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Né le 11 janvier 1942 à Norfolk (Virginie), Clarence Clemons, qui descendait d'une longue lignée de baptistes sudistes, a été élevé au son du gospel, dans une famille très religieuse, le rock’n roll étant alors considéré comme la musique du diable par ses parents. A l'âge de 9 ans, son père lui a offert un saxophone en cadeau à la place d'un train électrique et l'a inscrit dans une école de musique ("Je ne m'en suis jamais remis", expliquera-t-il plus tard). Parallèlement à la musique, le jeune Clarence montrera, en grandissant, des grandes aptitudes à la pratique du football américain, ce qui lui permettra d'entrer à l'université du Maryland, et d'envisager une carrière professionnelle. Mais un accident de voiture mettra fin à ses plans de carrière au haut niveau. Clarence s'est alors réfugié dans la musique, et a rejoint son premier groupe, The Vibratones, qu'il accompagnera de 1961 et 1965, en jouant principalement des reprises de James Brown. Dans le même temps, le saxophoniste s'est installé à Newark, dans le New Jersey, et a commencé à travailler le jour comme éducateur social auprès d'enfants perturbés dès 1962. La nuit, il jouait dans les bars noirs d’Asbury Park, avec des groupes locaux, comme Little Melvin & The Invaders.
Quelques années plus tard, en septembre 1971, Clarence Clemons se produisait à Asbury Park (New Jersey) avec son groupe, Norman Seldin & The Joyful Noize. Karen Cassidy, la chanteuse du groupe, lui parle alors d'un jeune guitariste, qui se produit dans le club voisin, le Student Prince, et l'encourage fortement à aller le voir jouer. "C'était une nuit sombre et pluvieuse" raconte Bruce Springsteen. "Il est entré dans le club et il est monté sur scène et il a demandé 'Je peux jouer ?'. J'ai dit 'Bien sûr'. Personne n'allait lui dire non. Et il est monté sur scène et il n'y avait rien d'autre à dire... !". Clarence Clemons est monté sur scène pour jouer une des toutes premières versions de Spirit In The Night. Et "la magie a commencé".
Quelques années plus tard, en septembre 1971, Clarence Clemons se produisait à Asbury Park (New Jersey) avec son groupe, Norman Seldin & The Joyful Noize. Karen Cassidy, la chanteuse du groupe, lui parle alors d'un jeune guitariste, qui se produit dans le club voisin, le Student Prince, et l'encourage fortement à aller le voir jouer. "C'était une nuit sombre et pluvieuse" raconte Bruce Springsteen. "Il est entré dans le club et il est monté sur scène et il a demandé 'Je peux jouer ?'. J'ai dit 'Bien sûr'. Personne n'allait lui dire non. Et il est monté sur scène et il n'y avait rien d'autre à dire... !". Clarence Clemons est monté sur scène pour jouer une des toutes premières versions de Spirit In The Night. Et "la magie a commencé".
Un an plus tard, en octobre 1972, Clarence Clemons a quitté son emploi à 15$ par semaine, a quitté son groupe, et a rejoint le E Street Band en tournée. Jusqu'à la fin, il sera de toutes les aventures avec Bruce Springsteen, de toutes les tournées. Malgré une première dissolution du groupe en 1989, le mythe est demeuré intact lorsque tous les musiciens se sont retrouvés en studio en 1995. Et après une nouvelle pause, le E Street Band a repris la route en 1999 pour une tournée mondiale, qui a semblé ne jamais s'arrêter jusqu'à 2011.
Parallèlement à son activité de saxophoniste au sein du E Street Band, Clarence Clemons formera son propre groupe, d'abord The Red Bank Rockers, avec lequel il se produisait pendant son temps libre, entre deux tournées, puis plus tard, The Temple of Soul. Il changera également de style de vie au cours des années 80. Éternel roi de la fête, il s'intéressera à la religion et à la méditation, tout en continuant une intense activité artistique (cinéma, télévision, musique...). En 1989, il rejoint aussi une groupe monté à l'improviste par le batteur Ringo Starr: Ringo Starr & His All-Starr Band (Dr. John, Billy Preston, Rick Danko, Joe Walsh, Nils Lofgren, Levon Helm, et Jim Keltner).
En 2009, Clarence Clemons a publié son autobiographie : Big Man: Real Life & Tall Tales.
Le 12 juin 2011, le saxophoniste est victime d'un accident vasculaire cérébral dans sa résidence de Floride, à l'âge de 69 ans. Transporté à l'hôpital et finalement opéré le 17 juin, il meurt le 18 juin 2011, des suites de complications post-opératoires.
Sur le plan artistique, le saxophoniste a été grandement influencé par des légendes comme Junior Walker, King Curtis, mais il a réussi a développer son propre style, inimitable, devenant l’un des saxophonistes les plus renommés du monde. En plus de Bruce Springsteen, il a accompagné sur disque Gary US Bonds, Lady Gaga, Jackson Browne, Zucchero, Aretha Franklin, Gloria Estefan, Narada Michael Walden, Todd Rundgren, Lisa Stansfield, Joe Cocker, Nils Lofgren, Alvin Lee, Roy Orbison, Luther Vandross... Mais c'est sans doute sa longue complicité avec Bruce Springsteen qui a marqué l'ensemble de sa carrière.
Parallèlement à son activité de saxophoniste au sein du E Street Band, Clarence Clemons formera son propre groupe, d'abord The Red Bank Rockers, avec lequel il se produisait pendant son temps libre, entre deux tournées, puis plus tard, The Temple of Soul. Il changera également de style de vie au cours des années 80. Éternel roi de la fête, il s'intéressera à la religion et à la méditation, tout en continuant une intense activité artistique (cinéma, télévision, musique...). En 1989, il rejoint aussi une groupe monté à l'improviste par le batteur Ringo Starr: Ringo Starr & His All-Starr Band (Dr. John, Billy Preston, Rick Danko, Joe Walsh, Nils Lofgren, Levon Helm, et Jim Keltner).
En 2009, Clarence Clemons a publié son autobiographie : Big Man: Real Life & Tall Tales.
Le 12 juin 2011, le saxophoniste est victime d'un accident vasculaire cérébral dans sa résidence de Floride, à l'âge de 69 ans. Transporté à l'hôpital et finalement opéré le 17 juin, il meurt le 18 juin 2011, des suites de complications post-opératoires.
