Charlie Rose, 20 novembre 1998

Une conversation avec Bruce Springsteen



par Charlie Rose

C’est une icône du rock, une légende et maintenant un membre du Rock & Roll Hall Of Fame. C’est Bruce Springsteen.

Depuis 30 ans, il écrit des chansons extraordinaires sur des gens ordinaires: The River, Born To Run, Born In The USA et Streets Of Philadelphia, pour n’en citer que quelques-unes, juste quelques-unes. Il a reçu huit Grammies et un Oscar pour ses compositions. Tracks, qui est son nouveau coffret de 4 CD contenant 56 chansons jamais sorties auparavant, reçoit les meilleures critiques de sa carrière. En plus de l’écriture de chansons, il est aussi connu pour ses performances sur scène, intenses et légendaires, qui peuvent durer près de quatre heures, voire plus. Voici juste quelques extraits de ces performances retraçant une carrière fantastique...
(diffusion d'extraits de concerts de Rosalita (Come Out Tonight), Born In The U.S.A., War et Born To Run, ndt)

Bruce Springsteen pour une heure... Bienvenue !

Merci.

****

C’est formidable de vous avoir ici...

Merci.

Il y a tant de choses à dire... Laissez-moi commencer. Quand vous regardez ces extraits de concerts, des souvenirs pour vous, quand vous voyez cette vidéo de toutes ces années où vous avez diverti tant de monde, était-ce la joie ultime de jouer devant un public, ou bien est-ce plutôt de s’asseoir à une table comme celle-ci et d'écrire une chanson ?

L’écriture est toujours le travail le plus difficile à faire, vous savez. Nous avions quand même l’air de bien nous amuser là (rires). Donc, je pense que l’écriture est la maquette de ce que vous allez faire. En d’autres termes, c’est l’essence de votre idée, que vous allez essayer de communiquer à votre public. Et le concert s’empare de cette chose et vous lui donnez une autre dimension en la jouant sur scène. Bien la jouer sur scène permet de repousser ses limites, lui donne plus de puissance et vous lui donnez du corps et vous divertissez les gens avec.

Je pense que tout cela à beaucoup à voir avec l’écriture. C’est difficile. C’est toujours difficile d’écrire une bonne chanson. Vous avez toujours besoin de trouver une nouvelle idée. Mais la jouer sur scène, c'est l'expression que vous ressentez après avoir terminé le processus d'écriture. Vous montez sur scène et vous êtes enfin face à face, et vous parlez à quelqu’un. C’est la raison pour laquelle vous avez écrit cette chanson...

Pour établir un contact ?

Oui ! C’est la raison pour laquelle vous avez appris à jouer de la guitare, que vous avez formé un groupe et que vous avez écrit cette chanson. Donc, d’une certaine façon, c’est la concrétisation de tout ce processus.

Vous vous êtes donné sur scène pendant quatre heures, parfois plus, presque jusqu'à l'épuisement...

Jusqu’à l’épuisement !

Jusqu’à l’épuisement ! Qu’est-ce que vous êtes ? Un cinglé ?Je ne pourrais pas chanter une chanson de plus? C’est ça l'idée ?

Je ne sais pas. Certains soirs, oui je pense. Mais c’était quelque chose qui se trouvait être, tout simplement, le développement naturel de la musique jouée dans des bars. Je pense qu’un concert de quatre heures, à l’époque où nous l’avons fait, était quelque chose que seulement quelques groupes faisaient, peut-être. Ce n’était pas quelque chose qui arrivait lors de vrais concerts. C'était quelque chose qui se passait tous les soirs, dans des bars à travers l'Amérique.

Les autres types qui jouaient pendant quatre heures, ils ne jouaient pas dans des stades remplis de monde !

Quatre heures et plus. Je pense que la durée de mes concerts a découlé de deux choses: après avoir sorti quelques disques, je voulais jouer les chansons que les fans voulaient entendre et je voulais aussi jouer toutes mes nouvelles chansons. Et puis, quand on s’est habitués à jouer pendant trois heures - trois heures minimum - dans un bar et que, d’une certaine façon, vous n’avez pas l’impression d’avoir joué aussi longtemps... Je voulais que mes concerts soient une expérience extrême et je voulais aussi qu'ils soient une expérience peu banale qui, d’une certaine manière, vous poussait jusqu’aux limites. Ça poussait jusqu’aux limites. Je voulais ce côté extrême, je voulais que les gens soient amenés vers un endroit précis et puis qu’ils sortent d’eux-mêmes et qu’ils soient là.

Est-ce que vous testiez des chansons en concert ou fallait-il qu’elle soient parfaites avant que vous ne les jouiez devant un public ?

Non. Nous avons probablement joué Born To Run pas mal de fois, dans des versions légèrement différentes, avant que je ne l’enregistre. A mes débuts, je montais sur scène et si j’avais une chanson qui m'excitait, je la jouais. Je pense que c’était initialement pour le public, en grande partie. Je ne le voyais pas comme un test, mais c’était quelque chose d’excitant à faire. Si vous aviez ce grand riff, vous vouliez l’entendre, vous vouliez l’entendre le soir-même.

Oui... (rires)

Si j’avais finalisé une grande partie des paroles, parfois je la tentais sur scène, vous savez. La méthode a un peu changé avec le temps. Si j’avais une nouvelle chanson, j’aimais l’idée de monter sur scène et de la chanter. J’ai joué The River avant de l’enregistrer, vous sentiez que... Il y avait un sentiment d’urgence que vous désiriez. Vous savez, ''Ce soir, c'est le moment, je dois chanter cette chanson ce soir''.

56 de ces chansons, nous ne les avons jamais entendues sous cette forme...

C’est ce qu’on dit (rires).

10 d’entre elles, nous les avons déjà entendues et certaines dans une version différente, comme Born In The USA. Il y a ici une version qui est plus brute...

C’est vrai. C’est une version différente. C’est la version originale que j’ai enregistrée dans ma chambre, vous savez, avec les 56 chansons jamais sorties auparavant. Et je crois qu’il y a 10 chansons qui étaient des faces B et quelques autres trucs que je voulais inclure. Il y a la version originale de Born In The USA qui aurait probablement dû être sur Nebraska, peut-être. Je ne sais pas...

