Billboard, 30 novembre 2009

Bruce Springsteen: Questions & Réponses



Le Boss se penche sur sa tournée marathon avec le E Street Band et sur ce qui a fini par devenir la décennie la plus active de ses 35 années de carrière: ''C'est simplement un des chapitres les plus délicieux de tout notre temps passé ensemble''.

par Ray Waddell, Nashville

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C'est une soirée calme et fraîche de novembre à Nashville, Tennessee, et Bruce Springsteen sait où il se trouve, bon sang !

Il y a quelques jours, Springsteen a commis ce qu'il a appelé ''le cauchemar de tout homme public'' en confondant, dans un cri lancé sur scène, le Michigan avec son voisin et rival l’Ohio. Mais si Springsteen se trompe parfois sur la ville ou l'État où il serait censé se trouver pour jouer avec force, c'est compréhensible.

Depuis 2007, Springsteen et son titanesque E Street Band sont pris dans la course apparemment sans fin d'une tournée mondiale, traversée par deux albums, des apparitions à la fois au Super Bowl et à l'inauguration présidentielle, des apparitions pour la première fois dans des festivals importants, et un calendrier chargé d'autres étapes majeures. Même pour un artiste qui a en grande partie construit sa carrière sur des spectacles épiques, Springsteen et les E Streeters ont cependant réussi à passer une autre vitesse, à ce stade de leur carrière légendaire.
 
De la même manière, Springsteen a été exceptionnellement prolifique en studio, sortant des albums de nouvelles compositions en 2007 (Magic) et cette année (Working On A Dream), pendant qu'au même moment, en signe de reconnaissance vis-à-vis de ses albums à succès du passé, il jouait en concert la totalité d’enregistrements devenus classiques. Durant cette soirée à Nashville, son album de 1975 qui l'a révélé, Born To Run, aura droit à un traitement live pour un effet sensationnel.
 
Dans sa loge du Sommet Center – quatre soirs avant que son périple marathon ne se termine à Buffalo, New York – Springsteen semble être tout sauf épuisé, mais il reste plutôt enthousiaste sur son propre avenir et celui de son E Street Band. Ce qui inquiète le plus le Boss est son spectacle imminent, cassant la baraque une nouvelle fois alors qu'il fait des roulades devant ce train lancé à toute vitesse. Et c'est ce que fera Bruce, assurant à la foule extatique qu'il sait qu'il se trouve à Nashville et qu'il est enchanté d'être là.

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Ces deux dernières années ont été, pour vous, assez exceptionnelles en terme de productivité, à la fois sur scène et en studio.

Nous en parlions l'autre jour et on s'est dit, ''Je ne sais pas si nous avons été aussi actifs depuis 1985, ou jamais''. C'est juste ainsi que les choses fonctionnent. Nous avons planifié certaines de ces choses, et d'autres sont arrivées comme ça. J'ai été prolifique avec mon écriture, ainsi j’ai pu présenter un peu plus de musique sur scène, chose que j'ai toujours voulu faire. J'ai trouvé que la cinquantaine a été pour moi très, très fructueuse. Les chansons me sont venues – je ne veux pas dire facilement, mais elles sont arrivées dans un flot continu. Il y avait beaucoup de choses sur lesquelles je voulais écrire, ce qui a nous a donc permis d'enregistrer, et puis de soutenir la musique par une tournée.
 
Avec la fin de ces spectacles, nous arrivons à la fin d'un projet s'étalant sur 10 ans qui était véritablement un énorme renouvellement de la puissance, de la force et du service que, j'espère, notre groupe offre. Il y a 10 ans, je n'étais pas vraiment sûr de savoir si j'écrivais dans un style qui collait encore au groupe, je n'étais pas vraiment sûr de savoir comment nous fonctionnions en tant qu'unité, et de voir qu'en quelque sorte tout cet ensemble a tant de vitalité et tant de puissance, c'est simplement un des chapitres les plus délicieux de tout notre temps passé ensemble.

La productivité est remarquable: avant Working On A Dream (2009) et Magic (2007), il y a eu The Rising (2002), Devils & Dust (2005) et We Shall Overcome: The Seeger Sessions (2006), plus un Greatest Hits. Gamin, je me souviens avoir attendu trois ans pour Darkness On The Edge Of Town (1978). Pourquoi être si prolifique ?
 