Sur le plan artistique, le saxophoniste a été grandement influencé par des légendes comme Junior Walker, King Curtis, mais il a réussi a développer son propre style, inimitable, devenant l’un des saxophonistes les plus renommés du monde. En plus de Bruce Springsteen, il a accompagné sur disque Gary US Bonds, Lady Gaga, Jackson Browne, Zucchero, Aretha Franklin, Gloria Estefan, Narada Michael Walden, Todd Rundgren, Lisa Stansfield, Joe Cocker, Nils Lofgren, Alvin Lee, Roy Orbison, Luther Vandross... Mais c'est sans doute sa longue complicité avec Bruce Springsteen qui a marqué l'ensemble de sa carrière.
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POUR BIG MAN
Je suis assis là, à écouter chacun parler de Clarence et à fixer cette photo de nous deux, juste ici. C’est une photo de Scooter et du Big Man (1), des personnages que nous étions parfois. Comme vous pouvez le remarquer sur cette photo particulière, Clarence admire ses muscles et je suis faussement désinvolte, tout en m’appuyant sur lui. Je m’appuyais beaucoup sur Clarence; ma carrière a reposé là-dessus, en quelque sorte.
Ceux d’entre nous qui ont partagé la vie de Clarence, ont partagé avec lui son amour et sa confusion. Bien que "C" se soit assagi avec l’âge, sa route a toujours été folle et imprévisible. Aujourd’hui, je vois ses fils Nicky, Chuck, Christopher et Jarod assis là et je vois en eux le reflet des nombreuses qualités de "C". Je vois sa lumière, son obscurité, sa douceur, sa rudesse, sa tendresse, sa colère, son éclat, sa beauté, et sa bonté. Mais, comme vous le savez, les garçons, votre papa n’était pas une partie de plaisir. "C" a vécu une vie où il a fait ce qu’il voulait faire et il a laissé les miettes, humaines ou autres, retomber là où elles le pouvaient. Comme beaucoup d’entre nous, votre papa était capable d’une formidable magie, mais il était également capable de provoquer une pagaille stupéfiante. C’était la nature de votre papa et de mon bel ami, tout simplement. L’amour inconditionnel de Clarence, qui était très authentique, était accompagné d'énormément de conditions. Votre papa était un grand projet et un ouvrage en constante évolution. "C" n’abordait rien de manière linéaire, la vie ne s'écoulait jamais en une ligne droite. Il n’allait jamais de A à B à C à D. C’était toujours de A à J à C à Z à Q à I… ! C’est de cette manière que Clarence a vécu et s’est frayé un chemin dans le monde. Je sais que ce chemin peut mener à beaucoup de confusions et de blessures, mais votre père portait aussi beaucoup d’amour en lui, et je sais qu’il aimait chacun d’entre vous très, très tendrement.
Il a fallu un village pour prendre soin de Clarence Clemons. Tina, je suis si heureux que tu sois ici. Merci d'avoir pris soin de mon ami, de l’avoir aimé. Victoria, tu as été une femme pleine d’amour, de gentillesse et d’attention pour Clarence et tu as apporté une énorme différence dans sa vie, à un moment où les choses n’étaient pas toujours faciles. A tous ceux qui ont fait partie du vaste réseau de soutien à "C", les noms sont trop nombreux pour les citer, vous savez qui vous êtes et nous vous remercions. Votre récompense vous attend aux portes du Paradis. Mon copain était un être coriace mais il a amené des choses dans votre vie qui étaient uniques et quand il allumait cette lumière d’amour, elle illuminait votre monde. J’ai eu assez de chance pour me tenir dans cette lumière pendant presque 40 ans, près du cœur de Clarence, dans le Temple de l’Âme.
Alors, un peu d’histoire: depuis nos tous débuts quand Clarence et moi voyagions ensemble, nous nous installions dans nos chambres d’hôtel pour la nuit et en quelques minutes, "C" transformait sa pièce en un monde bien à lui. Sortaient alors les écharpes colorées, drapées au-dessus des lampes, les bougies parfumées, l’encens, l’huile de patchouli, les herbes, la musique, le jour était banni, la distraction allait et venait, et Clarence le Shaman régnait et faisait sa magie, soir après soir. La capacité de Clarence à apprécier Clarence était incroyable. À 69 ans, il a eu une bonne vie, parce qu’il avait déjà vécu 10 vies, 690 années de la vie d’un homme moyen. Chaque soir, dans chaque endroit, la magie s’envolait de la valise de "C". Dès que le succès le permit, sa loge a pris le même apparat que sa chambre d’hôtel, jusqu’à ce qu’une simple visite en ce lieu se transforme en un voyage dans une nation souveraine, qui venait de tomber sur d’immenses réserves de pétrole. "C" a toujours su comment vivre. Bien avant que Prince ne quitte ses couches, une atmosphère de mysticisme torride présidait le monde du Big Man. Je m’y promenais depuis ma loge, qui contenait plusieurs canapés confortables et un vestiaire, et je me demandais où je m'étais trompé ! Quelque part, en cours de route, ce lieu a été baptisé le Temple de l’Âme; et "C" présidait en souriant sur ses secrets, et ses plaisirs. Être autorisé à pénétrer dans les merveilles du Temple était une chose agréable.
Quand il était petit, mon fils Sam était fasciné par le Big Man… pas surprenant. Pour un enfant, Clarence était un personnage imposant de conte de fées, sorti d’un livre d’histoires très exotiques. C’était un géant aux dreadlocks, avec de grandes mains et une voix profonde et mélodieuse, adoucie par sa gentillesse et son estime. Et… pour Sammy, qui n’était qu’un petit garçon blanc, il était profondément et mystérieusement noir. Aux yeux de Sammy, "C" devait apparaître sorti tout droit du continent africain, avec une touche de tranquillité américaine, enveloppée dans une silhouette accueillante et affectueuse. Alors… Sammy a décidé d’abandonner mes chemises de travail et il est devenu fasciné par les costumes de Clarence et ses vêtements royaux. Il a refusé un siège dans le van de papa et a opté pour la limousine allongée de "C", assis à côté de lui, en route vers le concert, à petite vitesse. Il a décidé que diner dans la petite loge familiale ne convenait pas, et il partait flâner dans le couloir et il disparaissait dans le Temple de l’Âme.