Mais vous ne l’avez pas mise sur Nebraska à l’époque.

Je ne pensais pas qu’elle était finie, et elle l'était. C’était une de mes premières chansons sur le Vietnam et je voulais être sûr qu’elle soit parfaite. Je n’étais pas sûr de l’avoir terminée. En la réécoutant, le résultat était plutôt bon. Je pense que maintenant, si je devais prendre cette décision, je l’aurais probablement mise...

Vous l’auriez mise sur Nebraska ?

Oui, je l’aurais mise sur Nebraska mais à l’époque, j’ai été prudent avec cette chanson. Vous voyez, j’enregistrais simultanément Nebraska et l’album Born In The USA et j’avais ces deux projets très différents en cours. Et l‘une des premières choses que j’ai faite a été d’enregistrer la version de Born In The USA avec le groupe. Quand je l’ai entendue, je l’ai trouvée vraiment puissante et j’ai su que le morceau allait être le morceau central de la musique que je faisais à cette époque-là, pour laquelle je voulais le groupe.

Quel effet ça vous a fait de remonter à vos tout débuts ? Ce que je veux dire, c’est que vous aviez John Hammond, le grand et légendaire directeur de la compagnie CBS, qui, d’une certaine façon, vous a vu, vous a entendu et a dit...

C’est vrai, ça a été un grand plaisir...

Oui, mais ça vous a fait quel effet de retourner en arrière et d’écouter des chansons pour lesquelles vous aviez dit, pour une raison ou une autre, ''pas maintenant', ''pas sur cet album'' ?

Je me suis bien amusé. J’ai pris du plaisir à le faire aujourd'hui. Parce qu’à l’époque où vous preniez ces décisions, vous vous mettiez beaucoup de pression. J’ai parfois un thème ou un contexte particulier en place, pour un disque particulier, et vous êtes pris dans ce moment très spécifique. Et beaucoup de vos décisions découlent de cet état d’esprit.

Je pense qu’il faut y revenir 10 ou 20 ans plus tard, quand vous vous êtes libéré de ce contexte et que vous pouvez écouter la musique telle que nous l'avons jouée et comme elle était. Vous ne vous préoccupez plus de savoir si elle va s’intégrer sur ce disque ou quelle sorte de chanson c’est. C’est tout simplement de la musique. Donc, ça a été bien de revenir sur ce matériel et de l’apprécier, juste pour ce qu’il est. Quand j’ai été capable de faire ça, de sortir de ma propre tête, je me suis rendu compte que “Cette chanson aurait pu être sur cet album, et celle-là aussi, j’aurais dû inclure cette chanson-là”.

J’ai essayé de choisir les chansons qui étaient, à mon avis, aussi bonnes que celles que nous avions sorties. J’ai examiné très soigneusement les centaines de chansons que nous avions et j’ai choisi celles qui auraient pu être sur ces disques, parce qu’elles en avaient la qualité.

****

A votre avis, où en êtes-vous maintenant sur le plan musical ? J’ai entendu dire qu’il y a une collection de chansons country/western...

On m’a posé des questions là dessus... J’ai fait beaucoup de différentes sortes de musique. Et je pense qu’au fond, j’ai toujours fait de la musique country. J’ai plusieurs projets différents en cours.

Pourquoi ne pas avoir sorti ce disque ?

Il n’est peut-être pas fini. C’est quelque chose que vous faites pendant un moment. Cette chose en particulier a découlé de l’album Tom Joad. Les chansons sur Tom Joad étaient si intenses que, entre les sessions d’enregistrement, j’avais ce petit groupe de country composé de Gary Tallent, Dan Federici, et Marty Rifkin, à Los Angeles. Nous avons alors tout simplement évolué vers des choses qui, à notre avis, se jouaient avec cette formation musicale. Mais ça n’a jamais donné naissance à un disque. Pour ce coffret, j’ai spécifiquement choisi des chansons qui provenaient des sessions d’enregistrement de disques que j’avais sortis. Il y aurait un contexte qui permettrait à mes fans de faire un retour dans le passé, comme The River. Il y a un disque découlant de The River. Si vous aimez Born In The USA, il y a presque un disque complet venant de Born In The USA. Je voulais que la collection de chansons, dans ce coffret, renvoie aux disques que j’avais sortis. Je voulais les mettre sur ces disques pour donner aux gens une idée plus large de ce que je faisais en studio, et du type de musique que nous faisions.

Alors, ce coffret est en quelque sorte un aperçu de ce qui se passait dans votre tête. Je veux dire, un aperçu de ce que vous avez vu. Et certains disent que c’est une sorte de vision alternative.

Oui. Je dirais que c’est, d’une certaine façon, une carrière alternative.

Du style, c’est la carrière que vous avez suivie et celle-là est la carrière que vous auriez pu suivre.

Oui. Il y a une route...

La route que vous n’avez pas prise et la route que vous avez prise ?

Sur certains disques, ces routes se croisaient, et sur d’autres non. Il y a des chansons de fête, de la période Darkness On The Edge Of Town. Beaucoup de choses de l’époque de The River. Le deuxième CD est une collection de chansons de l’époque de The River, qui auraient pu figurer sur le disque. J’ai tendance à laisser de côté... Parfois, j’ai dévié de choses qui me semblaient - et je déteste le dire - trop alternatives. J’essaie de rester très concentré sur mes albums. C’est en partie la façon dont je me suis protégé à l’époque. Je pense avoir protégé mon identité, qui je voulais être et ce que je voulais dire. J’ai donc pris des décisions difficiles et j'ai laissé de côté beaucoup de chansons, qui en fait étaient très appréciables, et que je suis content de sortir aujourd’hui.

Pourquoi The Promise ne fait-elle pas partie de ce coffret ?

En fait, je l’ai réécoutée. A mon avis, nous n’en avons jamais eu un bon enregistrement. C’est une des chansons préférées de beaucoup de gens. Beaucoup de gens m’en parlent. C’est une sorte de suite à Thunder Road. Elle renvoyait à ces personnages. Mais je l’ai réécoutée et nous avions une version laborieuse et très lourde, et je n’arrive pas vraiment à m’y faire. Alors, peut-être une autre fois...