En se penchant en arrière, j'étais très intéressé à modeler ce que j’allais faire et ce que je voulais être. Pour chaque disque que nous avons sorti, il y avait un disque que je n’ai pas sorti. J'étais très prudent et je voulais que mes disques aient de très fortes identités et ne parlent que d'une chose précise. Ce qui est appréciable concernant notre situation actuelle, c’est que les règles sont moins nombreuses et plus souples. Il y a eu cet immense groupe folk avec lequel j'ai fait une tournée et enregistré, et c'était une expérience merveilleuse. Je suis parti en tournée tout seul et j'ai aimé ça, et j'ai le E Street Band à sa puissance maximale. Je peux faire toutes ces choses aujourd'hui et enregistrer vraiment toute sorte de musique qui me passe par la tête. La personne que vous êtes et les choses que vous faites sont déjà établies, vous n'avez donc pas ces inquiétudes sur votre identité, des inquiétudes que vous aviez à cette époque-là.

Vous avez donc eu moins de retenue et vous vous êtes simplement libéré ?
 
Oui, et votre art s'améliore. Vous devenez meilleur pour discerner vos bonnes chansons de vos moins bonnes chansons. Le processus d'écriture est plus court car vous épurez plus encore ce que vous conservez et ce que vous enlevez. Vous êtes capable d'accomplir plus de travail en un temps réduit, sans en affecter du tout la qualité.

Mais une tournée reste une tournée. Depuis octobre 2007 vous avez été tête d'affiche de 171 shows, avec plus de 4 millions de personnes dans le public. Près de 10 millions de fans vous ont vu au cours de cette décennie. Pourquoi travailler si dur sur la route pendant si longtemps ?
 
Je ne peux pas dire que je considère cette expérience comme une routine. Évidemment vous passez votre temps dans les avions et vous êtes sur la route, mais j'aime vraiment les gens avec qui je le fais. J'aime être avec eux sur scène et en dehors, j'apprécie le temps que nous passons à voyager ensemble, et j'apprécie le travail que nous accomplissons. Et je me sens privilégié d'avoir le public que j'ai et d'être capable de faire ce que nous accomplissons, au niveau que nous atteignons en ce moment. Si vous êtes une personnalité du sport, votre apogée est atteinte à un âge tellement jeune. Ici, il n'y a aucun plafond. Je crois que si vous venez nous voir aujourd'hui, vous voyez le meilleur E Street Band qui ait jamais joué.

Nous avons arrêté de jouer en 1988 et n’avons pas rejoué jusqu'en 1998, donc si je regarde un gosse de 20 ans dans le public, ils n'étaient pas nés quand nous avons arrêté de jouer. Il y a un plaisir immense à monter sur scène et à voir ces personnes dont vous savez qu'elles n'auraient jamais pu voir le groupe si vous n'aviez pas repris votre bâton de pèlerin. Voir ces personnes s'impliquer dans toute votre musique, la nouvelle et l'ancienne, est fascinant. Ce n’est pas que vous soyez épuisé ou lassé, mais il y a toujours un soir, peu importe votre état de fatigue, quand vous êtes sur la scène au cours de cette soirée où vous vous dîtes, ''Oh mon Dieu, c'est tout simplement merveilleux''.

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Manchester, TN (Boonaroo Music & Arts Festival) - 13 juin 2009
Vous avez également eu la chance d'avoir gagné beaucoup de nouveaux fans dans les festivals comme Bonnaroo. Je pense que vous avez convaincu beaucoup de monde cette année avec Santa Claus Is Coming to Town.
 
(Rires) Il faisait chaud, dans les 95 ° (35 ° C, ndt), mais pourquoi pas ? Nous avons joué dans des festivals pour la première fois lors de cette tournée, et c'était une des plus grandes expériences parmi toutes. Ça a été une révélation. Quand nous avons joué à Glastonbury, c'était la même chose: on monte sur scène et il y a comme 100,000 gosses d'une vingtaine d'années ou moins. C'était amusant de partager l’affiche avec d’autres groupes, et c'est quelque chose que je referai dans le futur.
 
Tout a commencé quand j'ai rencontré des jeunes d'une vingtaine d'années à la sortie d'une pizzéria à la fin des années 90 et ils ont dit, ''Nous sommes de grands fans mais nous n'avons jamais vu le E Street Band''. C'était à Freehold, ma ville natale. Deux types, de grands fans, n'avaient jamais vu le groupe. Je me suis dit, 'Waouh''. Ces deux dernières années ont dépassé l'échelle de Richter, mais toute la décennie n'a été que du bon temps pour nous.