Évidemment, aussi enchanté était le papa de Sam, depuis la première fois où j’ai vu mon copain sortir à grands pas de l’ombre d’un bar à moitié vide à Asbury Park, un chemin s’ouvrant devant lui; voici qu'arrive mon frère, voici qu'arrive mon saxophoniste, mon inspiration, mon partenaire, mon ami pour la vie. Se tenir aux côtés de Clarence, c’était comme se tenir aux côtés du mec le plus cool de la planète. Vous étiez fier, vous étiez fort, vous étiez excité et vous souriez à l’idée de ce qui pourrait arriver, à l’idée de ce que vous seriez capable de faire, ensemble. Vous aviez l’impression que peu importe ce que le jour ou la nuit apporte, rien n’allait vous atteindre. Clarence pouvait être fragile, mais il émanait aussi de lui une puissance et une sécurité, et d’une manière amusante, chacun de nous est devenu le protecteur de l’autre; je pense que j’ai peut-être protégé "C" d’un monde dans lequel il n’était pas toujours si facile d’être grand et noir. Le racisme était omniprésent et au cours des années passées ensemble, nous l’avons constaté. La célébrité de Clarence et sa taille ne l’immunisaient pas. Je pense que Clarence m’a peut-être protégé d’un monde dans lequel il n’était pas toujours si facile d’être un garçon blanc, maigre, mystérieux et sans assurance non plus. Mais en nous tenant côte à côte, nous étions cools, peu importe le soir, sur notre territoire, nous étions les mecs les plus cools de la planète. Nous étions unis, nous étions forts, nous étions vertueux, nous étions immuables, nous étions drôles, nous étions banals comme c'est pas possible, et aussi sérieux que la mort elle-même. Et nous venions dans votre ville pour vous faire bouger et pour vous réveiller. Ensemble, nous avons raconté une histoire plus ancienne et plus profonde qui parlait de la capacité d’une amitié à transcender les histoires que j’avais écrites dans mes chansons et dans ma musique. Clarence la portait dans son cœur. C’était une histoire où Scooter et le Big Man ont non seulement fait exploser la ville en deux, mais nous avons assuré et avons reconstruit la ville, pour la façonner en une sorte d’endroit où notre amitié ne serait pas une aussi grande anomalie. Et ça… c’est ce qui va me manquer. L’occasion de renouveler ce vœu et de jouer cette histoire à quitte ou double chaque soir, car c’est quelque chose, c’est la chose que nous avons faite ensemble… tous les deux. Clarence était grand, et il me permettait de ressentir, et penser, et aimer, et rêver en grand. Jusqu'à quel point le Big Man était-il grand ? Trop grand pour mourir, putain. Et ce sont les faits, tout simplement. Vous pouvez le graver sur sa pierre tombale, vous pouvez vous le tatouer sur votre cœur. Acceptez-le… c’est le Nouveau Monde.
Clarence ne quitte pas le E Street Band en mourant. Il le quittera à notre mort.
Alors, mon ami va me manquer, son saxophone, la force de la nature du son qu'il produisait, sa gloire, sa folie, ses talents, son visage, ses mains, son humour, sa peau, son bruit, sa confusion, sa puissance, sa paix. Mais son amour et son histoire, l’histoire qu’il m’a donnée, qu’il m’a murmurée à l’oreille, qu’il m’a autorisé à raconter… et qu’il vous a donnée… va continuer. Je ne suis pas mystique, mais l’influence, le mystère et le pouvoir de Clarence et mon amitié m’amènent à croire que nous avons dû nous tenir aux côtés l’un de l’autre, dans d’autres temps plus anciens, sur le bord d’autres rivières, dans d’autres villes, dans d’autres champs, accomplissant notre modeste version du travail de Dieu… un travail encore inachevé. Ainsi je ne dirai pas au revoir à mon frère. Je dirais simplement, à bientôt dans l’autre vie, plus loin sur la route, où une fois de plus nous nous mettrons au travail, et le terminerons.
Big Man, merci pour ta gentillesse, ta force, ton dévouement, ton travail, ton histoire. Merci pour le miracle… et pour avoir laisser un petit garçon blanc se glisser par la petite porte du Temple de l’Âme.
ALORS MESDAMES ET MESSIEURS… TOUJOURS LE DERNIER, MAIS JAMAIS LE MOINDRE. ACCLAMEZ LE MAITRE DU DÉSASTRE, LE GRAND KAHUNA, L’HOMME AU DOCTORAT EN GUÉRISON SAXUELLE, LE DUC DE PADUCAH, LE ROI DU MONDE, PRENDS GARDE OBAMA ! LE PROCHAIN PRÉSIDENT NOIR DES ÉTATS-UNIS, BIEN QUE MORT… VOUS SOUHAITERIEZ ÊTRE COMME LUI, MAIS CE N’EST PAS POSSIBLE ! MESDAMES ET MESSIEURS, L’HOMME LE PLUS GRAND QUE VOUS AYEZ JAMAIS VU !... DONNEZ-MOI UN C-L-A-R-E-N-C-E. QUEL EST CE NOM ? CLARENCE ! QUEL EST CE NOM ? CLARENCE ! QUEL EST CE NOM ? CLARENCE !... amen.
Je vais vous quitter aujourd’hui avec une phrase du Big Man en personne, qu’il a partagée au cours du vol qui nous ramenait de Buffalo, le dernier concert de la dernière tournée. Alors que nous faisions la fête dans la cabine avant, nous félicitant mutuellement et nous racontant des anecdotes sur les nombreux concerts épiques, les nuits agitées et les bons moments que nous avions partagés, ''C'' était tranquillement assis, profitant du moment, puis il a levé son verre, a souri et a dit à tous ceux qui étaient rassemblés, "Ce pourrait être le début de quelque chose de grand".
Je t’aime, "C".
Ceux d’entre nous qui ont partagé la vie de Clarence, ont partagé avec lui son amour et sa confusion. Bien que "C" se soit assagi avec l’âge, sa route a toujours été folle et imprévisible. Aujourd’hui, je vois ses fils Nicky, Chuck, Christopher et Jarod assis là et je vois en eux le reflet des nombreuses qualités de "C". Je vois sa lumière, son obscurité, sa douceur, sa rudesse, sa tendresse, sa colère, son éclat, sa beauté, et sa bonté. Mais, comme vous le savez, les garçons, votre papa n’était pas une partie de plaisir. "C" a vécu une vie où il a fait ce qu’il voulait faire et il a laissé les miettes, humaines ou autres, retomber là où elles le pouvaient. Comme beaucoup d’entre nous, votre papa était capable d’une formidable magie, mais il était également capable de provoquer une pagaille stupéfiante. C’était la nature de votre papa et de mon bel ami, tout simplement. L’amour inconditionnel de Clarence, qui était très authentique, était accompagné d'énormément de conditions. Votre papa était un grand projet et un ouvrage en constante évolution. "C" n’abordait rien de manière linéaire, la vie ne s'écoulait jamais en une ligne droite. Il n’allait jamais de A à B à C à D. C’était toujours de A à J à C à Z à Q à I… ! C’est de cette manière que Clarence a vécu et s’est frayé un chemin dans le monde. Je sais que ce chemin peut mener à beaucoup de confusions et de blessures, mais votre père portait aussi beaucoup d’amour en lui, et je sais qu’il aimait chacun d’entre vous très, très tendrement.