Vous savez combien vos fans la réclament ?

Oui, j’ai aussi eu, “Hé, qu’est-ce qu’il est arrivé à The Fever ?”

C’est ma deuxième question: ''Qu’est-ce qu’il arrivé à The Fever ?

Cette chanson a été... C’est une chanson, qui à un moment, faisait partie d’une séquence et elle était très longue. Southside Johnny en a fait une version superbe et cette chanson n’a jamais été l’une de mes préférées. Alors j’ai dit “Oh, je la mettrai sur une face B ou un truc de ce genre”. C’était une décision basée sur l’enchainement des chansons. J’avais le sentiment que quand elle arrivait, elle avait tendance à ralentir l’ensemble.

Mais est-ce que ça veut dire qu’on ne l’entendra jamais ?

Elle a été entendue. Elle a été entendue dans plus de foyers que... Si nous en avons une bonne version, et si elle est bien mixée, je la sortirai probablement. J’ai pensé la mettre en face B, si nous sortons un single.

Quand avez-vous écrit The Wish ?

C’est une chanson bizarre parce que je l’ai écrite après... C’était une chanson sur ma maman. J’ai beaucoup écrit sur mon père, vous savez...

Est-ce la seule chanson que vous ayez écrite sur votre mère ?

Oui. Oui, c’est la seule qui en parle directement.

Voilà la personne la plus, la PLUS responsable de votre carrière...

Oui, je sais. J'en suis bien conscient.

Une guitare électrique à 60 $... A l’époque où...

Alors, qu’est-ce que ça veut dire ?

Oui, exactement. Pourquoi avez-vous écrit toutes ces chansons sur votre père. Est-ce que ça signifie que l’écriture de chansons provient de la douleur et non de la joie ?

C’est assez compliqué. Je pourrais m’allonger ici sur le sofa et nous pourrions en parler pendant des heures, mais j’ai dit plusieurs fois que la relation qu’un fils a avec son père, en particulier, et avec ses deux parents, est la relation la plus observée et de plus près. C’est la relation que vous regardez chaque jour... Comment faire vos lacets, comment marcher, comment s’adresser aux gens, comment traiter les gens. Je veux dire par là que vous apprenez des choses et vous les intériorisez. Je pense qu’en tant que parent, vous pouvez oublier combien vos enfants vous observent et ces choses sont absorbées et restent ancrées profondément. Et elles restent là, pour toujours.

Je pense que vous avez tendance à écrire sur des choses que vous essayez de résoudre. Je pense que vous essayez d’écrire sur des choses que vous ne comprenez pas, que vous voulez comprendre. Alors, vous travaillez sur quelque chose pour vous aider à comprendre quelle était la signification de tout ça: ''Qui étiez-vous ?'' ''Qui était-il ?'' C’est ce que fait l’écriture en grande partie: elle provient de ce feu particulier. Je pense que ce sont les choses que vous portez en vous et que vous essayez constamment de contextualiser et de leur donner un sens. J’ai fait beaucoup de ces choses à travers l’écriture et autres.

Ma mère était une personne très constante, c’était quelqu’un qui... Nous avions une relation qui était... Je ne sais pas, une relation plus facile à comprendre, une relation nourricière, avec de la foi, un soutien, une relation qui m’apportait beaucoup d’amour. C’était une chose sur laquelle j’ai évité d’écrire. Je pense qu’écrire une chanson rock sur votre mère... C’est plus facile d’écrire une chanson rock sur votre père.

Parce que cette relation sort plus du lot, c’est plus un cri de rage ?

C’est de la colère, de la rébellion, elle parle de rébellion... Ce thème s’intègre plus dans les émotions qui sont souvent évoquées dans le rock. Vous voyez des chansons parlant de la mère dans la musique gospel. Il y avait, à une époque, un chœur de gospel qui s’appelait The Mother Lovers. Je pense que les musiciens de country utilisent souvent ce thème: Mother Tried de Merle Haggard... Et on le voit beaucoup plus dans la musique rap.

Cette chanson était une drôle de chose. C’était certainement l’une des chansons les plus autobiographiques que j’ai jamais écrite. Elle était très détaillée, très spécifique, décrite instant par instant. Ce moment-là, c’est comme si vous ne saviez pas quand il est devenu un moment crucial. Être devant ce magasin de musique avec quelqu’un qui va faire tout ce qu’elle peut pour vous offrir ce dont vous aviez besoin ce soir-là, ce jour-là, et sans la moindre expression sur son visage disant que vous deviez en tirer quelque chose. C’était simplement ce dont vous aviez besoin, ce que vous désiriez à ce moment-là. C’était un grand sacrifice de sa part, c’était 60 $, mais c’était de l’argent emprunté à la banque. Et donc, j’ai finalement écrit une chanson là-dessus. Je la lui ai donnée il y a longtemps, mais c’est la première fois qu’elle sort sur un disque.

Qu’est-ce qu’elle a dit quand elle l’a entendue ?

Elle l’a bien aimée.

Je suis sûr qu’elle l’a aimée...

Elle a dit: ''Il était temps !'' ou un truc de ce genre...

Permettez-moi, pour quelques minutes, de continuer à vous poser des questions sur la famille parce que vous avez dit une fois: ''Les deux choses les plus détestées à la maison, c’était moi et ma guitare. Votre mère vous a offert la guitare et à la fin, vous et votre père, vous êtes retrouvés, vous vous êtes réunis et il vous a aidé à comprendre ce que c'est d'être un père pour un fils.

Et bien, vous apprenez... Vous n’apprenez pas seulement les bonnes choses qu’on vous apprend. Vous apprenez de vos mauvaises expériences et c'est ainsi que les choses avancent, tout simplement. Nous intériorisons tout et le portons en nous. Et notre tâche est de faire le tri parmi ces choses. En faisant ce tri, nous honorons de cette façon nos parents, et honorons les gens qui nous ont appris des choses, en frayant notre propre chemin et notre propre route à travers les choses qu’ils nous ont transmises. A la fois les bonnes choses et les mauvaises. C'est essentiel, c’est comme ça que vous vous trouvez et que vous trouvez votre place dans le monde. Vous apprenez peu à peu, c’est toute une leçon.

