Backstreets, 16 avril 2008

The Backstreets Interview



Comme la plupart des électeurs le savent maintenant, Bruce Springsteen vient de donner son soutien officiel à Barack Obama pour l'élection présidentielle 2008. Dans le souci de mieux expliquer à ses fans sa position et ses idées, Springsteen a invité à déjeuner les journalistes de Backstreets dans sa propriété de Colts Neck, New Jersey, pour une série de questions/réponses à bâtons rompus.

Était-ce difficile pour vous d'en arriver à cette décision de soutenir officiellement le Sénateur Obama, avant même que le processus des primaires au sein du parti démocrate ne soit terminé ?

Euh, j'y ai songé, mais... je pense, j'ai eu le sentiment que j'en avais vu assez, que j'étais arrivé à un stade où je pouvais dire à mon public, voici notre homme. Ce n'est pas que je ne respecte pas le Sénateur Clinton - où même le Sénateur McCain, étant donné les sacrifices qu'il a faits pour ce pays - mais... le Sénateur Obama... je pense que c'est l'homme politique qu'on rencontre une seule fois dans sa vie. Ou peut-être deux, parce que la dernière fois que j'ai vraiment vu quelqu'un capturer l'imagination nationale de cette façon, c'était, vous le savez bien, Bobby Kennedy (1). Mais à cette époque-là, je ne m'impliquais pas dans la politique... Je ne pense pas que je comprenais vraiment ce que RFK voulait dire, même si je ne pouvais m'empêcher de reconnaitre la puissance qu'il avait apportée, qu'il suscitait. Donc... je pense qu'être ici et qu'être où je suis aujourd'hui et de voir en Obama cette même énergie et cette même vision et de ne rien dire à ce stade-là... c'est trop dur pour moi de rester en retrait plus longtemps.

Avez-vous dépassé le stade où vous vous inquiétez de mécontenter les fans conservateurs purs et durs, ceux qui ne comprennent pas vraiment la réelle signification de votre musique, contrairement à vos fans démocrates ?

J'ai dit quelque chose dans une interview donnée à Rolling Stone, je crois, avant (la tournée) Vote For Change. J'ai dit que je voulais que mon public s'unisse d'une manière plus forte pour un objectif commun. Et je crois que c'est simplement un développement de ce que je fais depuis toujours. Je ne pense pas qu'à ce stade-là quiconque devrait être choqué.

Donc, vous ne vous inquiétez pas de vous mettre à dos...

Les temps sont horribles. Les temps sont horribles. Purement et simplement. Les ravages infligés à l'Amérique ces huit dernières années - à l'Amérique et au monde - les enjeux sont tels que je crois que les gens doivent choisir leur camp.

Donc, c'est du style, "si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous", à l'envers.

(Rires) Euh... et bien, ce ne serait pas les mots que j'emploierais. Mais à un moment, je crois que si vous vous investissez dans ma musique, il est difficile de ne pas s'intéresser à mes idées politiques. Il y a peut-être des gens qui veulent juste dépenser leur fric, danser et bien s'amuser. Et Dieu sait que nous ne sommes pas contre prendre leur fric... mais, si je devais être honnête sur ce point, je trouve difficile de croire que quiconque s'intéressant à ma musique ne suivrait pas mon engagement politique.

Comment répondriez-vous aux "faucons de guerre" (2), ultra-conservateurs, qui pourraient se demander pourquoi vous êtes maintenant aussi impliqué dans la politique... à un stade de votre vie où vous n'avez aucun souci financier et que vous n'avez rien à perdre ? Est-ce simplement le fait d'avoir empoché leur argent et de pouvoir leur dire maintenant ce que vous pensez réellement ?

(Rires) Exactement.

Qu'en est-il de l'accusation d'être élitiste... qu'il y a quelque chose, qu'il y a un air de supériorité de votre part à dire aux autres pour qui voter ?

Les hommes d'affaires s'intéressent au prochain président. Les avocats aussi. Les groupes de pression. Pourquoi pas les artistes ? Si pour Warren Buffet (3) et Sam Walton (4) il y a un enjeu, pourquoi pas pour Bruce Springsteen ?