Il a fallu un village pour prendre soin de Clarence Clemons. Tina, je suis si heureux que tu sois ici. Merci d'avoir pris soin de mon ami, de l’avoir aimé. Victoria, tu as été une femme pleine d’amour, de gentillesse et d’attention pour Clarence et tu as apporté une énorme différence dans sa vie, à un moment où les choses n’étaient pas toujours faciles. A tous ceux qui ont fait partie du vaste réseau de soutien à "C", les noms sont trop nombreux pour les citer, vous savez qui vous êtes et nous vous remercions. Votre récompense vous attend aux portes du Paradis. Mon copain était un être coriace mais il a amené des choses dans votre vie qui étaient uniques et quand il allumait cette lumière d’amour, elle illuminait votre monde. J’ai eu assez de chance pour me tenir dans cette lumière pendant presque 40 ans, près du cœur de Clarence, dans le Temple de l’Âme.
Alors, un peu d’histoire: depuis nos tous débuts quand Clarence et moi voyagions ensemble, nous nous installions dans nos chambres d’hôtel pour la nuit et en quelques minutes, "C" transformait sa pièce en un monde bien à lui. Sortaient alors les écharpes colorées, drapées au-dessus des lampes, les bougies parfumées, l’encens, l’huile de patchouli, les herbes, la musique, le jour était banni, la distraction allait et venait, et Clarence le Shaman régnait et faisait sa magie, soir après soir. La capacité de Clarence à apprécier Clarence était incroyable. À 69 ans, il a eu une bonne vie, parce qu’il avait déjà vécu 10 vies, 690 années de la vie d’un homme moyen. Chaque soir, dans chaque endroit, la magie s’envolait de la valise de "C". Dès que le succès le permit, sa loge a pris le même apparat que sa chambre d’hôtel, jusqu’à ce qu’une simple visite en ce lieu se transforme en un voyage dans une nation souveraine, qui venait de tomber sur d’immenses réserves de pétrole. "C" a toujours su comment vivre. Bien avant que Prince ne quitte ses couches, une atmosphère de mysticisme torride présidait le monde du Big Man. Je m’y promenais depuis ma loge, qui contenait plusieurs canapés confortables et un vestiaire, et je me demandais où je m'étais trompé ! Quelque part, en cours de route, ce lieu a été baptisé le Temple de l’Âme; et "C" présidait en souriant sur ses secrets, et ses plaisirs. Être autorisé à pénétrer dans les merveilles du Temple était une chose agréable.
Quand il était petit, mon fils Sam était fasciné par le Big Man… pas surprenant. Pour un enfant, Clarence était un personnage imposant de conte de fées, sorti d’un livre d’histoires très exotiques. C’était un géant aux dreadlocks, avec de grandes mains et une voix profonde et mélodieuse, adoucie par sa gentillesse et son estime. Et… pour Sammy, qui n’était qu’un petit garçon blanc, il était profondément et mystérieusement noir. Aux yeux de Sammy, "C" devait apparaître sorti tout droit du continent africain, avec une touche de tranquillité américaine, enveloppée dans une silhouette accueillante et affectueuse. Alors… Sammy a décidé d’abandonner mes chemises de travail et il est devenu fasciné par les costumes de Clarence et ses vêtements royaux. Il a refusé un siège dans le van de papa et a opté pour la limousine allongée de "C", assis à côté de lui, en route vers le concert, à petite vitesse. Il a décidé que diner dans la petite loge familiale ne convenait pas, et il partait flâner dans le couloir et il disparaissait dans le Temple de l’Âme.
Évidemment, aussi enchanté était le papa de Sam, depuis la première fois où j’ai vu mon copain sortir à grands pas de l’ombre d’un bar à moitié vide à Asbury Park, un chemin s’ouvrant devant lui; voici qu'arrive mon frère, voici qu'arrive mon saxophoniste, mon inspiration, mon partenaire, mon ami pour la vie. Se tenir aux côtés de Clarence, c’était comme se tenir aux côtés du mec le plus cool de la planète. Vous étiez fier, vous étiez fort, vous étiez excité et vous souriez à l’idée de ce qui pourrait arriver, à l’idée de ce que vous seriez capable de faire, ensemble. Vous aviez l’impression que peu importe ce que le jour ou la nuit apporte, rien n’allait vous atteindre. Clarence pouvait être fragile, mais il émanait aussi de lui une puissance et une sécurité, et d’une manière amusante, chacun de nous est devenu le protecteur de l’autre; je pense que j’ai peut-être protégé "C" d’un monde dans lequel il n’était pas toujours si facile d’être grand et noir. Le racisme était omniprésent et au cours des années passées ensemble, nous l’avons constaté. La célébrité de Clarence et sa taille ne l’immunisaient pas. Je pense que Clarence m’a peut-être protégé d’un monde dans lequel il n’était pas toujours si facile d’être un garçon blanc, maigre, mystérieux et sans assurance non plus. Mais en nous tenant côte à côte, nous étions cools, peu importe le soir, sur notre territoire, nous étions les mecs les plus cools de la planète. Nous étions unis, nous étions forts, nous étions vertueux, nous étions immuables, nous étions drôles, nous étions banals comme c'est pas possible, et aussi sérieux que la mort elle-même. Et nous venions dans votre ville pour vous faire bouger et pour vous réveiller. Ensemble, nous avons raconté une histoire plus ancienne et plus profonde qui parlait de la capacité d’une amitié à transcender les histoires que j’avais écrites dans mes chansons et dans ma musique. Clarence la portait dans son cœur. C’était une histoire où Scooter et le Big Man ont non seulement fait exploser la ville en deux, mais nous avons assuré et avons reconstruit la ville, pour la façonner en une sorte d’endroit où notre amitié ne serait pas une aussi grande anomalie. Et ça… c’est ce qui va me manquer. L’occasion de renouveler ce vœu et de jouer cette histoire à quitte ou double chaque soir, car c’est quelque chose, c’est la chose que nous avons faite ensemble… tous les deux. Clarence était grand, et il me permettait de ressentir, et penser, et aimer, et rêver en grand. Jusqu'à quel point le Big Man était-il grand ? Trop grand pour mourir, putain. Et ce sont les faits, tout simplement. Vous pouvez le graver sur sa pierre tombale, vous pouvez vous le tatouer sur votre cœur. Acceptez-le… c’est le Nouveau Monde.
Clarence ne quitte pas le E Street Band en mourant. Il le quittera à notre mort.