Avec mon fils, j’ai essayé d’être patient, de ne pas faire d’erreurs et d’être présent mais je pense aussi qu’il faut essayer de respecter leurs volontés, leurs volontés profondes, leurs désirs profonds. S’ils s’intéressent à quelque chose, il faut encourager cet intérêt parce que vous ne savez pas ce que ce moment pourrait leur apporter dix ou quinze ans plus tard. J’ai lu, une fois, une nouvelle sur un petit garçon qui allait pêcher tous les samedis avec son oncle. Sa maman pensait qu’ils allaient juste à la pêche. Mais pour moi, c’était un travail artistique permanent qui était en construction dans ma tête et je l’ai porté en moi toute ma vie. Et quand je repense à certaines choses 30 ans plus tard, un événement mineur auquel vous penserez quand ils mourront, sur leur lit de mort, un événement mineur qui n’avait pas de signification apparente à l'époque où il s'est produit, ces petites choses sont l’essence-même de ce qu’est cette relation. Je crois que quand vous parlez à vos enfants, vous devez toujours être conscient de ce moment, d’une certaine façon. Juste une façon de communiquer au quotidien. J’ai essayé, j’ai essayé de le faire au mieux.

****

Vous savez pourquoi vous avez ce "talent de génie" ?

(Rires) Je vais vous embaucher...

Non, non pas pour écrire des chansons ! Je veux dire VOUS, pas moi. Ce que vous avez fait...

Je ne crois pas avoir...

Je parle de cette capacité à écrire une chanson qui soit profonde, qui comprenne les choses et qui résonne. Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas appris ça à l’école, vous n’aviez personne pour vous apprendre ça... Vous vous êtes tout simplement assis et vous avez écrit ces choses.

Et bien... Il y avait beaucoup de professeurs ! Premièrement, je ne pensais pas avoir un grand talent pour ça. Je pensais être quelqu’un qui allait devoir travailler bien plus dur que le mec d’à côté pour formuler mes propres idées, et mes propres visions, et c’est ce que j’ai fait. Quand j’étais gosse, j’ai travaillé bien plus dur que n’importe qui. Je passais des heures dans ma chambre tous les soirs. Quand il fallait danser, j’étais le mec debout, les bras croisés, qui passait toute la soirée devant le guitariste. Donc, j’ai toujours eu le sentiment que j’allais devoir travailler très dur pour bien faire.

Et le reste est, je crois, de la psychologie: quelle personne êtes-vous ? Êtes-vous quelqu’un qui observe ? Êtes-vous quelqu’un qui s’implique et qui réagit immédiatement ? Ou êtes-vous un observateur et vous mettez-vous en retrait pour observer ? Ma nature a toujours été de me mettre en retrait et j’ai observé comment les choses étaient liées entre elles, j'ai observé ce qui se passait autour de moi. J’ai peut-être eu trop peur de m’impliquer... Je ne savais pas m’impliquer. Alors, l’observation fait partie de ma psychologie et je pense que c'est un aspect qui a beaucoup à voir avec les gens qui finissent par écrire, ou qui prennent leurs propres pensées pour, en un sens, les formuler. C’est habituellement le résultat d’une variété de dysfonctionnements que vous êtes arrivé à transformer en quelque chose de positif et de créatif, plutôt qu’en quelque chose de destructif. Et c'est donc sorti de ce besoin de s’en sortir du mieux possible. Je pense qu’il était plus facile pour moi d’observer quelque chose quand vous écrivez et particulièrement pour toutes sortes de petits détails. C'est très utile. Je pense qu’une partie m’est venue naturellement, mais j’ai aussi travaillé très dur.

Ce premier album, comme je l’ai dit, a commencé avec John Hammond: vous êtes allé chez CBS et vous êtes arrivé, et on vous a demandé de chanter quelque chose, comme trois chansons.

Non. C’était durant une après-midi. J’y suis allé en bus du New Jersey et je ne savais pas combien de chansons j’allais jouer. Je pensais qu’on me dirait “une chanson fera l'affaire”. Je n’étais sûr de rien.

Vous ne saviez pas à quoi vous attendre ?

J’avais une grande confiance en moi. J’étais assez arrogant parce que j’avais eu pas mal de succès, pas un immense succès, mais j’avais un groupe. Nous jouions localement devant deux ou trois mille personnes. Nous avons attiré beaucoup de gens à un moment donné et il n’y avait pas de disque, rien d’autre. Je savais déjà ce que c’était que de jouer devant des milliers de gens.

Et vous saviez que vous faisiez quelque chose de bien ?

Oui. Quelqu’un m'a dit “Je vous ai entendu, vous êtes bon”. J’ai entendu les mecs à la radio et je me suis dit, “Je suis aussi bon que certains de ces mecs”. Alors, j’y suis allé avec une certaine assurance, mais en même temps, vous ne savez pas ce qui va se passer finalement. C’est un des plus grands personnages du monde de la musique.

C’est l’homme qui a découvert Bob Dylan...

Oui. Je suis entré dans la pièce et je ne savais pas qu’elle allait être sa réaction. Mais j’ai joué deux ou trois chansons...

Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Il a dit “Vous allez signer chez Columbia Records” . C’est la première chose qu’il a dite.

Pas stupide sur ce coup-là, Monsieur Hammond !

Cette phrase a beaucoup soulagé la tension que je portais en moi, vous savez.

Et vous, vous avez dit,On va pouvoir s’entendre. Il y a un sous-sol dans ce bâtiment pour jouer...''

Mais je me souviendrai toujours de ce grand sourire parce que je baissais les yeux quand je jouais. J’essayais de ne pas lever les yeux. je ne voulais pas... Puis, j’ai finalement joué une chanson. Je crois que c’était Saint In The City. J’ai levé les yeux et il m’a dit “Vous allez signer chez Columbia Records”... Il était comme ça. Il avait cet enthousiasme débordant pour toutes sortes de musique. J’allais chez lui et il me faisait écouter du jazz, il me faisait écouter toutes sortes de musique différente.

