aussi dirigé - aujourd'hui, je ne dirais pas que je les ai dirigés, ces musiciens n'avaient pas besoin de moi pour tenir la mesure, mais ils avaient besoin d'une direction. Je suis donc là, à diriger ces trois musiciens qui avaient l'âge des enseignants de mon lycée, des professeurs de musique, et je me suis dit, c'est dingue, et tout marchait si superbement. Je me souviens que tout le monde était très, très heureux avec cet arrangement. Je l'étais, évidemment, et Bruce était aux anges.

C'est comme la dernière chanson qu'on veut écouter le soir.


Oui [rires]... vous savez, j'ai rencontré un fan qui m'a dit combien il appréciait la chanson et ma contribution. Il m'a dit qu'il était comme... presque hypnotisé par la chanson. Il continuait de l'écouter encore et encore, il l'écoutait chaque jour !

Vous avez quitté le groupe, vous avez eu votre propre carrière. Je me demandais si vous aviez suivi la carrière de Bruce après votre départ ? Si un nouvel album sort, vous l'écoutez ?

Oh oui, jusqu'à aujourd'hui. Ce qui est appréciable, c'est que depuis que j'ai quitté le groupe et que j'ai fait d'autres choses avec d'autres artistes, et des trucs avec mon petit groupe, nous avons pu rester en contact - pas de façon quotidienne et personnelle, mais à travers les années, nous nous sommes retrouvés sur la scène. Nous avons fait ensemble un concert au bénéfice de la Rainforest Foundation, il y a quelques années. Je me souviens aussi d'une répétition pour les Grammy, ou pour un autre évènement à New York, je travaillais avec Sting et Bruce était là. Il est arrivé dans la pièce et m'a dit, "Hé, comment vas-tu ? Depuis le temps". Et il avait l'air si enthousiaste, je lui ai répondu, "Qu'est-ce que tu fais ?". Et il m'a dit, "Je viens juste de rencontrer la Reine de la Soul". Il venait juste de rencontrer Aretha Franklin, et il était surexcité, très enthousiaste.

Et vous avez aussi travaillé pour elle.

J'ai enregistré un album, oui - en fait, c'était celui pour lequel Andy Warhol avait fait la pochette, avant de mourir [Aretha, en 1986] - et c'était tout. Et puis des années plus tard, Bruce m'a téléphoné pour me proposer de jouer des trucs sur l'album Human Touch, et nous voilà de nouveau en studio ensemble - nous nous sommes bien amusés. Nous avons fait, il me semble, deux chansons, peut-être trois. Soul Driver...

Soul Driver est une très bonne chanson.

Vous savez, beaucoup ont critiqué ces chansons, cette période, car il travaillait avec d'autres musiciens, en dehors du E Street Band. Je pense que certains ont des préjugés automatiques sur cette période-là, que je ne partage pas. Je pense que ce sont de bons albums, les deux [Human Touch & Lucky Town]. C'était une bonne période. Et puis le temps a passé, et il m'arrivait de le voir, sans jouer avec lui. Et puis en 2011, il a joué pour le 60ème anniversaire de Sting au Beacon Theatre, il a joué deux chansons. Il a fait sa propre version acoustique de Fields Of Gold, rien que lui à la guitare. C'est brillant, vous devriez l'écouter - on la trouve sur une application [Sting 25], il y a là toutes les performances. Bruce a fait une grande version de Fields Of Gold, et puis nous avons joué I Hung My Head avec lui.

Je voulais vous montrer la photo au dos de la pochette de l'album The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle, et que vous me disiez ce que vous ressentez en la regardant - c'est une photo si belle.

Tout d'abord, je suis pieds nus ! Je me souviens que l'été, je me promenais pieds nus - et regardez Clarence, nous sommes tous les deux pieds nus.

La vie à la plage.

Oui, l'été. Garry porte des sabots, et il est quasiment nus pieds. Danny porte des bottes. Il est le mieux habillé sur la photo. Il ressemble à quelqu'un qu'on va photographier pour une pochette d'album. Les autres, c'est comme si quelqu'un venait de nous arrêter et de nous dire, "Restez comme vous êtes..."

Dave Marsh vous appelle "un méli-mélo visuel".

Vraiment [rires] - tout à fait juste, un méli-mélo visuel. Je me souviens de ce jour-là. Et regardez comme Bruce est bronzé ! L'été, il était si bronzé. Nous avions l'habitude de nous moquer de lui, de dire qu'il devenait porto-ricain. Il est très bronzé, il bronze très bien. A cette époque-là, il faisait du surf, également. Il était à fond. Je me demande s'il en fait toujours. Mais oui, je me souviens très bien de cette photo... wow. Et l'autre chose à laquelle je pense quand je vois cette photo, c'est que deux sur six sont décédés. Danny est parti. Clarence est parti. Vini est encore avec nous.

Etiez-vous resté en contact avec Clarence et les autres ?