Alors, mon ami va me manquer, son saxophone, la force de la nature du son qu'il produisait, sa gloire, sa folie, ses talents, son visage, ses mains, son humour, sa peau, son bruit, sa confusion, sa puissance, sa paix. Mais son amour et son histoire, l’histoire qu’il m’a donnée, qu’il m’a murmurée à l’oreille, qu’il m’a autorisé à raconter… et qu’il vous a donnée… va continuer. Je ne suis pas mystique, mais l’influence, le mystère et le pouvoir de Clarence et mon amitié m’amènent à croire que nous avons dû nous tenir aux côtés l’un de l’autre, dans d’autres temps plus anciens, sur le bord d’autres rivières, dans d’autres villes, dans d’autres champs, accomplissant notre modeste version du travail de Dieu… un travail encore inachevé. Ainsi je ne dirai pas au revoir à mon frère. Je dirais simplement, à bientôt dans l’autre vie, plus loin sur la route, où une fois de plus nous nous mettrons au travail, et le terminerons.
Big Man, merci pour ta gentillesse, ta force, ton dévouement, ton travail, ton histoire. Merci pour le miracle… et pour avoir laisser un petit garçon blanc se glisser par la petite porte du Temple de l’Âme.
ALORS MESDAMES ET MESSIEURS… TOUJOURS LE DERNIER, MAIS JAMAIS LE MOINDRE. ACCLAMEZ LE MAITRE DU DÉSASTRE, LE GRAND KAHUNA, L’HOMME AU DOCTORAT EN GUÉRISON SAXUELLE, LE DUC DE PADUCAH, LE ROI DU MONDE, PRENDS GARDE OBAMA ! LE PROCHAIN PRÉSIDENT NOIR DES ÉTATS-UNIS, BIEN QUE MORT… VOUS SOUHAITERIEZ ÊTRE COMME LUI, MAIS CE N’EST PAS POSSIBLE ! MESDAMES ET MESSIEURS, L’HOMME LE PLUS GRAND QUE VOUS AYEZ JAMAIS VU !... DONNEZ-MOI UN C-L-A-R-E-N-C-E. QUEL EST CE NOM ? CLARENCE ! QUEL EST CE NOM ? CLARENCE ! QUEL EST CE NOM ? CLARENCE !... amen.
Je vais vous quitter aujourd’hui avec une phrase du Big Man en personne, qu’il a partagée au cours du vol qui nous ramenait de Buffalo, le dernier concert de la dernière tournée. Alors que nous faisions la fête dans la cabine avant, nous félicitant mutuellement et nous racontant des anecdotes sur les nombreux concerts épiques, les nuits agitées et les bons moments que nous avions partagés, ''C'' était tranquillement assis, profitant du moment, puis il a levé son verre, a souri et a dit à tous ceux qui étaient rassemblés, "Ce pourrait être le début de quelque chose de grand".
Je t’aime, "C".
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NOTES
(1) Scooter & Big Man sont les deux personnages de la chanson Tenth Avenue Freeze-Out. Scooter représente Bruce Springsteen et Big Man, Clarence Clemons.
(1) Scooter & Big Man sont les deux personnages de la chanson Tenth Avenue Freeze-Out. Scooter représente Bruce Springsteen et Big Man, Clarence Clemons.
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Cet éloge funèbre a été prononcé par Bruce Springsteen au cours d'une cérémonie privée qui s'est tenue à la Royal Poinciana Chapel, Palm Beach, Floride, le 21 juin 2011, puis publié sur le site officiel du chanteur.
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NEPTUNE, NEW JERSEY, 1972
par Clarence
Pour des raisons que je ne saurais expliquer, j'ai toujours été attiré par les chansons composées dans les tonalités mineures, la sombre mélodie qui évolue en contrepoint de la douce chanson de la vie. Celle qui dit que la vie est courte.
Je pensais à ça lorsque j'ai pris la décision d'aller à la bijouterie des Seldin et de parler à Norman [Seldin, leader du groupe Norman Seldin & The Joyful Noize].
Quand je suis entré, Norman était avec une cliente. C'était une petite femme avec des cheveux gris tenant un gros sac à main sous le bras. Ils levèrent tous deux les yeux lorsque j'entrai. La femme agrippa son sac avec fermeté. Norman sourit et me fit un signe du doigt.
L'air conditionné du magasin me fit du bien. Il n'était que 10 heures 30 mais il faisait déjà chaud dehors. L'été dans le New Jersey.
Je regardai les présentoirs remplis de bagues et de montres.
Je regardai la grosse Rolex en argent. Un jour, pensai-je.
Après quelques minutes, Norman acheva ses affaires avec la femme. Elle continua à me surveiller en partant.
"Big Man", dit Norman. "Que viens-tu faire ici ?".
Norman souriait mais je voyais à son regard qu'il savait ce qui l'attendait.
J'ai aussi remarqué qu'il avait laissé poussé ses dreadlocks rousses de quatre à cinq bon centimètres. Il avait commencé à changer son look environ six mois plus tôt, lorsque Karen [Kassidy] avait quitté le groupe.
"Je voulais te parler en personne", commençai-je.
"Ho ho", fit Norman. "Je n'aime pas le ton que prend cette conversation". Il rit nerveusement. Il avait un de ces rires de perceuse électrique à la fois contagieux et énervant.
"Ouais", dis-je. "J'ai eu une proposition de Bruce et j'ai décidé de l'accepter. Il est en studio en ce moment pour son album".
Norman baissa les yeux puis regarda la rue à travers la vitrine. Il n'y avait pas grand monde dehors en raison de la chaleur. Finalement, il posa son regard sur moi.
"Clarence", dit-il. "Je t'aime bien, mec, mais il faut que je sois honnête avec toi. Tu fais une énorme erreur".
J'avais envisagé cette possibilité. Peut-être que c'était une énorme erreur. Il n'y avait pas moyen de prévoir ce qui allait arriver. Je savais juste que quand je jouais avec Bruce, je le sentais bien. Parfaitement bien. Comme le chapeau que j'avais récupéré à Porto Rico. A la seconde où je l'avais mis, il m'était allé à la perfection.
"Peut-être", dis-je. "Mais comme dit le dicton, si on ne tente pas sa chance, elle ne viendra pas toute seule".
"On a été ensemble pendant quoi ? Deux ans ? Deux ans et demi ?" demanda Norman.
C'était pire que de rompre avec une nana. Norman semblait prêt à me faire la totale.
"'Peu près ça", dis-je.
"C'était plutôt bien, non ?".
"Oh oui", dis-je. "Ce n'est pas toi Norman, tu as été super. Je sais que tu en as bavé de m'avoir pris dans le groupe et je t'en suis reconnaissant. Il faut juste que je tente ce coup-là".