Un professeur pour vous ?

Oui. Il avait cet enthousiasme infini pour tout ce qu’il trouvait excitant, tout simplement.

Mais à vos débuts, n’a-t-on pas essayé de faire de vous une sorte de Bob Dylan ?

J’ai probablement un peu contribué à ça.

De quelle façon ?

Bob Dylan était une grande influence à cette époque de ma vie, et il est toujours un de mes grands héros. Donc, je comprends ce que vous dites. Je pense qu’au moment où je suis arrivé, il y avait toutes ces connections évidentes dans ma musique. J’écrivais beaucoup de textes, et ma voix était assez rauque. Et physiquement, j’étais mince. Ce phénomène arrive à tous les artistes. Vous voudriez présenter au public quelque chose que vous n’avez jamais entendu, que vous n’avez jamais vu. Je suppose qu’ils essayaient d’établir des connections. C’était drôle à l’époque.

Ma première séance photo a eu lieu à New York et c’était la première fois que quelqu’un allait essayer de gérer ma vie, d’une certaine façon. Et si je ne faisais pas attention, ils allaient aussi gérer mon identité. C’était quelque chose qui me faisait très peur. C’est pourquoi, un jour, en marchant le long du boardwalk, j’ai pris une carte postale d’un présentoir d’une boutique de cadeaux et j’ai dit, “Je veux que ce soit la pochette de l’album'', parce que je viens du New Jersey. C’était une façon de dire...

C’était l’album Greetings From Asbury Park ?

Oui, c’était une carte postale.

Et vous avez dit, ''Voilà la pochette?

Et bien, oui. J’ai dit, “J’aimerais que ce soit la pochette” (rires)

Et qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Ils ont dit, ''Ok''.

Et ce fut tout ?

Ils ont dit ''Ok''. C’était formidable et c’était anodin. Je crois que, ce que j’ai trouvé avec les maisons de disques en général, c'est que si vous savez ce que vous voulez faire et que vous êtes sûr de ce que vous voulez faire, très souvent il y a quelqu’un qui vous dira, “Cette idée a l'air bonne”. Ils vous écouteront. Je me souviens avoir été choqué par la facilité de la chose. J’ai dit, “Woaw, cette carte postale sera la pochette de mon album”.

(Rires) Oui...

Mais c’était important. Parce que premièrement, je venais du New Jersey et j’avais le sentiment que c’était beaucoup lié à la musique que j’écrivais. Et puis cette pochette allait me permettre d’être moi-même. Elle allait me différencier des autres artistes présents à l’époque. C’est toujours un combat à vos débuts: comment soutenir, maintenir et garder son identité, et ce que vous voulez être... Car ça peut partir dans beaucoup de directions différentes.

Combien... Que devez-vous à Dylan ? Ce que je veux dire, c’est quelle est le lien entre vous et Dylan ? Comme le voyez-vous en dehors du fait que vous êtes tous les deux auteurs-compositeurs, en dehors du fait que vous semblez écrire de manière plus poétique que vos contemporains, et qu’il y avait une substance sur ce que vous avez écrit. Et puis vous aviez tous les deux l’air maigre, affamé et sombre...

J’avais 15 ans et j’avais Highway 61 sur mon électrophone mono, le soir dans ma chambre, et je l’ai écouté mille fois. C’est tout simplement une de ces dettes que l’on ne peut jamais rembourser. C’est tout.

Mais vous ressentez ce lien ?

Oui. Je suis grandement impliqué dans sa musique, comme n’importe quel fan. Je l’ai toujours été.

Plus avec Dylan qu’avec quelqu’un d’autre ?

J’aimais toutes sortes de musique. Je pense qu’il a vraiment été important dans la mesure où il a inséré dans l’écriture de ses chansons beaucoup de thèmes et de sujets différents, et des sujets sérieux qui n’avaient pas souvent fait partie du monde de la pop music jusque-là. Et m’aventurer sur cette route m'intéressait.

Quand vous regardez n’importe quelle personne faisant ce genre de choses, je pense à What’s Going On de Marvin Gaye, je pense à Public Enemy. Vous remontez probablement à ce moment où vous pouvez chantez sur ça et passer à la radio. Et les gens vont accrocher et essayer d’y donner un sens. Il a donc été une grande, grande influence. Mais je pense que le premier, c’est évidemment Elvis.

Pourquoi Elvis ?

J’étais jeune et ma mère le regardait à la télé. J’avais 9 ans et j’ai reçu un choc. Je suis resté là. Il y a eu ce choc, une prise de conscience, même si j’étais très jeune. Et peut-être aussi que ça avait l’air bien amusant.

Je comprends...

Comment fait-on ça ? Et puis, j’ai aussi beaucoup puisé dans tout ce que j’écoutais. J’aimais ces groupes qui n'ont fait qu'un tube, ces groupes de rock qui n’ont fait qu’un tube, des groupes qu'on entendait qu'une seule fois et qu’on ne revoyait plus jamais. Comme The Music Machine (1), qui ont sorti un disque qui était essentiel. Et une partie de ce que j’ai fait, c'est je voulais avoir de ces éléments en quantité dans ma musique, du non-sens tout simplement et de l’amusement et faire le clown sur scène. Je voulais que tous ces albums soient, d’une façon ou d’une autre, dans ma musique. Donc, j’ai été influencé. Mais, en fait, tout ce que j’ai entendu pendant ma carrière a eu beaucoup d’influence.

Vous avez raconté à Ed Bradley cette histoire quand vous êtes allé voir Elvis et que vous avez essayé d’entrer dans sa propriété (Springsteen: oui !), vous avez escaladé le mur de Graceland et ditJe veux voir Elviset ils ont ditQui êtes-vous ?”, et vous avez ditJe suis sur la couverture de Time et de Newsweek. Je suis Bruce Springsteen”. Et ils vous ont dit Cassez-vous d’ici !”.

Oui et personne ne m’a cru. Je disais des bêtises apparemment. C’est la seule fois où j’ai sorti cet argument. J’ai toujours été très gêné par ce truc, mais je crois que cette nuit-là , je devais utiliser tout ce que j’avais. J’ai dit “Monsieur”, et j’ai sorti tout ce qui me passait par la tête pour pouvoir franchir cette porte.