Quand avez-vous commencé à prendre les requêtes du public ?
 
Les gens amenaient toujours des pancartes avec des requêtes et on se disait, ''Faisons celle-là, faisons celle-là''. Puis à un moment donné – je crois que c'était vers la toute fin de la tournée Magic – nous avons simplement commencé à en jouer un peu plus, et les gens ont commencé à apporter plus de pancartes. Puis nous avons commencé à prendre des requêtes inhabituelles et à jouer des chansons que nous n'avions jamais jouées auparavant, en se fiant simplement à la mémoire collective que le groupe avait de l'expérience musicale individuelle de chacun, en tant qu'adolescent. Nous avons fini avec un système où l’on passe assez rapidement d’une chose à l’autre.

Combien de chansons avez-vous dans votre arsenal ?
 
Depuis la tournée Magic, je crois que nous avons joué plus de 150-160 chansons – peut-être plus, parce que nous jouons beaucoup de choses une seule fois.

On m'a dit que vous avez joué 43 chansons différentes au Spectrum à Philadelphie sur les quatre soirs.
 
Oui, nous avons fait un spectacle différent chaque soir, dont le tiers ou la moitié était différent. Si vous nous voyez deux ou trois soirs de suite, vous entendrez peut-être 35-50 chansons différentes. Nous suivons la fin et le début de la setlist, et puis il y a une petite section à l'intérieur où ça glisse et dérape, selon ce qui se passe avec le public et ce que je pense que le groupe peut réaliser. Ça permet aux fans d'apporter une contribution au spectacle d'une manière qui apporte de l’énergie à tout et anime la soirée. Nous avons fait des trucs des Ramones, des Clash, de Tommy James: toutes sortes de musiques que nous avons appréciées à l’époque de ma génération.

De vos débuts avec Steel Mill et en avançant, vous êtes-vous toujours concentré sur le fait de rendre les spectacles si spéciaux ?
 
Oui, parce qu’il faut comprendre qu’on vit et qu’on meure en fonction de ce qu’on arrive à faire sur scène. Vous n'aviez pas de disque. Pour attirer 1,000 à 2,000 personnes sans aucun album, ce que nous faisions à la fin des années 60, il fallait pouvoir offrir une performance excitante. A cette époque-là, nous étions 4 dans le groupe – moi, Danny (Federici), Mad Dog (Lopez), Steve (Van Zandt) – et nous devions être capables d'attraper les gens immédiatement avec de la musique qu’ils n’avaient jamais entendue. C’est ce qui nous a menés à Rosalita, Kitty's Back, Thundercrack. Ce type de chansons était en fait les produits finis de choses longues, presque de rock progressif, que j'ai faites après Steel Mill, avec des changements de temps et des changements d'arrangements. Elles m’ont en quelque sorte permis d’apporter mon expérience acquise avec Steel Mill aux influences soul et rythm & blues de mes premiers enregistrements. Si vous avez entendu Rosalita ou Kitty's Back sur scène et que vous n'aviez jamais entendu le disque, elles fonctionnaient tout de même. Il fallait avoir des performances live pour survivre.

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Hampden Park, Glasgow (Écosse) - 14 juillet 2009
Quand et pourquoi avez-vous décidés de jouer des albums complets ?
 
Nous avions fait tellement de concerts et on s’apprêtait à revenir une fois de plus, donc on s'est dit, ''Ok, qu’est-ce qu’on peut faire qu’on n’a pas encore fait ? Essayons de jouer certains des albums''. Certaines personnes commençaient à le faire, l'idée semblait bonne, et puis mon public a fondamentalement appris toute ma musique sous la forme d'albums. Les gens amenaient Born To Run à la maison et le passaient du début à la fin des centaines de fois; ils ne sautaient rien au milieu. Et nous avons enregistré des albums – ils nous ont pris beaucoup de temps, et nous les avons construits pour qu'ils durent. L'idée est, ''Il n'y a rien de dégueulasse sur ce truc'', et nous avons passé des mois ou des années ou quel que soit le temps que ça a pris pour essayer d'être certains qu'il en soit ainsi.

Donc les albums se jouent vraiment bien, et je pense que quand vous les entendez, vous vous dites, ''Whaou, je ne pensais pas que toutes ces chansons étaient sur un seul album'', que ce soit Darkness On The Edge Of Town ou The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle. Ces disques sont remplis de chansons qui durent depuis 30, 35 ans. C'était simplement une manière de revitaliser le show et de faire quelque chose de séduisant et d’amusant pour les fans, mais l'idée a fini par devenir une expérience émotionnelle bien plus grande que je ne l'aurais imaginé.