Je crois que Walton est mort. Mais peut-être que l'idée la plus importante... c'est que les gens ne se tournent pas vers Warren Buffet pour trouver du réconfort dans les moments les plus douloureux de leur vie... les gens ne se tournent pas vers Bill Gates (5) pour célébrer leurs moments les plus heureux. Les gens utilisent Bruce Springsteen pour le faire.

Oui, oui. Il y a de cela. Je l'ai déjà dit: la musique que les gens choisissent d'écouter... c'est un des choix les plus personnels qu'une personne puisse faire. C'est un honneur de faire partie de leur vie de cette façon. Je ne veux pas le perdre. Et comme je l'ai déjà dit, en tant qu'artiste dans cette position, vous laissez vos empreintes dans l'imaginaire des gens.

N'est-ce donc pas une mauvaise chose si les gens vous font entrer dans leur vie depuis si longtemps pour cette raison... en profiter dans un but politique ?

Et bien... je ne sais pas, je pense que les enjeux sont si importants en ce moment qu'il faut choisir son camp, vous savez.

Qu'il faut être "soit avec E Street, soit contre" ?

(Faisant non de la tête) Non, non, ce n'est pas ça.

La violence actuelle et insensée en Irak est-elle le principal facteur qui vous motive pour continuer à développer votre engagement politique ?

Oui et non. La guerre joue un très, très grand rôle. Ce que nous avons fait... Vous savez, depuis des années, je maintiens des liens amicaux très forts avec Bobby Muller (6) et c'est... pour lui... nous avons fait des concerts à [Washington] DC et nous sommes allés rendre visite aux blessés au Walter Reed (7). Des hommes courageux, des hommes bien. De grands soldats. Et Bobby, qui a travaillé toute sa vie pour empêcher un autre Vietnam, quand il me regarde et me dit, "C'est reparti, c'est reparti". Il vous brise tout simplement le cœur. Donc, il n'y a aucun doute que la guerre a grandement influencé ce que nous avons fait ces dernières années, depuis plusieurs années maintenant. Mais il n'y a pas qu'elle. Il y a aussi, je crois, le fait de vieillir, de devenir père, d'être plus concerné par ce qui ce passe, par la manière dont les dés sont lancés. Le désir de vouloir influencer, d'une certaine manière, est, je pense, tout à fait naturel. Mais au-delà de la guerre, je pense que ce qui me pousse, c'est l'arrogance que nous avons vue. Pas simplement l'arrogance d'engager ce pays dans une guerre coûteuse et complètement inutile, mais l'arrogance que le gouvernement et que la droite ont montré dans leur manipulation du peuple américain. C'est essentiellement le sujet sur lequel je chante sur Magic, c'est ce dont je parle chaque soir. L'idée que Karl Rove (8), et les Swifters (9) et toute la machine politique de la droite - avec les grands médias souvent volontairement complices - l'idée qu'ils peuvent simplement fabriquer la vérité de toute pièce est incroyable.

Certains disent que la "magie" à laquelle vous faites référence n'est pas exclusive à la droite. Est-ce qu'il n'y a pas d'hypocrisie à condamner les Swifters, alors que Dan Rather (10) utilise de faux documents sur le président, qu'il présente comme des informations ? Est-ce qu'il n'est pas incorrect de condamner Karl Rove d'un côté et d'inviter quelqu'un comme Michael Moore (11) à vos concerts, quand il a été démontré, aussi bien par la droite que par la gauche, qu'il utilise souvent des tactiques suspectes pour présenter la "vérité" dans ses documentaires ?

Oui, oui. Et bien je crois que les documentaires de Michael n'ont jamais tué personne, vous savez.

Mais est-ce que la manipulation de la vérité est alors rendu acceptable...

(Interrompant) Je crois..., ce à quoi je repense, c'est qu'en grandissant, je demandais à ma mère, "Sommes-nous démocrates ou républicains ?" Et elle me répondait "Chéri, nous sommes pour les démocrates parce que les démocrates sont pour les pauvres, les ouvriers".

D'accord, mais avoir recours à cette jolie histoire sur votre maman et les démocrates qui sont "pour la classe ouvrière", n'est-ce pas vraiment une de ces réponses qui n'en est pas une, bête et hyper-simpliste, le genre de truc que Bush dit tout le temps ?