Pourquoi vouliez-vous voir Elvis ?

C’est une bonne question. J’étais un grand fan, tout simplement.



****

Est-ce que les chansons sont devenues plus politiques avec le temps ?

Dans ma musique ? Je ne sais pas. A cause de ce que j’ai écrit, je crois que ma musique a toujours eu des implications politiques. Je suppose que cet état de fait provient à l’origine de ma vie de famille et de l’expérience vécue en grandissant... ma relation avec mon père. Comprendre et essayer de comprendre le concept du travail et le rôle central qu’a le travail dans notre vie. J’ai eu deux exemples très différents: la relation de ma mère par rapport au travail était joyeuse. Elle était très contente et elle a procuré de la stabilité à la famille. Ce que le travail lui a apporté, c’est toute une façon de se comporter. Vous vous levez le matin à une certaine heure, vous vous lavez, vous vous habillez. Vous vous préparez à aller travailler et vous descendez la rue et vous êtes là, à un moment précis de la journée, vous parlez à vos collègues. Tout cette démarche contribue beaucoup à votre vie sociale, à votre vie professionnelle, et à votre place dans le monde. Vous savez que vous faites quelque chose qui a un but. Il y a une raison pour laquelle vous y êtes, à part pour nourrir votre famille. Vous faites partie du tissu social, vous êtes ce qui fait tenir le monde, vous êtes ce qui fait tenir votre ville, vous êtes ce qui fait tenir votre famille. J’ai toujours accepté le travail avec une grande fierté et une grande force, une énorme force. Le travail apporte un très grand réconfort à un enfant. Il a un sens, je le comprends.

Mon père a eu une expérience différente. Son travail lui procurait une certaine douleur. Il a perdu son audition quand il travaillait dans une usine de plastique. Il a perdu une grande partie de son audition. Il a galéré pour trouver du travail et aller au travail. Cette discipline que le travail apporte n’avait pas une grande place dans sa vie, et c'était douloureux pour tout le monde. Le travail est essentiel, il est central dans notre façon de vivre, dans la façon dont nous percevons la personne que nous sommes et l’endroit où nous vivons. Donc, j’en ai vu les deux côtés. J’ai vu ce qu’il se passait quand il n’est pas présent. Il y a de la douleur, de la colère, ancrée profondément. Une force destructrice. Vous dépérissez, vous ne savez pas où vous allez, ou qui vous êtes et vous vous en prenez aux gens que vous aimez, ce n’est pas quelque chose que vous voulez faire mais c’est ainsi. Alors, c’est sur ces choses-là que j’ai écrit et c’était vraiment important.

C’est la seule chose sur laquelle j’ai écrit toute ma vie: cette idée fondamentale, l’importance de cette idée dans la société. Le prix à payer pour ne pas subvenir aux besoins de sa famille, quand les gens ne sont pas capables de prendre soin de leur famille, d’avoir un travail productif. Cette profanation de soi-même et la vie dans une société qui ne vous fournit pas l’aide nécessaire. Tout s’est développé à partir de ces choses-là, de mon expérience et du fait que j’ai essayé de donner un sens à mon expérience. Je n’ai pas grandi dans une famille politisée. Je n’avais pas d’idéologie particulière, je n'étais pas une personne particulièrement politisée, compte tenu du milieu d’où je venais. Mais j’avais besoin, je voulais écrire sur ces choses-là parce que, pour moi, elles étaient essentielles. Une grande partie de ma musique s’est, au fil des années, développée à partir de cet endroit-là, et continue à se développer jusqu’à ce jour.

Et c'est en partie, je suppose, la raison pour laquelle vous vous êtes senti insulté quand la campagne électorale de Reagan a utilisé Born In The USA ?

Je pensais qu’il faisait du mal aux travailleurs, et le problème ne concernait pas la chanson Born In The USA. Il m’a mentionné dans un discours, à un certain moment. Les hommes politiques à cette époque-là s’accaparaient de tout ce qui était américain et ma musique étant américaine... Mais je pensais que leur politique était destructrice. Je pensais qu’ils contribuaient au désespoir présent, et c'est toujours la même chose aujourd’hui. J'ai été furieux et ça m’a fait beaucoup réfléchir sur la façon de communiquer ce que j’avais à communiquer.

Vous avez toujours le même rapport à ces idées, quand votre vie est si différente aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque ? Quand vous avez de grandes joies: une femme, des enfants, des ressources financières ? Est-ce que le rapport profond à ces idées n’est pas différent ? Ces sentiments, ces émotions ...

Je comprends ce que vous dites. En fait, je pense qu’on écrit à partir de toute son expérience: ces choses sur lesquelles j’ai été poussé à écrire et sur lesquelles j'écris toujours aujourd’hui. J’ai eu de la chance. J’ai pu me construire une vraie vie à partir de tout ça, pour moi-même, pour ma famille et j'ai pu avoir un travail productif. Mais j’ai eu une longue histoire. Dès l’âge de 16 ans, j’ai été plongé dans tout ça et quiconque ayant reçu des coups de pieds, ou vu des gens en prendre, ça ne s’oublie pas...

Vous écrivez tous les jours, fréquemment ?

J’aimerais bien. Parfois, je traverse une longue période où je n’écris rien.

Parce que vous n’en avez pas envie ?

Parce que je n’ai pas d’idée... (rires)

Pas d’idée ou d'émotions qui vous incitent à écrire ?

Je n’ai pas d’idée ou ce que j’ai est en gestation. C’est difficile à croire mais je pense que j’ai traversé de longues périodes sans écrire grand chose. J’ai traversé des périodes très difficiles, où je me suis forcé à écrire. Je crois que ce qui se passe, c’est que vous y entrez et que vous en sortez. Il y a juste des veines différentes. Vous êtes une sorte de mineur. Vous êtes là, en bas, à piocher et vous trouvez une veine et vous l’exploitez pendant longtemps. Puis elle risque de se tarir et vous passez alors à autre chose. J’ai écrit sur beaucoup de choses différentes. Au départ, et jusqu’en 1985, mon travail avait des implications sociales. Puis, j’ai beaucoup écrit sur la vie familiale et...