Un petit peu. Pas tant que ça à cause de nos parcours... Nous sommes dans différents endroits du monde, ce genre de trucs. Mais j'ai vu Vini quelques fois - il est venu à Woodstock il y a deux étés et il m'a appelé, et nous avons mangé ensemble.


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BELMAR, NEW JERSEY, 1972

par Clarence


Le vendredi soir, nous devions faire la première partie de Cheech & Chong. Bruce voulait répéter dans l'après-midi, donc on s'est tous entassés dans la camionnette de Danny Federici et on est passé chercher David Sancious. On prenait toujours David en dernier parce qu'il n'était jamais prêt, et l'idée était que si on passait le chercher en dernier, il aurait plus de temps pour préparer ses affaires et que donc on ne serait pas obligé de l'attendre aussi longtemps. Dans l'absolu, c'était une bonne idée, mais dans la pratique, ça ne se passait jamais comme ça. Il n'était jamais prêt. Il vivait chez sa mère à Belmar et nous, on se garait dehors et on tuait le temps en attendant qu'il émerge.

Finalement, quand il sortait, il avait toujours une excuse bidon comme quoi son réveil était cassé ou qu'il avait fallu qu'il aille chercher des médicaments à la pharmacie, ou je ne sais quoi. Vous savez, le genre de trucs qu'on ne peut pas vraiment reprocher à quelqu'un. Au bout d'un certain temps, on avait fini par faire des paris sur ce que serait sa nouvelle excuse.

Mais ce n'était pas très grave, parce qu'on passait notre temps à dire des conneries. On parlait des filles, de musique, et de filles. On racontait pas mal de mensonges dans le seul but de se distraire. Danny racontait toujours des histoires incroyables selon lesquelles il couchait avec plein de filles, sauf qu'aucun de nous ne l'avait jamais vu avec aucune. D'un autre côté, il était si charmant, si gentil avec les femmes qu'on ne savait pas trop quoi croire. Mais à l'écouter, il baisait tout le temps. Danny était un homme à femmes avant même d'être célèbre. Après qu'il soit devenu célèbre... disons que c'est une toute autre histoire. [...]

Enfin bon, Danny racontait ses histoires de coucheries et on lui disait tous que ce n'étaient que des conneries, et ça continuait comme ça jusqu'à ce qu'une chanson que l'un de nous aimait passe à la radio. D'abord, on l'écoutait et on chantait par-dessus, et puis on commençait à la décomposer sous forme d'accords, de métrique, tout ça. Steve Van Zandt était génial pour ça. Ce gars a l'oreille la plus incroyable qu'on puisse imaginer. Il voit la musique avec ses oreilles. Elle lui apparait dans sa tête et il peut vous dire tout ce qu'il y a à savoir dessus. Il a beaucoup, beaucoup de talent. Il se trouve qu'il est aussi l'être humain le plus adorable de la terre. Et si vous n'aimez pas Steven, c'est que vous n'aimez personne. Je ferais n'importe quoi pour ce type. Mais bon, revenons à l'histoire.

Ensuite, Garry Tallent nous posait des questions de culture générale. Garry savait tout sur les débuts du rock'n'roll. Je n'ai jamais réussi à le coller [...]

Je crois qu'on serait tous devenus dingue à attendre David s'il n'y avait pas eu Bruce. Bruce était le plus étonnant des conteurs d'histoires. Il voyait un gars passer dans la rue en boitant ou un truc de ce genre, et il fabriquait un incroyable récit. J'aimerais me rappeler exactement certaines de ces histoires mais je me marrais tellement à l’époque qu'elles entraient par une oreille et sortaient par l'autre [...]

Enfin bref, ce vendredi après-midi, on était assis là et on faisait les trucs dont je vous ai parlé. On tuait le temps. Mais aussi, on n'avait pas encore de nom pour le groupe. C'était en quelque sorte "Bruce Springsteen & the Bruce Springsteen Band", ce qui était un peu redondant, et Bruce n'avait pas un égo aussi démesuré. Donc cette question sur comment on allait appeler notre groupe était sur toutes les lèvres. Le travail commençait à se faire plus stable, les choses commençaient à arriver et notre musique devenait vraiment bonne, donc il fallait qu'on trouve quelque chose sans trop tarder.

"Est-ce que je dois frapper à la porte ?" demanda Danny.

"Sonne encore" dis-je.

Donc, il sonne à la porte. La nuit commence à tomber. Les lumières éclairent la maison. Un rideau s'ouvre et on voit David qui nous fait un doigt d'honneur. Bien sûr, on lui fait tous un doigt en retour.

Alors, Bruce soupire et rit de son petit rire si caractéristique. Il se retourne sur son siège et dit, "Ce groupe a passé tellement de temps garé dans cette putain de rue qu'on devrait l'appeler le groupe de la rue E - le E Street Band". C'est comme ça que ça s'est passé. Juste comme ça.

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Cette histoire est un extrait de l’autobiographie de Clarence Clemons, Big Man, de la vraie vie à a vraie légende, publiée en 2009.


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