"Je crois que le groupe est à un tournant, Clarence", fit Norman. "Je crois qu'on peut devenir énorme".
"J'entends ce que tu me dis", fis-je.
Dehors, un camion de pompiers passa en trombe, toutes sirènes hurlantes.
"Alors, je ne crois pas que ce soit à l'ordre du jour pour Bruce", dit Norman. "Contrat ou pas contrat avec une maison de disque. J'ai entendu ce qu'il fait Clarence. Il croit qu'il est le nouveau Dylan ou je ne sais quoi. Il met trop de mots".
Sur le coup, j'ai pensé que c'était tout à fait exact. Bruce mettait beaucoup de mots dans ses chansons. Des torrents de mots. Des fois, quand j'entendais Bruce chanter, je pensais à une grosse averse. Un incroyable volume de pluie déversé en un rien de temps. "Madman drummers, bummers and Indians in the summer with a teenage diplomat / In the dumps with the mumps as the adolescent pumps his way into his hat", chantait Bruce dans une de ses nouvelles chansons. Je n'avais pas la moindre putain d'idée de ce que ça pouvait bien vouloir dire mais il y avait ce rythme syncopé à la Chuck Berry et l'utilisation de ces voyelles et de ces consonances comme si c'étaient des notes de musique, mais au lieu de "School Daze" ou "Memphis Tennesse", Bruce cherchait dans ses chansons "les clés de l'univers à l'intérieur du moteur d'une vieille voiture garée".
Il était comme Dylan. Mais il pensait qu'il était aussi comme Elvis. Et il était comme Jerry Lee Lewis et même un peu comme Hank Williams.
Et musicalement, Bruce représentait une vraie aventure. Le gars essayait n'importe quoi. Il y avait une incroyable quantité de trucs qui se passaient en permanence dans sa tête.
Mais cela ne servait à rien d'expliquer tout ça à Norman.
"Je sais", dis-je à sa place.
"Sais-tu combien de nouveaux Dylan sont au chômage aujourd'hui ?", demanda Norman.
J'ai pensé relevé le fait que cette conversation avait lieu dans une putain de bijouterie mais je ne l'ai pas fait.
"Je sais tout ça Norman", dis-je. "Qu'est-ce que je peux dire, mon vieux ? J'ai décidé de tenter le coup".
"Combien il te paye ?", demanda Norman.
Ça, c'était une vrai question. Je n'allais pas me faire grand chose. 20, peut-être 25$ par semaine. On allait tous crever de faim pendant un moment. Peut-être même un long moment. L'insistance de Bruce à ne pas faire de reprises nous a coûté pas mal de concerts. Mais si le disque avait du succès, les engagements suivraient et l'argent arriverait vite.
"Nous n'avons pas encore parlé d'argent", mentis-je.
"[Danny] Federici m'a dit qu'il ne se fait que 15$ en moyenne par semaine", dit Norman. "Moi, je peux te garantir 35 et sur certains concerts, comme le Wonder Bar, je te donnerai 50".
"Tu ne me facilites pas les choses", dis-je.
"Je ne veux pas te faciliter les choses, C. Je t'aime bien et je ne veux pas te voir faire quelque chose que tu regretteras pour le restant de tes jours. Tu pourrais bien finir un jour par jouer à côté d'Helena Troy, parce que si tu refermes cette porte, elle te restera fermée pour toujours".
"Je comprends", dis-je.
C'est donc là que Norman voulait en venir. Ce n'était pas vraiment une menace, il était trop gentil pour ça, mais il était clair qu'il n'y aurait pas de retour possible.
"Je suis désolé", dis-je. "J'ai pris ma décision".
Norman se tint droit et laissa échapper un long soupir. Il regarda à nouveau dans la rue, resta figé et hocha la tête un moment.
"Bon, ben d'accord", dit-il. "Si c'est comme ça, il ne me reste plus qu'à te souhaiter bonne chance".
Il me tendit la main. Je la serrai. Je me sentais à la fois fou de joie et terrifié. Je savais que je venais de sauter du bord d'un précipice.
"Merci pour tes bons vœux", dis-je.
"Tu vas en avoir besoin", dit Norman.
par Clarence
Pour des raisons que je ne saurais expliquer, j'ai toujours été attiré par les chansons composées dans les tonalités mineures, la sombre mélodie qui évolue en contrepoint de la douce chanson de la vie. Celle qui dit que la vie est courte.
Je pensais à ça lorsque j'ai pris la décision d'aller à la bijouterie des Seldin et de parler à Norman [Seldin, leader du groupe Norman Seldin & The Joyful Noize].
Quand je suis entré, Norman était avec une cliente. C'était une petite femme avec des cheveux gris tenant un gros sac à main sous le bras. Ils levèrent tous deux les yeux lorsque j'entrai. La femme agrippa son sac avec fermeté. Norman sourit et me fit un signe du doigt.
L'air conditionné du magasin me fit du bien. Il n'était que 10 heures 30 mais il faisait déjà chaud dehors. L'été dans le New Jersey.
Je regardai les présentoirs remplis de bagues et de montres.
Je regardai la grosse Rolex en argent. Un jour, pensai-je.
Après quelques minutes, Norman acheva ses affaires avec la femme. Elle continua à me surveiller en partant.
"Big Man", dit Norman. "Que viens-tu faire ici ?".
Norman souriait mais je voyais à son regard qu'il savait ce qui l'attendait.
J'ai aussi remarqué qu'il avait laissé poussé ses dreadlocks rousses de quatre à cinq bon centimètres. Il avait commencé à changer son look environ six mois plus tôt, lorsque Karen [Kassidy] avait quitté le groupe.
"Je voulais te parler en personne", commençai-je.
"Ho ho", fit Norman. "Je n'aime pas le ton que prend cette conversation". Il rit nerveusement. Il avait un de ces rires de perceuse électrique à la fois contagieux et énervant.
"Ouais", dis-je. "J'ai eu une proposition de Bruce et j'ai décidé de l'accepter. Il est en studio en ce moment pour son album".
Norman baissa les yeux puis regarda la rue à travers la vitrine. Il n'y avait pas grand monde dehors en raison de la chaleur. Finalement, il posa son regard sur moi.
"Clarence", dit-il. "Je t'aime bien, mec, mais il faut que je sois honnête avec toi. Tu fais une énorme erreur".
J'avais envisagé cette possibilité. Peut-être que c'était une énorme erreur. Il n'y avait pas moyen de prévoir ce qui allait arriver. Je savais juste que quand je jouais avec Bruce, je le sentais bien. Parfaitement bien. Comme le chapeau que j'avais récupéré à Porto Rico. A la seconde où je l'avais mis, il m'était allé à la perfection.