Et les relations ?

Et les relations... Et je suis revenu à mon écriture initiale avec The Ghost Of Tom Joad, quand j’ai redécouvert cet endroit en moi.

Quelle a été la motivation pour Tom Joad ?

Hum, l'histoire a commencé avec Streets Of Philadelphia, quand Jonathan Demme m’a appelé et m’a dit qu’il faisait un film et qu’il voulait une chanson pour ce film. Je savais de quoi parlait le film, j’avais lu un peu le script et je lui ai dit que j’allais faire un essai. Donc, il m’a tiré à nouveau vers ce genre d’écriture, simplement en me le demandant.

Ce travail signifiait écrire des chansons pour des films ?

Non. Ce n’était pas probablement des chansons qui parlaient essentiellement de relations mais qui, d’une certaine façon, ont une compassion sociale. Il m’a téléphoné et m’a mis dans la course. Et une fois fait, j’y ai trouvé une grande satisfaction. J’ai aussi eu le sentiment que je n’avais pas vraiment écrit directement sur ces choses-là depuis une décennie et j’ai eu ce sentiment de fraîcheur. Je vivais en Californie depuis un moment et je lisais dans les journaux toute sorte d’histoires différentes et je traversais Central Valley, pour rendre visite à mes parents qui vivaient plus au nord. J’ai vu beaucoup d’histoires similaires, jouées de différentes façons, et tout à coup c'est quelque chose sur lequel j’ai vraiment voulu écrire. Et à travers cette écriture, retrouver cet endroit en moi.

C’est vraiment ainsi que la chanson Tom Joad a vu le jour. En se posant des questions à soi-même. Vous savez, j’ai reçu un coup de film d’un metteur en scène qui est un de mes amis et il plaisante toujours. “Hé, je viens d’écrire O’ Brother Where Are Thou ?” (2). C’est comme cette scène de Preston Sturges dans Les Voyages De Sullivan (3). Quand il vient me voir, il veut faire ces choses folles de 1939, mais il veut aussi faire O' Brother Where Art Thou ?. C’était juste un dialogue que j’avais avec moi-même. C’était la continuité de ces problèmes, ces problèmes de société urgents à mes yeux. J’étais intéressé à renouer avec ces choses-là et à renouer avec cette partie de moi-même qui avait écrit sur ces choses-là .

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Où en êtes-vous par rapport à ce que vous voulez faire ? Je veux dire que cette chose (Charlie Rose montre le coffret Tracks) est d’une certaine manière une alternative à ce que nous avons vu. Et nous voyons les choses que vous aviez dans la tête quand vous avez écrit d’autres choses et qui n’ont pas été inclues, pour une raison ou une autre. Sur quoi voulez-vous écrire maintenant ? Sur quoi écrivez-vous en ce moment ?

Hum... Je suppose qu’en ce moment, je fais de la musique acoustique, essentiellement. Comme une extension à la musique écrite pour Tom Joad.

Vous aimez ça, n’est-ce pas ?

Disons que ce sont juste des choses que me fascinent davantage en ce moment. Ce sont ce que les histoires racontent. C’est ce qui vous vient en tête à un moment donné. Mais en même temps, je travaille sur de la musique électrique. Je fais beaucoup de choses différentes. En ce moment, je n’ai pas encore décidé de ce que je vais faire par la suite. J’attends de voir ce qui se présente et j’essaierai de faire de mon mieux. En fait, les six ou sept derniers mois, il y a eu tout ce travail de réflexion pour le livre.

Le livre est, regardez-moi ça, Songs (Charlie Rose montre le livre). C’est un livre sur toutes les chansons que vous avez écrites...

Oui, toutes les chansons sorties officiellement, pas celles de ce coffret. J’ai donc passé beaucoup de temps récemment sur ce livre. Avant, je travaillais sur du nouveau matériel et je vais m’y remettre. Je ne sais pas encore ce que le résultat va donner.

Oui, mais il est intéressant de savoir, en les revisitant, ce que vous alliez finir par penser de toutes ces chansons, et en regardant toutes ces photos extraordinaires qui sont dans ce livre. Ça doit provoquer quelque chose dans votre esprit. Ce que je veux dire par là, c'est que si vous regardez un artiste qui est en train de faire un travail rétrospectif sur son œuvre, ce travail doit vous donner quelques idées - ou de nouvelles idées - sur la personne que vous êtes ou le lieu où vous voulez aller.

Oui...

Et ce travail vous fait reprendre contact avec vos racines. Parfois, vous partez en tournée et vous bougez si rapidement que vous en oubliez où vous êtes allé...

Oui. En fait, c’est un des aspects que j’ai aimé dans ce travail. C’est sorti d’une période assez calme dans la mesure où la musique acoustique est calme. Alors que la majorité de ma vie d’artiste était physique, dans la mesure où la musique était physique. Nous jouions fort et c’est probablement ce dont les gens se souviennent le plus, ces concerts intenses...

Comme celui que nous avons vu sur la vidéo de Born To Run ?

Oui. Je pense que revisiter son répertoire et faire toutes sortes de musique étaient l’essence de ce que j’ai fait et qui a fait partie de ce que je faisais. J’ai ressenti quelque chose qui m’a fait retrouver ce sentiment particulier et c’est que je veux faire en ce moment. J’aimerais faire quelque chose qui serait plus fort ou plus physique.

Une tournée ?

Hum, je ne sais pas... Je vais peut-être profiter de ces sorties pendant un an. Comme je l’ai dit plusieurs fois, je n’ai aucun projet de tournée en ce moment.

Mais vous voulez le faire, au plus profond de vous-même, vous voulez le faire ?

(Rires) J’aime jouer, vous savez...

Parce que vous voudriez rejouer avec puissance. Vous avez été silencieux, vous voudriez rejouer fort. En regardant cette vidéo de Born To Run, vous devez vous dire, ''C’est maintenant !''.

J’ai toujours aimé jouer live avec le groupe et j'ai toujours aimé cet aspect immédiat. C’est quelque chose que j’aime beaucoup faire.

Est-ce que le E Street Band est prêt et attend votre coup de téléphone ?