...

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On devrait peut-être passer à autre chose... avez-vous déjà pensé qu'en faisant ouvertement campagne pour un candidat spécifique, vous affaiblissez votre capacité à atteindre un plus large public avec les idées progressives de votre musique ?

Hmmm... je ne sais pas. Comme je l'ai dit, les temps sont horribles et les enjeux sont trop graves pour ne pas choisir son camp.

Ne pensez-vous pas parfois, pourtant, que vous vous marginalisez et par la même occasion, vous vous limitez à "prêcher pour votre paroisse" ?

Non, je ne peux pas m'en inquiéter. Comme je l'ai dit, je pense que c'est la continuité de ce que je demande à mon public depuis 2004, de se réunir de manière collective vers des objectifs spécifiques qui transforment peut-être les idéaux inhérents à ma musique, des idéaux profondément américains, en une forme d'action plus concrète.

Alors, vous ne craignez pas, si vous êtes moins à l'écoute de votre public que, comme le président, vous puissiez vous retrouvez avec une base réduite, mais d'une grande loyauté, qui vous apporte un soutien aveugle quoi qu'il arrive ?

(Rires) C'est la deuxième fois que vous me comparez au président. (En imitant la voix et le regard de l'Inspecteur Harry) Vous avez de la chance, mec (rires).

Si vous étiez un jeune rebelle de 18 ans et qu'un homme d'une cinquantaine d'année, père de trois enfants, vous disait pour qui voter, comment réagiriez-vous ?

(Rires) Fils de... d'accord. Si j'étais un jeune de 18 ans, intelligent et rebelle, je m'intéresserais peut-être à ce que le vieux fou a à dire.

Ok, une dernière question politique avant de passer à la musique. Après l'ouragan Katrina, vous avez surpris beaucoup de monde en disant que vous pensiez que si John Kerry (12) et John Edwards (13) avaient été élus, l'ouragan aurait pu être évité. Plus spécifiquement, vous parlez de la formation secrète du Sénateur Kerry à la magie vaudou et de l'appartenance du Sénateur Edwards aux forces de La Lanterne Verte (14). Vous avez dit, à l'époque, qu'ils auraient pu utiliser leurs pouvoirs respectifs pour éloigner la tempête de la Nouvelle-Orléans et faire également un écran protecteur aux équipes de secours pour qu'elles arrivent plus tôt.

Je crois que nous nous égarons, c'est typique de la manière dont nous gérons les affaires publiques en Amérique aujourd'hui et nous avons vu les mêmes choses avec les critiques à l'encontre d'Obama depuis la semaine dernière. Le problème n'est pas la destruction criminelle de la FEMA (15), ni que la Nouvelle-Orléans souffre encore trois ans après. Ce qui compte, c'est que Bruce a dit que John Kerry aurait pu éviter Katrina. Pour ce que mes paroles valent, je pense qu'il aurait pu l'éviter. John Glen (16) m'a dit que cet homme était un sorcier très puissant et que le contrôle des intempéries n'aurait pas été un défi pour lui. De la même manière, John Edwards - qui n'est pas membre de la Lanterne Verte, comme on me l'a fait dire - est en fait un officier de réserve, mais il a accès à un cercle d'influence et je pense que c'est certainement beaucoup plus que ce que Dick Cheney (17) avait à offrir.

Duck ! (personnage de dessin animé, caricature de Dick Cheney)

(Rires) Exactement, exactement... alors, parfois, nous avons tendance à nous laisser distraire en Amérique. Mais pour en revenir au sujet, ce qui est extraordinaire concernant Barack Obama, c'est qu'il représente cette force incroyable, ce moteur de changement, et sans, à ma connaissance, l'aide de quelques tours de passe-passe animistes ou grâce à des entrées au Ministère de la Justice. Alors, je trouve que c'est plus impressionnant.

Mais ne serait-ce pas mieux s'il avait ces pouvoirs extraordinaires ?

On m'a dit qu'il connaissait Batman... lui et Bruce Wayne se sont rencontrés une fois à Hawaï... alors je pense qu'en cas de problèmes sérieux, il pourrait certainement le contacter, ainsi que d'autres.

La plupart des super-héros semblent soutenir les démocrates.