"Peut-être", dis-je. "Mais comme dit le dicton, si on ne tente pas sa chance, elle ne viendra pas toute seule".
"On a été ensemble pendant quoi ? Deux ans ? Deux ans et demi ?" demanda Norman.
C'était pire que de rompre avec une nana. Norman semblait prêt à me faire la totale.
"'Peu près ça", dis-je.
"C'était plutôt bien, non ?".
"Oh oui", dis-je. "Ce n'est pas toi Norman, tu as été super. Je sais que tu en as bavé de m'avoir pris dans le groupe et je t'en suis reconnaissant. Il faut juste que je tente ce coup-là".
"Je crois que le groupe est à un tournant, Clarence", fit Norman. "Je crois qu'on peut devenir énorme".
"J'entends ce que tu me dis", fis-je.
Dehors, un camion de pompiers passa en trombe, toutes sirènes hurlantes.
"Alors, je ne crois pas que ce soit à l'ordre du jour pour Bruce", dit Norman. "Contrat ou pas contrat avec une maison de disque. J'ai entendu ce qu'il fait Clarence. Il croit qu'il est le nouveau Dylan ou je ne sais quoi. Il met trop de mots".
Sur le coup, j'ai pensé que c'était tout à fait exact. Bruce mettait beaucoup de mots dans ses chansons. Des torrents de mots. Des fois, quand j'entendais Bruce chanter, je pensais à une grosse averse. Un incroyable volume de pluie déversé en un rien de temps. "Madman drummers, bummers and Indians in the summer with a teenage diplomat / In the dumps with the mumps as the adolescent pumps his way into his hat", chantait Bruce dans une de ses nouvelles chansons. Je n'avais pas la moindre putain d'idée de ce que ça pouvait bien vouloir dire mais il y avait ce rythme syncopé à la Chuck Berry et l'utilisation de ces voyelles et de ces consonances comme si c'étaient des notes de musique, mais au lieu de "School Daze" ou "Memphis Tennesse", Bruce cherchait dans ses chansons "les clés de l'univers à l'intérieur du moteur d'une vieille voiture garée".
Il était comme Dylan. Mais il pensait qu'il était aussi comme Elvis. Et il était comme Jerry Lee Lewis et même un peu comme Hank Williams.
Et musicalement, Bruce représentait une vraie aventure. Le gars essayait n'importe quoi. Il y avait une incroyable quantité de trucs qui se passaient en permanence dans sa tête.
Mais cela ne servait à rien d'expliquer tout ça à Norman.
"Je sais", dis-je à sa place.
"Sais-tu combien de nouveaux Dylan sont au chômage aujourd'hui ?", demanda Norman.
J'ai pensé relevé le fait que cette conversation avait lieu dans une putain de bijouterie mais je ne l'ai pas fait.
"Je sais tout ça Norman", dis-je. "Qu'est-ce que je peux dire, mon vieux ? J'ai décidé de tenter le coup".
"Combien il te paye ?", demanda Norman.
Ça, c'était une vrai question. Je n'allais pas me faire grand chose. 20, peut-être 25$ par semaine. On allait tous crever de faim pendant un moment. Peut-être même un long moment. L'insistance de Bruce à ne pas faire de reprises nous a coûté pas mal de concerts. Mais si le disque avait du succès, les engagements suivraient et l'argent arriverait vite.
"Nous n'avons pas encore parlé d'argent", mentis-je.
"[Danny] Federici m'a dit qu'il ne se fait que 15$ en moyenne par semaine", dit Norman. "Moi, je peux te garantir 35 et sur certains concerts, comme le Wonder Bar, je te donnerai 50".
"Tu ne me facilites pas les choses", dis-je.
"Je ne veux pas te faciliter les choses, C. Je t'aime bien et je ne veux pas te voir faire quelque chose que tu regretteras pour le restant de tes jours. Tu pourrais bien finir un jour par jouer à côté d'Helena Troy, parce que si tu refermes cette porte, elle te restera fermée pour toujours".
"Je comprends", dis-je.
C'est donc là que Norman voulait en venir. Ce n'était pas vraiment une menace, il était trop gentil pour ça, mais il était clair qu'il n'y aurait pas de retour possible.
"Je suis désolé", dis-je. "J'ai pris ma décision".
Norman se tint droit et laissa échapper un long soupir. Il regarda à nouveau dans la rue, resta figé et hocha la tête un moment.
"Bon, ben d'accord", dit-il. "Si c'est comme ça, il ne me reste plus qu'à te souhaiter bonne chance".
Il me tendit la main. Je la serrai. Je me sentais à la fois fou de joie et terrifié. Je savais que je venais de sauter du bord d'un précipice.
"Merci pour tes bons vœux", dis-je.
"Tu vas en avoir besoin", dit Norman.
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Cette histoire est un extrait de l’autobiographie de Clarence Clemons, Big Man, de la vraie vie à a vraie légende, publiée en 2009.
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Bruce et Clemons repensaient souvent à cette fin de septembre 1971, quelques jours après que Bruce avait assisté à un concert des Joyful Noyze au Wonder Bar. Norman Seldin, aux claviers, était le leader du groupe, mais l'ex-petite amie de Bruce, Karen Cassidy, en était la chanteuse, et elle lui avait parlé de ce charismatique saxophoniste qui partageait le devant de la scène avec elle. A la fin du set, Cassidy était venu saluer Bruce. "Je lui ai demandé comment ça allait et il avait des étoiles dans les yeux", raconte-t-elle. "Il m'a posé des questions sur Clarence et j'ai éclaté de rire. J'en étais sûre ! Tu vas nous le piquer !". Mais tant pis. Cassidy était allé rejoindre Clemons et lui avait montré du doigt Bruce, qui sirotait un Pepsi au bar. "Je lui ai dit que j'avais un ami dont j'étais sûre qu'il allait devenir une très grande star et qu'il fallait qu'il le rencontre". Quand le Bruce Springsteen Band prit ses quartiers pour une série de soirées régulières au Student Prince, à quelques rues de là sur Kingsley Street, elle emmena Clarence les voir. Ça supposait de sortir en pleine tempête, mais Clemons s'en moquait. Il fourra son saxo dans son étui et ils y allèrent.
Lorsqu'il pénétra dans le club, avec la porte arrachée qui s'envolait derrière lui, ses yeux se fixèrent instantanément sur ce jeune Blanc gringalet qu'il avait croisé quelques soirs plus tôt. Bruce et son groupe faisaient une pause, mais Bruce le vit arriver et, comme il le raconta des années après, se sentit aussitôt subjugué. "Voici qu'arrive mon frère, voici qu'arrive mon saxophoniste, mon inspiration, mon partenaire, mon ami pour la vie".