Vous attaquer à votre double-album The River a du être un marathon ?
 
C'était un voyage. C'est fondamentalement un disque de groupe de rock, mais il était composé de 20 chansons. Je l'ai séquencé pour qu'il ressemble à un concert, vous avez donc 4 chansons rapides et deux ballades. Il sonnait vraiment bien quand nous l'avons joué. Nous avons appris Cadillac Ranch et I'm a Rocker, qui, je me rappelle, fonctionnaient toujours bien sur le disque, et bang, on a reçu un coup sur scène. Nous étions en quelque sorte en train de vivre cette expérience de la première fois, exactement comme le public.

Vous savez ce que vous allez faire avec certains de ces spectacles, comme sortir un DVD ou un album ?
 
Nous n'avons rien planifié. Ils ont été filmés, mais je ne sais pas s'ils ont été filmés pour être commercialisés. Pour l'instant on va voir ce que nous avons. Mais c'est quelque chose que nous avons vraiment commencé à faire pour rendre la tournée excitante à ce stade. 

Cette tournée a eu des airs de véritable célébration. Est-ce qu'il se pourrait que ce soit la dernière course pour le E Street Band ? 

Non. Nous n'y pensons même pas. Nous jouons à présent devant un public qui nous survivra. Mais dans le même temps, le groupe est très, très puissant en ce moment. Et ce qui explique en partie qu’il soit aussi puissant, c’est qu’il porte avec lui une histoire qui s’accumule. Vous venez voir 35 années d’un train qui trace son chemin toujours plus vite, et vous allez vous trouver dans sa locomotive. Nous attendons avec impatience les très nombreuses années où nous allons faire des tournées, jouer et y prendre du plaisir.

Ça doit être très instinctif après toutes ces années.
 
Il n'existe pas deux spectacles similaires, et c’est pour cette raison que les gens payent. Ils nous payent pour être présents à fond, pile à ce moment-là. Nous montons toujours sur scène avec cette idée en tête, et je pense qu'avoir ce poids massif derrière nous pousse le groupe jusqu’à un autre niveau. Et que vous ayez 15, 19, 24 ou 60 ans, vous venez et dites, ''Il y a Clarence Clemons'' et je me tiens à ses côtés, comme je le faisais il y a 35 ans. Pour nous et pour le public, cette continuité est une chose puissante. Elle assemble notre vie, et c'est ce que nous voulions faire. Nous voulions faire de la musique qui assemble votre vie, aussi bien que la nôtre, et vous vivez une expérience commune avec nous.

Giants Stadium, East Rutherford (NJ) - 09 octobre 2009
Certains groupes s'écroulent sous un tel poids.
 
Une partie n'est que de l'ADN, votre personnalité et la façon dont vous êtes construit. C'était simplement quelque chose pour lequel nous étions faits. Tous les groupes ont eu des hauts et des bas – peut-être n'en avons-nous pas eu autant que d'autres groupes, mais nous avons eu notre part. Nous avons été séparés pendant 10 ans, et donc toutes ces choses font également partie de notre expérience. Mais je crois, surtout quand nous nous sommes retrouvés à la fin des années 90, que tout le monde a réalisé, ''C’est une partie spéciale de ma vie et je veux que ça continue à en être ainsi''. Et tout ce bagage excédentaire a été complètement laissé derrière nous. Il n'y a pas beaucoup d'autres groupes que vous pouvez regarder et ainsi voir la même situation.

Que n'avez-vous pas fait que vous aimeriez encore faire ?

Et bien, je m’apprête à le faire d'ici une heure maintenant. Je l'attends avec impatience. Tout n'est qu'instant présent. Ce que je veux faire est ce que je suis en train de faire, sauf que je veux le faire ce soir un peu mieux que je l'ai fait hier soir. Je veux aujourd'hui écrire de meilleures chansons pour ma vie et la vie de mon public. Nous avons fait des disques ces 10 dernières années qui ont trouvé une place aussi essentielle dans la vie de mes fans que n’importe lequel des disques que j’ai faits par le passé. Ils parlent de la personne que vous êtes, de la personne que je suis, du lieu où nous sommes, du lieu où nous vivons, et ce que nous allons faire. J'attends juste avec impatience de monter sur scène dans une heure et de scruter ces visages comme je le fais depuis ces 35 dernières années.

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