Des gens intelligents, que dire d'autre. Mais pas Iron Man par contre. Un républicain pur jus.

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Nous trahirions nos lecteurs si nous ne vous posions pas de questions sur les futures sorties... Nous avons tout entendu, d'un Magic Part II, à une édition spéciale de Darkness, jusqu'à un album pour Noël.

Concernant certaines choses que nous avons enregistrées pour Magic... il y en avait beaucoup et je tiens à les revisiter pour, ensuite, sortir quelque chose... quelque chose pour le public de façon rapide... beaucoup plus rapide que ce que j'ai fait par le passé. Il y a aussi Tracks II, qui traîne sur une étagère, mais je ne crois pas que vous verrez ces deux projets sortir cette année de toute façon. Je suis plus confiant pour Darkness, pour une sortie similaire à ce que nous avions fait pour (le trentième anniversaire de) Born To Run. Vous savez, ces chansons ont constitué une telle base pour ce que représente ma musique, ces trois dernières décennies, qu'elles restent encore les références de ce que j'essaye de dire, aujourd'hui plus que jamais.

Et l'album de Noël ?

Oui, c'est quelque chose dont je vais m'occuper après les élections. J'aimerais le faire rapidement, peut-être avec les musiciens des Seeger Sessions, ou peut-être avec eux et les membres du E Street Band. Je veux l'enregistrer live et rapidement pour arriver à saisir ce que nous ressentons quand nous arrivons à une fête de Noël et que les gens ont déjà trois verres d'avance sur vous.

Ce ne sera donc pas du matériel original ?

Non, je l'ai déjà dit, j'ai toujours pensé qu'il y avait des trésors cachés dans ces vieux show de Rankin-Bass (18) de fin d'année.

Vous voulez dire comme Rudolph, le Reine au Nez-Rouge ?

En effet, Rudolph et sa suite pour le Nouvel An, ainsi que Santa Claus Is Comin' To Town et bien sûr The Year Without A Santa Claus.

Et vous feriez des reprises...

Je me penche encore sur le choix des chansons, mais je pense que les thèmes exprimés dans ces anciennes émissions spéciales sont tout à fait adaptés à la situation actuelle. La lutte de Kris Kringle contre l'autoritarisme anti-jouets du Burgermeister... l'altérité de Bumble-Beast... les problèmes d'identité sexuelle et d'isolement de Hermey... Le manque de confiance du Père Noël en ce monde. Il y a beaucoup de choses à exploiter et à transformer en une bonne musique de Noël, rétro et entraînante.

On attend avec impatience. Merci de nous avoir accueillis.


Avec plaisir. Rappelez-vous "Oui, nous le pouvons".

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NOTES

(1) Ministre de la Justice de 1961 à 1964, sénateur de New York de 1965 à 1968. Candidat Démocrate à l'élection présidentielle de 1969, il a été assassiné en 1968.

(2) Partisans de la guerre à tout prix.

(3) Homme d'affaires et philanthrope américain

(4) Fondateur de la chaîne de supermarchés Wall Mart

(5) Fondateur de Microsoft.

(6) Fondateur de l'association Vietnam Veterans of America.

(7) Hôpital militaire de Washington.

(8) Ancien conseiller en chef et stratège politique de George W. Bush.

(9) Groupe de vétérans du Vietnam ayant mis en cause les états de service de John Kerry.

(10) Journaliste et présentateur vedette sur la chaine CBS.

(11) Réalisateur du documentaire Fahrenheit 9/11.

(12) Sénateur du Massachussets depuis 1985 et candidat Démocrate à l'élection présidentielle 2004, soutenu par Bruce Springsteen.

(13) Sénateur de Caroline du Nord de 1999 à 2005 et vice-candidat Démocrate à l'élection présidentielle 2004.

(14) Bande dessinée américaine, créée en 1940 et publiée chez DC Comics, dont les héros tirent leur pouvoir d'un anneau vert en forme de lanterne.

(15) Agence Fédérale des Situations d'Urgence.

(16) Astronaute américain et sénateur Démocrate de l'Ohio de 1974 à 1999.

(17) Vice-président de George W. Bush.

(18) Maison de production spécialisée dans les films d'animation pour Noël.

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Photographie Danny Clinch

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