Je ne sais pas s’ils sont assis là, à m’attendre. Ils ont tous leur propre vie. Garry est à Nashville où il est producteur. Il a produit de grands albums à Nashville. Clarence est en Floride. Je l’ai vu il y a quinze jours et Steve travaille sur une série télévisée. Il fait l’acteur. Nils fait sa propre tournée. Roy produit des disques en Californie. Ils ont tous des enfants maintenant. La situation est différente par rapport à ce qu’elle était il y a 10 ans. Quand vous nous avez vus, aucun ou très peu d’entre nous avions de jeunes enfants. Les membres du groupe sont partis pour se construire des vies différentes. Je pense que nous avons vécu des moments fantastiques. C’est une relation à vie .

Vous allez le faire, vous allez le faire...

(Rires)

Vous ne gênerez pas les Stones.

Oui, mais c’est...

Il faudrait une seconde, une seconde pour réunir le E Street Band. Vous prenez le téléphone ce soir et vous appelez la Floride, et vous appelez Steve. Il est où Steve ? A Hollywood ?

Il est dans le coin, tout près d’ici, j’en suis certain.

Il pourrait entendre le son de votre voix:Amène-toi!et vous pourriez rassembler tout le monde. Je suis sûr qu’il va nous regarder ce soir.

Il m’a dit qu’il allait le faire.

Il vous a dit quoi ? Qu’il nous regarderait ? Alors, qu’est-ce que vous lui dites ? Il vous regarde. Ils adoreraient ça, n’est-ce pas ?

Je pense que oui.

Alors, pourquoi n’annoncez-vous pas une nouvelle tournée pendant mon émission. Allez !!

Vous êtes malin !

Mais c’est le soir idéal pour utiliser mon émission. C’est une occasion de direOui !

Nous en avons discuté pendant des années et si j’avais un projet dans lequel j’étais engagé, je dirais oui. Mais je déteste m’impliquer dans quelque chose et ne pas être sûr que ce projet prenne forme. Et tout le monde est déçu, moi y compris.

Je vois exactement ce que vous voulez dire...

Moi aussi. (rires)

Qu’est-ce que le E Street Band a représenté pour vous ?

La chose fondamentale est que nous avons fait une chose inhabituelle. Et je ne crois pas que ce genre de chose existait avant nous, dans la mesure où ils m’ont permis de communiquer. Et puis, je dirais qu’ils ont agrandi les frontières et les pouvoirs de la musique. Par leur présence et leur intensité, ils m’ont permis, chaque soir, de mobiliser la notion de communauté, la notion d’amitié. Quand les gens venaient nous voir, ils se sont investis, car ils se voyaient eux-mêmes. Ce sont mes amis, mon meilleur ami et le gars d’à côté. Ce que je voulais créer, c’était quelque chose d’important. Je voulais créer cette communauté sur scène. C’est une partie essentielle de ce que je communique et que je n’aurais pas pu faire sans leur constance, leur dévouement et leur présence. Ils me donnaient de l’énergie, soir après soir.

Clarence est toujours une source éternelle d’énergie et d’humeur positives. Il me manquait une relation. Quand nous nous sommes rencontrés à Asbury Park, ce premier soir, nous avons pris une autre dimension ensemble. Quelque chose a semblé différent. Et puis, combien de personnes rencontrés à l'âge de 18 ou 19 ans font toujours partie de vos connaissances ? Et avec lesquelles vous avez gardé cette relation à travers les bons et les mauvais moments ? Ils sont une partie essentielle de votre âme, de ce que vous faites. C’est quelque chose. Ils ont pris ma musique et l’ont rendue actuelle et réelle, soir après soir. Ils ont joué les rôles de tous les personnages sur lesquels j’ai écrit dans mes chansons. Des relations essentielles... Cette partie de ma famille est la relation la plus importante de ma vie.

Est-ce qu’ils devraient être inclus au Rock & Roll Hall of Fame ?

Je pense qu’ils devraient absolument être intronisés au Rock & Roll Hall Of Fame. Le Hall Of Fame doit trouver un mécanisme qui honore les musiciens, les plus grands musiciens, que ce soit Billy Black ou Scotty Moore ou D.J. Fontana, qui étaient présents aux Sun Sessions (4).

J’ai été très fier d’avoir signé un contrat en tant qu’artiste solo. J’étais très fier de mon indépendance. J’ai construit ma carrière d’une façon très personnelle et cette singularité, cette voix unique est ce qui donne à ma musique cette cohérence depuis 25 ans. C’est ce qui m’a permis de jouer cette histoire. Mais je n’aurais pas pu réaliser ce que j’ai fait sans mon groupe. Ils étaient la réalisation vivante de beaucoup de ces idées et je pense que le Hall Of Fame devrait trouver un mécanisme qui permette d'honorer les musiciens de cette manière.

Voici Tracks de Bruce Springsteen. Voici Songs. Je ne peux vous dire combien je suis content que vous soyez ici.

Merci. J’ai passé un excellent moment. J’ai souvent vu votre émission et c’est bien de finalement s’asseoir ici à cette table, près de vous.

Vous allez nous jouer quelque chose ?

Oui, je vais chanter une chanson.

Et bien oui, chantez-nous quelques chansons. Je vous remercie beaucoup.

Merci. J’apprécie.

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--- BORN IN THE USA (acoustic) ---

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NOTES

(1) The Music Machine est un groupe de rock américain des années 1960, principalement connu pour la chanson Talk Talk, qui atteint la quinzième place des hit-parades en 1966.

(2) O' Brother (O Brother, Where Art Thou ?, 2000) est une comédie américaine écrite par les frères Joel et Ethan Coen et réalisée par Joel Coen, avec George Clooney et John Turturro.

(3) Les Voyages de Sullivan (Sullivan's Travels, 1941) est une comédie américaine réalisée par Preston Sturges, avec Veronica Lake et Joel McCrea.

(4) Le guitariste Scotty Moore, le (contre)bassiste Bill Black et le batteur D.J. Fontana étaient les premiers musiciens à accompagner le jeune Elvis Presley, lors de ses premiers enregistrements au Sun Studios de Memphis en 1954.

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