Il y avait des vibrations dans l'air, c'est sûr. Et quand Cassidy entraina Clarence derrière elle pour faire les présentations, il désigna d'un hochement de tête le saxophone qu'il avait trimballé sous la pluie. Ce serait possible de se joindre à eux pour le prochain set ? Bien sûr que oui, c'était possible. Quelques minutes plus tard, Clemons montait sur scène avec le reste du groupe et attendait le décompte du premier morceau. Ils commencèrent, se souvient-il, par un instrumental sans titre. "Je n'oublierai jamais, jamais la sensation que j'ai eue quand on a joué cette première note", dit-il. "C'était tellement urgent, tellement réel, tellement excitant pour moi. C'était comme si j'avais cherché pendant très, très longtemps et que là, Dieu merci, j'avais enfin, enfin, trouvé ma place".
Bruce le sentait aussi. Même au milieu d'une jam-session impromptue dans un bar miteux où seulement la moitié d'une moitié d'une salle écoutait la musique d'une moitié d'oreille, leur alchimie faisait des étincelles sur scène. "Se tenir aux côtés de Clarence, c’était comme se tenir aux côtés du mec le plus cool de la planète", écrivit plus tard Bruce. "Vous étiez fier, vous étiez fort, vous étiez excité et vous souriez à l’idée de ce qui pourrait arriver, à l’idée de ce que vous seriez capable de faire, ensemble".
"Et voilà", dit Cassidy. "C'était fait".
En vérité, Bruce allait mettre neuf mois avant de retomber sur Clemons lors d'un prochain concert. Mais, dès qu'il débarqua au Shipbottom Lounge de Point Pleasant ce soir de juin 1972, Clemons insista pour qu'il monte jammer avec eux sur scène. Bruce dut emprunter une guitare, mais ils connaissaient tous les mêmes vieux standards de rock et de soul, et le groove qu'ils avaient trouvé au Student Prince rejaillit aussitôt. Les deux musiciens échangèrent leur numéro de téléphone à la fin du set - Bruce épelant le nom de famille de son nouvel ami avec une faute d’orthographe : "Clemens" - et se promirent de rester en contact. Cette fois, il ne fallut à Bruce que deux semaines pour recroiser les Joyful Noyze et refaire un boeuf avec Clemons. Le courant entre les deux hommes passa encore mieux ce soir-là et, à la fin du set, ils sortirent prendre un verre tous les deux (à 22 ans, Bruce avait commencé à boire une goutte d'alcool de temps en temps) et bavarder un peu. Ce "dernier verre" du petit matin se prolongea finalement en une aventure spirituelle de plusieurs jours. "On a descendu South Street en s'arrêtant dans tous les bars en chemin, on a parlé et écouté de la musique non -stop pendant deux ou trois jours", me raconta Clemons. "C'est un peu flou dans mon souvenir maintenant, mais j'ai des frissons quand j'y repense".
Lorsqu'il pénétra dans le club, avec la porte arrachée qui s'envolait derrière lui, ses yeux se fixèrent instantanément sur ce jeune Blanc gringalet qu'il avait croisé quelques soirs plus tôt. Bruce et son groupe faisaient une pause, mais Bruce le vit arriver et, comme il le raconta des années après, se sentit aussitôt subjugué. "Voici qu'arrive mon frère, voici qu'arrive mon saxophoniste, mon inspiration, mon partenaire, mon ami pour la vie".
Il y avait des vibrations dans l'air, c'est sûr. Et quand Cassidy entraina Clarence derrière elle pour faire les présentations, il désigna d'un hochement de tête le saxophone qu'il avait trimballé sous la pluie. Ce serait possible de se joindre à eux pour le prochain set ? Bien sûr que oui, c'était possible. Quelques minutes plus tard, Clemons montait sur scène avec le reste du groupe et attendait le décompte du premier morceau. Ils commencèrent, se souvient-il, par un instrumental sans titre. "Je n'oublierai jamais, jamais la sensation que j'ai eue quand on a joué cette première note", dit-il. "C'était tellement urgent, tellement réel, tellement excitant pour moi. C'était comme si j'avais cherché pendant très, très longtemps et que là, Dieu merci, j'avais enfin, enfin, trouvé ma place".
Bruce le sentait aussi. Même au milieu d'une jam-session impromptue dans un bar miteux où seulement la moitié d'une moitié d'une salle écoutait la musique d'une moitié d'oreille, leur alchimie faisait des étincelles sur scène. "Se tenir aux côtés de Clarence, c’était comme se tenir aux côtés du mec le plus cool de la planète", écrivit plus tard Bruce. "Vous étiez fier, vous étiez fort, vous étiez excité et vous souriez à l’idée de ce qui pourrait arriver, à l’idée de ce que vous seriez capable de faire, ensemble".
"Et voilà", dit Cassidy. "C'était fait".
En vérité, Bruce allait mettre neuf mois avant de retomber sur Clemons lors d'un prochain concert. Mais, dès qu'il débarqua au Shipbottom Lounge de Point Pleasant ce soir de juin 1972, Clemons insista pour qu'il monte jammer avec eux sur scène. Bruce dut emprunter une guitare, mais ils connaissaient tous les mêmes vieux standards de rock et de soul, et le groove qu'ils avaient trouvé au Student Prince rejaillit aussitôt. Les deux musiciens échangèrent leur numéro de téléphone à la fin du set - Bruce épelant le nom de famille de son nouvel ami avec une faute d’orthographe : "Clemens" - et se promirent de rester en contact. Cette fois, il ne fallut à Bruce que deux semaines pour recroiser les Joyful Noyze et refaire un boeuf avec Clemons. Le courant entre les deux hommes passa encore mieux ce soir-là et, à la fin du set, ils sortirent prendre un verre tous les deux (à 22 ans, Bruce avait commencé à boire une goutte d'alcool de temps en temps) et bavarder un peu. Ce "dernier verre" du petit matin se prolongea finalement en une aventure spirituelle de plusieurs jours. "On a descendu South Street en s'arrêtant dans tous les bars en chemin, on a parlé et écouté de la musique non -stop pendant deux ou trois jours", me raconta Clemons. "C'est un peu flou dans mon souvenir maintenant, mais j'ai des frissons quand j'y repense".
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Ce passage est un extrait de la biographie intitulée Bruce, écrite par Peter Ames Carlin, et publiée aux éditions Sonatine, en 2012.